CORRESPONDANCES (II)
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Y eut-il, au XXe siècle, en quelque ville universitaire de province, un étudiant passionnément amoureux d'une femme du monde, qu'il n'osa jamais aborder, et qui, de dépit, résolut de bannir le sentiment de sa vie ? Peut-être, mais qui fît profession de ne plus s'attacher qu'aux spéculations intellectuelles ? Je n'en vois qu'un, celui qui écrivit Monsieur Teste et qui, dans « Propos me concernant » déclara : « à l'âge de vingt ans, je fus contraint d'entreprendre une action très sérieuse contre les 'Idoles' en général. Il ne s'agit d'abord que de l'une d'elles qui m'obséda, me rendit la vie presque insupportable. La force de l'absurde est incroyable. Quoi de plus humiliant pour l'esprit que le mal que fait ce rien : une image, un élément mental destiné à l'oubli ?
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« Tout ceci me conduisit à décréter toutes les Idoles hors la loi. Je les immolai toutes à celle qu'il fallut bien créer pour lui soumettre les autres, l'Idole de l'Intellect ; de laquelle mon Monsieur Teste fut le grand-prêtre. » (Paul Valéry, Œuvres, II, Bibliothèque de la Pléiade, p.1512)
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Un mariage de convenance, la paternité, allaient confirmer la fiction de l'écrivain, prince du seul Intellect, épargné des faiblesses du commun.
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Longtemps tenue en bride, la passion allait prendre, à partir de 1921, une revanche dévastatrice.
Rencontrant alors, dans un salon, Catherine Pozzi, Valéry découvrait une intelligence aussi acérée, aussi éprise d'absolu dans la création littéraire, que la sienne.
Le coup de foudre fut immédiat. Sauf que, grande bourgeoise nantie, cliente des plus grands couturiers, elle n'eut bientôt que morgue pour un poète vivant de besognes pour nourrir sa famille, et qui fréquentait le soir des salons tenus par des femmes à ses yeux intellectuellement méprisables. Qu'il quitte donc son gagne pain ; rompe avec ses fréquentations, voire sa famille, pour n'être, tous deux, que l'un à l'autre.
Ombrageuse quant à son égo, vindicative, acerbe, on ne sut qu'en 2006, quand on publia ses lettres, et celles de Valéry qui avaient échappé au feu, les affres d'une liaison qui, eu égard aux esprits en présence, aurait dû, selon l'amant, produire une création dans l'ordre affectif, littéraire, sans précédent.
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Ce ne fut ? Tombé amoureux-fou, en 1937, à 67 ans, de Jeanne Loviton – en « littérature », Jean Voilier –, Paul Valéry entreprit, au fil de ses lettres, d'esquisser son grand dessein :
« La grande tentation de ma vie aura été d'épuiser quelque chose – mes possibilités de sentir et de penser. Non de faire une œuvre au sens ordinaire. […] Mais une œuvre de vie avec vie, sentir et être senti, penser avec penser, et ceci comme un accord de sons, avec leurs harmoniques qui se renforcent selon toute la richesse des nerfs correspondants et la variété des interventions de l'intelligence amoureuse, tout ceci donnant la sensation unique de l'une fois pour toutes, de l'accomplissement d'une vie, qui a compris. » (Lettre 161)
« N'est-ce pas que vivre, c'est créer, ou ce n'est rien ? Et parmi les créations possibles, créer l'Amour. Faire un Amour qui soit à l'amour connu et su de tous, ce qu'une cathédrale est à une paillote. Un Amour qui enferme la vie, et non que la vie englobe pêle-mêle avec ce tas de choses qu'elle comporte. » (L.224)
« L'Amour devenant œuvre. Rien que cette pensée – promesse – quelque chose de sublime.
Et l'œuvre, acte d'amour – ceci entendu dans la plus grande précision ... » (L. 316)
« Mais il y a des degrés de l'épanchement, au plus haut desquels celui qui atteint le seuil de la libération de l'être, – lui-même surmonté par le Plein Ciel, que fort peu soupçonnent, et moins encore se précisent, sentent non impossible à atteindre. Cela veut un Même-Autre. C'est le Phoenix. On sait qu'il renaît de ses cendres.
Mais quant aux Autres-Autres, l'épanchement avec eux est ce qu'il peut être : on est obligé à un échange de temps perdus mais reposants ou distrayants : ils sont un minimum auquel on cède un minimum. » (L.322)
À quelle femme s'adressaient ces propos qui eussent comblé une Catherine Pozzi plus traitable ? Et celle-ci d'engager alors avec enthousiasme son propre génie dans un Amour qui eût été œuvre, et l'inverse.
À une ancienne avocate devenue femme d'affaires avisée, éprise de luxe, de voyages ; femme en son été, belle, charnelle, sculpturale, qui, en se laissant aimer par un Valéry âgé, souffreteux, donnait un surcroît de lustre au glorieux palmarès de ses amants.
