IV
Si les plages font d'ordinaire office de laminoir pour le flot qui s'en amincit et tente un instant de s'y prélasser en un mouvement tournant, il est des jours où la mer n'est pas d'humeur à paresser. Et la voici debout, et qui le prend de haut.
Que l'homme pressente donc, par cette tranche, l'épaisseur de l'élément ! L'horizon marin toujours le domine, mais il s'en tient, le plus souvent, à distance infinie. Alors qu'ici, tout proche, il l'écrase de ses hauts névés – en pleine floraison ! – Devant lui est non la montagne avec ses pics et ses vallées, mais le rebord d'un haut plateau qui ne cesse de s'effondrer et de se rétablir.
La seule immensité d'une mer calme, frangée de quelques terrasses d'écumes, nous en impose. Que dire d'une gigantesque paroi traversée d'un perpétuel séisme, que nous voyons s'écrouler vers nous ?
Nous avons beau nous tenir à distance – respectueuse, on nous menace d'une puissance qui s'accroît du désordre ; et la poussée, à plein torse, nous vient à la fois du tumulte effervescent, et du bourgeonnement anarchique de monstrueuses cicatrices.
Issu d'un bouillonnement de résurgences, un torrent d'air nous fouette – et nous pille.
J'aime les rivages tels que celui-ci, dépourvus d'écueils et de falaises : l'océan n'y est détourné, dévoyé, par des obstacles à assaillir. Bandé pour le bond, il déploie, exhale à volonté son entière énergie – qui se mue en embruns que reçoit notre visage, dans une sorte de communion mystique.
Celui qui contemple une mer au repos voit sa puissance se sublimer dans l'espace. Mais qu'elle se masse, elle se fait défis en escalade, fulminations et détonations étagées. C'est là, au pied de la muraille d'enceinte, face à l'inépuisable profusion de muscles, de souffles, de sourd vacarme, que l'homme peut le mieux prendre mesure de lui-même ; là que les yeux, les oreilles, peuvent le mieux se représenter le Déluge envahissant la Terre.
Quand l'étendue marine se ramasse et se fait édifice, il n'est Tour de Babel qui la surmonterait.
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V
« Reverdie, selon le Littré, est le nom donné en certains lieux de la Bretagne aux grandes marées qui arrivent au défaut ainsi qu'au plein de la lune. »
La belle image ! L'étendue marine, par temps calme, peut nous sembler une forêt vierge à vol d'oiseau. Mais la reverdie, c'est la forêt de feuillus qui, après sa dormance, se soulèverait, envahie de sève brute, foisonnante de son feuillage.
L'œil ne voit là que des arbres de basse tige ? Pour l'oreille, un tronc immatériel s'élève dans l'espace, fait des mille troncs enchevêtrés des mangroves.
Il arrive à l'océan de se rassembler jusqu'à ressembler à un bulbe où le temps se concentrerait. On y médite ? On y sommeille ? Hérissé de follicules, le flot y attend le signal qui jette les migrateurs vers d'autres contrées.
Signal reçu, les eaux se débondent, résurgence de puissants fleuves qui s'entremordent. Ah ! paraître au jour et s'y dégourdir et déborder, n'importent le désordre et le tumulte !
Le bleu est pour les mers qui se veulent complaisantes aux oisifs. Vertes sont les frondaisons de printemps, verte sera l'ombre qui s'attache au revers des vagues ! Mais l'efflorescence y a la crudité des cœurs de palmier, des cœurs de laitue, de salade frisée qu'on fit blanchir. Et la mer de reverdie, de pousser vers la terre des eaux plus vierges que celles qui se déposent en palmes sur les plages.
À reverdie des flots, reverdie du vent. Celui qui souffle sur les campagnes s'émousse à se heurter à un relief ; il s'empêtre dans les feuillages. Au vent de reverdie, on ouvrit, par-delà l'horizon, les portes d'une écluse, et il se rue en droite ligne vers la côte, ayant effleuré névés, jeunes luzernes, cressonnières, champs de citrons verts, canaux à l'aube… Roide, il vous décharne la tête, affûte le tranchant de vos dents. Il insuffle vigueur et nouveauté au jour, quand celui des terriens est, dès l'aurore, un jour ancien.
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On parle plus couramment de grande marée, de vives eaux. Mais l'ampleur, la vivacité, ne sont-elles pas inhérentes aux eaux océaniques ? Ce n'est donc pas assez dire, et la langue populaire a trouvé l'image qui, le mieux, suggère le réel. D'une mer qui, à en croire la Genèse, serait immémoriale, on attendrait la sclérose, la décrépitude qui n'épargnent pas même les monts. Le fervent de l'océan lui sait gré d'une reviviscence périodique où il se montre en son état originel. Ses tempêtes nous subjuguent, mais sa puissance s'y disperse en vaines gesticulations. Voici, prodigués à foison, dynamisme et verdeur, y compris de langage ! Et le rivage s'en raidit ; et l'intense, plus vif d'être débridé, devient notre climat. L'exaltation des flots nous gagne ; l'action de grâces nous monte aux lèvres : « Tu es, pour ce monde harassé (et pour moi) regain, recrudescence. Le recrû sur la vieille souche de la Terre. Tu es, gratuite, inépuisable, pure énergie. Reverdis l'homme qui désapprit à voir, à s'ébahir ! … »
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Clichés Ph. Giraudin
Clichés Ph. Giraudin