CORRESPONDANCES (I)
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Le beau nom, auquel Baudelaire donna ses lettres de noblesse en affirmant que « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », ce qu'illustrent les métaphores de tout poète, de tout prosateur à réceptivité proustienne, décelant, exprimant, les analogies, les synesthésies de la création, car « tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel, comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant. » (« Sur mes contemporains, II »)
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Le mot a d'autres acceptions. Il implique des similitudes en la Nature, entre celle-ci et les productions humaines. Il suppose, entre les êtres pensants, des relations de convenance, d'harmonie, d'intelligence ; lesquelles rendent les échanges aisés, confiants, ainsi qu'à s'entretenir avec soi-même. Et ce, de vive voix ou par écrit, la Poste acheminant en tous lieux vos messages et ceux qu'on vous adresse. Lesquels furent, durant des siècles, le moyen de communiquer à qui, à distance, pouvait le mieux entendre l'état de votre moi, de vos humeurs.
Le papier est neutre. Il accueille indifféremment les remerciements, les louanges, les serments, et les reproches, injonctions, injures ; les fadaises ou les vues profondes. Mais entretenir un commerce épistolaire suivi, suppose, chez l'un et l'autre, l'assurance d'être écouté, voire avec dilection ; d'être apprécié jusque dans les divergences de vues. Vous êtes ignoré de vos proches ou vous les tenez pour incapables de partager vos options, de souscrire à vos choix ? Un être au moins les approuve, quand le commun vous ferait bien douter de vous, et d'abord quand il dénonce votre égotisme.
Ce qui valait pour le tout-venant, ne l'était pas moins pour l'homme de plume en son retrait, en sa solitude de créateur. À cela près que ses lettres, portant la marque de son talent, de son génie littéraires, c'est à bon droit que sa correspondance a pris figure d'appendice de l'œuvre ; a constitué une œuvre en soi, ainsi des Lettres de Mme de Sévigné.
Nombre d'érudits passèrent, passent encore leur vie à rassembler celles d'un écrivain de quelque renom. Puis à les annoter, aux fins de publication. Quitte, pour éclairer la moindre allusion, le menu fait rapporté, à se faire le contemporain de l'auteur élu, le témoin, au jour le jour, de ses rencontres, ses voyages, ses amours.
Un labeur fécond : nous pénétrons dans l'atelier de l'auteur ; nous partageons, avec Flaubert, « la souffrance indicible et quasi expiatoire » du style ; nous tenons le poète, avec Rimbaud, dans sa lettre à Demeny, pour un « voyant », un « voleur de feu » ; nous surprenons tel personnage littéraire au quotidien avec ses soucis, ses faiblesses, à moins qu'il ne farde son propos et ne prenne la pose – exercice où Saint-John Perse, publiant sa correspondance, était passé maître.
À ces manipulations près, quelle aubaine, pour qui s'est attaché à un auteur, de constater qu'il n'est de hiatus entre l'œuvre et l'homme, et que les deux méritent l'estime.
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Y aura-t-il demain des lecteurs pour ce qu'on peut tenir pour un genre littéraire, quand déjà le temps vous manque pour vous immerger dans Balzac, Stendhal ou Roger Martin du Gard ; quand la presse vous assure chaque semaine qu'un chef d'œuvre vient de paraître ? Nous n'aurons certes pas à redouter l'équivalent des treize volumes, en Pléiade, de la Correspondance de Voltaire, mais ce sont par dizaines de volumes, que les auteurs des XIXe, et XXe siècles, se sont répandus en messages et missives auprès de leurs amis, exégètes, critiques, trouvant, prenant le temps d'instruire autrui sur l'avancement de leurs travaux, d'expliciter pour lui leur pensée, sans préjudice de l'informer sur leur humeur ou leur état de santé.
La correspondance littéraire vit ses derniers jours. Elle supposait quelque loisir, une tenue d'écriture qui ne trahisse pas votre pensée, l'agrément du style qui vous est propre, de surcroît.
Il est à présent plus expédient de se borner, du bout des doigts, dans ses formulations. « La vitesse est une impolitesse », disait Cocteau. Comme si l'on avait le temps, désormais, d'être poli, alors que la promptitude a gagné jusqu'à l'élocution, faisant, de toute communication, un éjaculat.
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Je parcours une anthologie de lettres d'amour. Elle s'ouvre sur la correspondance entre Héloïse et Abélard, et s'achève au début du XXe siècle. Y figurent des lettres de grands écrivains ; mais me retiennent d'abord les lettres d'amoureuses qui n'ont laissé d'autres témoignages littéraires.
