CONIFÈRES
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J'aime l'arbre, sa façon de s'arracher de terre, de se la soumettre, un pied sur le torse de l'adversaire défait, puisant en lui sa substance ; tirant d'un sol inerte, une masse de limbes qu'il organise, étage, brandit, et qui s'épanouissent en geyser suspendu dans sa retombée.
Pour le contempler du collet au faîte, je dois m'en éloigner et lever la tête, quand il est tant de situations qui nous obligent à tenir les yeux baissés ou à hauteur d'homme. À ne rencontrer que des couleurs éteintes, quand sa feuille ultime, par laquelle il paraît se sublimer, a l'éclat d'une pointe de gypse.
Je sais gré à l'arbre de rompre les lances du soleil des jours torrides ; de leur opposer la cascade de son feuillage sur laquelle se morceler. De me porter un toast dans la touffeur de l'air, et quel breuvage vaut l'ombre végétale qui vous resserre les pores ?
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Je devrais aimer tous les arbres. Pourquoi certains ne sont-ils pas « mon genre » ? Mais tout ce que je viens de dire, ne célèbre-t-il pas les seuls feuillus ?
Sapins, mélèzes, épicéas, ne me sont de rien. Qui aime est souvent injuste pour ce qui s'écarte de ses représentations mentales. Je vois – à tort ! – dans les conifères, des épures d'arbre, branches sagement disposées, en décroissant, comme arêtes d'un squelette de sole. Si hauts soient-ils, tout leur aspect appelle en moi le mot de malingre.
Ce n'est pas l'humus, la glèbe, le terreau, que leur feuillage proclame, mais la gâtine, la silice. Et qu'est-ce qu'un feuillage, ô mélèze, qui laisse de haut en bas, telle une persienne, filtrer une clarté de ciel d'hiver ? À moins que ces aiguilles simplistes qui ont l'air d'être là pour mémoire, aient pour objet de nous faire admirer, par la diversité des limbes, des folioles, quel génie avait l'ancêtre du Matisse des papiers découpés.
Conifères sont arbres jansénistes qui inclinent l'âme aux élancements. Je me reconnais mieux dans les feuillages joufflus du châtaignier, du hêtre, du chêne, qui puisent à longs traits en cette Terre où je vis. En eux, la nuit se replie, se fait demi-jour en attendant son heure, quand le mélèze ou le sapin ne peuvent lui offrir de refuge.
Feuillus ! Par vous, les forces telluriques, trop comprimées, fusent, explosent en une profusion de lamelles vertes. Et cependant, comme à vous voir, vous faites augurer d'un environnement de sol arable immémorial où s'exercent les vertus paysannes de constance et d'opiniâtreté !
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On s'enfonce dans une forêt de feuillus ondoyé de chlorophylle comme d'une eau lustrale, réconcilié avec soi, sens assourdis, alors qu'on doit marcher parmi les mélèzes, le regard bridé d'horizontales ; à chaque pas effleuré par le minéral.
Des limbes, émane un baume qui étanche votre soif, eût-elle gagné votre peau entière. L'ombre élimée du conifère avive par défaut votre mésaise : un allègement vous était dû, qu'on vous refuse.
Suis-je injuste ? Je vois, de saison en saison, la forêt de conifères peinte en grisaille et ce n'est pas même le gris argenté des oliviers, si liquide sous le vent, mais celui des gravures où abondent les tailles parallèles du burin.
On ne peut suivre, sur ces arbres, la suite des jours, sauf par la neige qui leur sied dont ils se font l'ostensoir.
Je sais en revanche, par les feuillus, qu'une forêt peut devenir fanfare, clairons haut levés ; les branchages allongés faisant office d'instruments de percussion.
Ce qui était amas de vertes lentilles d'eau, devient étagement de cuivre et d'or battus. L'opulence, la prodigalité implicite, proches ou lointaines, réchauffent le regard quand reflue l'azur.
– « La vie, de nous, va de longs mois se retirer, mais avant que nous entrions en dormance, qu'on sache la richesse de notre palette, à en accabler un peintre impressionniste, face à une forêt de hêtres à l'automne. »
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« Automne ma saison mentale », chantait Apollinaire. Voici les jours où tant de bleu – ô mer ! –, où tant de vert – ô frondaisons ! – dont nous fîmes provision, subissent une transmutation qui nous fait apparaître « l'or du temps », où puiser durant l'hiver, « saison de l'art serein ».
Les feuillus se dépouillent dans une débauche de ducats, à la volée. Et la forêt est galion éventré par grands fonds, au retour des pays de l'Inca. Une forêt où toute femme pourrait se croire Danaé.
La mélancolie y est diffuse ? Le pied y froisse des feuilles sèches, comme autant d'assignats ? Il y a, tel un levain, une sourde exultation, dans la mélancolie de ce qui se passe, mais reviendra. Et nous recréerons, dans l'âtre, pour l'arbre mort, ses fastes colorés de pavot, de pivoine et d'azalée en fleur.
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Si peu d'inclination que j'aie pour les conifères, comment n'en pas excepter le pin maritime ? Du moins celui des Landes, car que me fait celui qui tire sève, résine, du sol et du ciel méditerranéens ?
La rectitude, d'un jet, de son fût, fruit d'un dépouillement graduel, permet au pin des Landes, de fuser parmi ses congénères vers la lumière, et là d'y rayonner à longs cils en bouquets radiants.
À prendre la route de l'extrême Sud-Ouest, on le voit enfin paraître, en formations discontinues, puis en troupe serrée comme pluie d'abat, l'horizon haché de pilotis. Jusqu'à ce qu'au terme de votre course, la forêt écarte les pans de son rideau, vous découvrant, seule en scène, l'horizontale en sa perpétuelle genèse, comme engendrée par cette ligne, au plus loin, qui vous incise le regard.
Les pins écartés ainsi que d'un revers de manche sur la table, voici, objet de nos vœux, la pure étendue. Le règne végétal relégué dans nos marges, nous n'avons plus d'yeux que pour le sable, l'onde, et leurs multiples façons de s'accoler, dans la hargne ou la conciliation. Le soleil – auquel nous avons droit ! – lustrant leurs joutes.
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Il est pourtant des jours où le ciel ne tolère pas les oisifs sur le rivage ; où la hargne est générale, où les airs se pourvoient de fines aiguilles de glace.
On peut alors interposer une vitre entre l'agressivité universelle et nous ; on peut aussi se replier en la forêt proche.
Elle nous accueille dans la tiédeur résiduelle des beaux jours. Elle nous ménage, en sous-bois, une strate de silence que soulignent les frondes des fougères ; qu'érafle la chute d'un rameau mort ; que paraphe la flammèche d'un écureuil entre deux troncs.
Mais à hauteur des cimes, comme troupeau de ruminants massés pour faire front au vent ! …
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Par tempête d'équinoxe, le spectateur croit que le flux échoue à franchir la laisse de haute mer. Mais qu'il se réfugie en forêt : c'est tout l'océan qui, s'affranchissant de la pesanteur, passant outre le littoral, fait force de voiles vers les terres. Toute la mer non seulement soulevée, mais vaporisée, qui envahit l'espace, chargée de trains de nuages.
Quand le vent tourmente ses feuilles, on voit l'arbre jeter ses bras au hasard, en homme assailli d'une nuée de frelons. On le voit, cime versée en tous sens, être l'image de la dénégation.
Une forêt de pins des Landes que l'on harcèle sans relâche, se raidit, cimes ployées peignant le vent, égalisant les bourrasques, en laminoir des airs. Si bien que coule au-dessus de nous, un fleuve égal en son estuaire.
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Passage. D'un interminable, d'un invisible convoi. Et que l'espace est peuplé ! De fuites à tire d'ailes d'oiseaux grands voiliers ? D'une profusion de grains infimes qui portent, loin dans les terres, la quintessence de l'océan ? Et là-bas le poète de grand discernement, visage tourné vers l'Ouest, de s'en sentir l'âme enténébrée.
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Des feuillus dans la tempête, s'élèvent des sons sourds d'entrechoquement, de feuillages rebroussés, révulsés. La panique est de mise : celle d'une harde, clouée au sol, qui se verrait attaquée d'une meute de prédateurs. Chaque arbre se démenant comme il peut, dans un tutti de fibres convulsées. On nous dissuade, de toutes parts, de demeurer.
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Mais qui penserait à quitter, pour regagner son gîte, une forêt où prévaut la dignité face à l'adversité ? Nulle vaine gesticulation, mais une multitude qui vous donne une leçon de tenue. Qui, surtout, tel un immense orchestre de monocordes, produit une seule et même note, si apte à se fondre en ses semblables, qu'une puissante monodie s'en élève, grise, mordorée, qui nous restitue, affinée, l'omnipotence océanique.
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Voici, au cœur de l'été, le climat de l'automne que nous masquaient les feuillus ; et combien plus poignante ici est la mélancolie du promeneur solitaire, de n'être liée à la saison, mais inhérente au lieu !
Notre regard pourra bien, demain, retrouver le rivage doré, l'écume allègre, les naïades cuites à point, les accents et les rires de l'insouciance, il en restera infléchi : l'Océan n'est pas un empire dont les confins fourniraient à foison le loisir et la liesse, dans une tonitruante liberté des eaux. Il est puissance nocturne, et « la Bouche d'Ombre » du poète.
Ce que le pin des Landes m'aura confirmé, même si, déjà, la seule rumeur de l'assemblée le laissait entendre.
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Photo Ph. Giraudin
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Photo Ph. Giraudin