Un écrivain notoire est rompu aux pouvoirs du style, à leur ascendant, et d'abord sur une âme féminine. Il est souvent malaisé de discerner, sous sa plume, ce qui ressortit à l'amour authentique, et à la convoitise, au désir de conquérir. À moins d'avoir affaire à une rouée, une femme éprise ne calcule, ne sait feindre. Il entre, dans ses cris, une spontanéité, une ingénuité, ou au vieux sens du mot, une naïveté, qui sont garantes de toute absence d'apprêt.
Nul désir de passer à la postérité. Pourtant, on lit encore avec bienveillance, attachement, les lettres d'Adrienne Lecouvreur au Maréchal de Saxe ; de Mme du Deffand à Horace Walpole ; d'une Mme Roland qui mourut sur l'échafaud : « Adieu, très tendre ami […], je ne veux pas t'écrire de douceurs ni d'autres jolies choses d'amours, parce qu'elles ne me semblent qu'à peindre des sentiments modérés. L'amour véritable et vivant n'a d'expression que le silence : je me tais. »
D'une Mme de Condé au Marquis de la Gervaisis : « Adieu, encore une fois, mon ami : on peut changer de conduite quand on a du courage ; changer son cœur, j'ignore si cela est possible. »
De Julie Talma à Benjamin Constant : « Adieu, mon Benjamin. Vous me haïssez peut-être parce que je vous aime. Je vous aime peut-être parce que vous me haïssez. Ne changeons rien à cela, car il m'est très doux de vous aimer ! »
De Sophie de Condorcet à Maillat Garat : « Au nom du peu de bonheur que j'ai pu te donner, au nom de ces serments anéantis que tu m'as fait tant de fois, de ne me quitter jamais, je viens te conjurer de ne pas séparer ta vie de la mienne et d'y réunir celle de la femme plus digne que moi de te posséder. »
De Virginie Dejazet à Arthur Bertrand : « je crois toujours voir dans cette indifférence de ta part une froideur qui me fait douter de ce que tu me dis si bien dans le bonheur. Je tremble alors que cette affection qui est ma vie, je ne la dois qu'au plus ou moins de plaisir que tu trouves dans mes bras. »
De Juliette Drouet …, mais que citer de ses 18000 lettres à Hugo, témoignage de cinquante ans d'un amour extatique, exclusif, si digne quand Mme Biard lui fit parvenir le paquet des lettres du poète, son amant. ?
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Pas une de ces femmes qui se serait prévalue du titre d'écrivain. Elles savaient écrire, simplement, comme on ne le sait plus guère, et l'amour tirait d'elles des accents que l'amant, fût-il un écrivain patenté mais qui « tenait tête à son cœur » aurait pu leur envier.
À lire les lettres de Suzanne Gontard, la « Diotine » de Hölderin ; celles d'Henriette Vogel à Kleist, l'auteur du Prince de Hombourg, de Catherine de Heillbron ; celles de Bettina Brentano à Goethe, jamais ne vous vient à la pensée le sentiment d'une mésalliance intellectuelle, comme si le cœur se soumettait l'esprit et dictait à celui-ci les accents les plus aptes à toucher, à convaincre l'aimé.
Celui-ci, parfois, n'est pour nous qu'une silhouette que l'amoureuse, par ses lettres, a préservé de l'oubli, sans que nous sachions, quand manquent les réponses, de quelle nature fut leur attachement. Ainsi les fervents d'Emily Dickinson scrutent-ils ses lettres dans l'espoir d'entrevoir sa vie affective.
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Il n'y aura plus de correspondances littéraires. Pas davantage de correspondances amoureuses, des premières approches, puis, reddition faite, des plaintes inhérentes aux absences, des reproches, des doutes, jusqu'au dépérissement de l'amour et à la rupture.
Précieuses, pour les admirateurs de Rilke, ses nombreuses amitiés amoureuses. Nous entrons dans l'intimité de l'homme, du poète, par le biais de ses longues et multiples lettres à Lou Andreas Salomé, à la Princesse de La Tour et Taxis, à Merline, la mère du peintre Balthus, où se fait aigu l'antagonisme des exigences de l'amour et celles de la création …
Il n'y aura plus de telles correspondances. L'amour d'à-présent, ou ce qui se pare de ce mot dévalué, travesti, tient pour vieilleries, les attentes, rêveries, lectures romanesques, lyrisme ; en bref, ce qui était, au sentiment, irisations, enjolivures, privilège d'avoir été élu(e), tiré(e) du commun ; notre moi, tenu pour chérissable, étant promu en protagoniste sur la scène du monde.
L'amour peut aujourd'hui se passer de mots. Obsolète, voué au ressassement, son langage a induit, couvert, tant d'impostures, qu'il n'appelle que défiance. Et laconisme. Le demi-mot, la simple mimique, familière des voyous de rues, est-il idiome plus explicite ?
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TEXTES
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I Lettre de Suzette Gontard à Hölderlin
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Jeudi (février 1800)
« Tu es réellement venu ! Je n'osais l'espérer. N'étais-tu pas du tout parti ? Pourvu qu'à cause de moi tu ne te sois pas privé d'un plaisir. Chère, meilleure des âmes ! Puisses-tu connaître encore la joie, et que ne puis-je, moi, t'en donner encore ! Je ne sais pas ce que j'ai – je suis si anxieuse, je crains toujours que nous soyons trahis et que les obstacles, déjà presque insurmontables, s'accroissent encore. Si seulement tu pouvais m'entendre cette fois encore, je renoncerais ensuite volontiers. Car je sais bien que tu m'aimes comme je t'aime, et cela personne ne peut me le ravir.
N'avais-tu pas mauvaise mine ? J'espère au moins que tu n'étais pas malade ? Je sais que tu veilles sur toi, pour l'amour de moi. Et tu ne refuses aucun des plaisirs qui pourraient s'offrir à toi. Tu ne les recherches pas ? Mais tu ne les repousses pas non plus avec humeur, n'est-ce pas, mon cher ami ?
Si tu viens demain, je serai rassurée. Certes, je le suis déjà et il y a bien assez lieu de me réjouir.
Adieu ! Adieu ! Près ou loin, tu restes toujours près de moi. Et tu es si bien confondu avec moi-même que rien ne peut nous séparer. Où que nous soyons, nous sommes ensemble et j'espère bientôt te revoir.
Dis-moi bien explicitement comment tu te sens. Et veille sur toi pour l'amour de moi.
Z … est toujours à Hambourg et je ne sais ni quand il reviendra ni s'il s'arrêtera ici. Mais je crois qu'il restera un peu si c'est dans ses possibilités.
J'ai lu tes chers poèmes avec une joie ineffable. J'ai classé toutes tes lettres comme un livre et si jamais je devais rester longtemps sans nouvelles de toi, je les lirais en me disant que rien n'a changé ! Fais de même et aie confiance ; tant que nous existons ce qui nous unit l'un à l'autre subsistera aux sources profondes de la vie, et je ne puis abandonner la foi que nous nous retrouverons dans ce monde et que nous serons encore heureux. Puisses-tu encore connaître le bonheur (tel que nous l'entendons) et sache bien que quoi que tu fasses et pourvu que tu réussisses, j'en serais toujours contente. Seulement ne t'engage pas dans une voie pour laquelle tu n'es pas fait. Si tu sentais comme la splendeur de ton image vivante s'épanouit souvent en moi, tu comprendrais alors du même coup qu'elle éclipse tout, tout ce qui m'entoure, que la moindre impression ne fait qu'éveiller en moi le grand et unique sentiment par lequel je suis entièrement à toi. Ne t'effarouche donc pas devant tes sentiments, mais partage ma certitude que nous sommes éternellement l'un à l'autre, et seulement l'un à l'autre. »
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II Lettre de Henriette Vogel à Heinrich von Kleist
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« Mon Heinrich au nom si doux, mon parterre de jacinthes, mon océan de délices, mon aube et mon crépuscule, ma harpe éolienne, ma rosée, mon arc-en-ciel, mon enfant adoré, mon cher cœur, ma joie et ma douleur, ma renaissance, ma liberté et mon esclavage, mon sabbat, mon calice d'or, mon plaisir, ma chaleur, ma pensée, mon cher criminel, mon désir ici et là-bas, la consolation de mes yeux, mon plus doux souci, ma plus belle jeunesse, mon orgueil, ma protection, ma conscience, ma forêt, ma splendeur, mon épée et mon casque, mon héroïsme, ma main droite, mon paradis, ma larme, mon échelle céleste, mon saint Jean, mon Tasso, mon chevalier, mon comte Wetter, mon page délicat, mon sublime poète, mon cristal, ma source de vie, mon repos, mon saule pleureur, mon chef, ma protection et mon secours, mon espoir et mon attente, mes rêves et ma consolation, mon petit chat caressant, ma forteresse, mon bonheur, ma mort, le petit fou de mon cœur, mon esquif, mon vallon, ma conscience, mon Léthé, mon berceau, mon encens et ma myrrhe, mon juge, mon saint, mon rêveur, mon désir, mon ami, mes nerfs, mon miroir d'or, mon rubis, ma flûte enchantée, ma couronne d'épines, ma merveille, mon élève et mon maître, je t'aime plus que tout ce qu'on a pensé et peut penser. Je te donne mon âme.
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Les deux textes ci-dessus sont recueillis dans l'Anthologie de l'Amour sublime, Benjamin Péret, Albin Michel, 1956