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N'était-elle pas romancière ? Auteur de Beauté, raison majeure, 1936 ? Et Valéry, grand contempteur du genre romanesque, recevra pour relecture les épreuves du roman suivant, Jours de Lumière. L'ouvrage ne manque pas d'inventivité. Il se lit avec agrément. Mérite-t-il tout à fait ce que Valéry écrit à son auteur : « Vraiment, je suis dans l'admiration. »
« Oui, ce travail m'épate. »
« Je dis le VRAI : il transforme l'Auteur à mes yeux. »
« Me pardonnera-t-il de n'avoir pas connu plus tôt cette force poétique en lui ? » (L.36)
Du troisième et dernier roman, il dira : « Moi je vous écris encore sous le coup de l'émotion que m'a causé la lecture de votre admirable Ville ouverte. C'est un chef d'œuvre.. »
Une femme écrivain, donc, cependant que lui n'a rien perdu de ses pouvoirs. Le prouvent les dialogues étincelants de Mon Faust, oeuvre inspirée par elle, et dont trois actes seront rapidement écrits. Les conditions sont donc réunies pour que se réalise enfin le grand dessein valéryen.
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Mais, comme s'il percevait que Jean Voilier n'est pas Karin, autrement dit Catherine Pozzi, les lettres qu'il lui adresse sont de qui redoute d'ennuyer le destinataire ; aussi se borne-t-il le plus souvent, à relater ses faits et gestes, ses soucis de santé, ses déplacements et ses rencontres, le tout relevé de saillies et de poèmes grivois que jamais il n'eût envoyés à sa précédente maîtresse.
On fit sagement de ne pas nous donner les lettres de l'aimée. À lire celles de Valéry, on induit le détachement, l'indifférence, l'ennui, le vide que ses mots devaient rencontrer. Et jamais plus que face à ses innombrables déclarations d'amour, à ses monologues sur l'union quasi mystique à laquelle ils sont promis, car tout cela donne mauvaise conscience à qui ne vous aime pas. Et il est exténuant, ici, de faire semblant.
Le lecteur se retient de dire au poète, par-delà la tombe : « Quoi ? Vous, la lucidité même, l'un des esprits les plus térébrants, qui, toute votre carrière, n'avez cessé de sonder les reins et les cœurs, rien ne sut donc vous désabuser ? Il est pourtant un critère du véritable amour partagé : le besoin réciproque, inassouvissable, de la présence de l'autre ; et, quand la nécessité vous contraint à l'éloignement, le désir lancinant, par l'écrit, le téléphone, d'assurer l'autre qu'il demeure en votre pensée ; qu'il vous est toujours indispensable, et que vous vivez cette séparation en atrophié(e).
« C'est votre sort même qui s'esquisse dans Jours de Lumière : Roderick, le héros, qui a rêvé d'une communion de vie intense avec sa femme, "s'est vu relégué par elle au rang de ses autres passe-temps." (Ouv. cité, p.190). Et quand elle peint son héroïne en "Belle femme en vue, adulée, convoitée, inguérissable des faiblesses de son jeune âge, elle ne sait renoncer aux amours qu'elle inspire." (Ouv. cité, p.311), c'est d'elle, dont elle parle.
« Ne saviez-vous pas qu'un autre signe de l'amour authentique, c'est qu'il se veut farouchement exclusif ; que la seule idée de partage le révulse ? Vous l'avez au reste éprouvé, comme en témoigne votre lettre du 31 décembre 1940 où l'on apprend que, vous traitant d'égoïste, elle vous a "parlé raison" et "d'une sorte de partage".
« Avez-vous cru que l'expression de votre panique, de votre douleur, aurait la moindre chance de susciter, chez elle, ce que les "voyants" nomment un "retour d'affection" ?
– « Comment veux-tu, lui dites-vous, "que je me sente une sorte de témoin malgré moi de ces entrevues expérimentales, bafoué à la place même… Et je me demande ce que tu penses ALORS toi-même ?"
« RIEN. Elle n'a aucun état d'âme, puisqu'elle ne vous aime pas, si elle vous a jamais aimé.
« Déchirante, votre lettre du lendemain ne l'est pas moins qui lui dit les ravages qu'elle cause en vous, de quoi porter son agacement à son comble. Vous lui demandiez de se prononcer sans ambiguïté : "J'attends un appel ou un adieu. J'attends de voir si je dois être ou ne plus être."
« Elle choisit de dissimuler. Et vous, pendant plus de quatre années, vous continuez de mendier un mot écrit, un appel téléphonique. Et quelle litanie du délaissement lucide on composerait au fil de vos lettres, que résumerait cette plainte : "Si tu savais quel tourment cela est que tout me fasse penser à toi sans pouvoir penser aussitôt que tout te fait penser à moi ! C'est là un vrai supplice." (L. 220)
« Ce que vous explicitez dans une lettre sans date : "je n'ai pu m'empêcher de remarquer que c'est toujours moi et rien que moi, qui à chacune de nos rencontres ou nos conversations par fil, pose la question : Quand se voit-on ? Que tu ne me dises jamais ces quatre mots, cela me peine. […] Cent fois je me suis dit qu'il ne fallait plus poser la question, que je te fatiguais de la poser, qu'il fallait attendre qu'elle te vînt de ton cœur, du besoin réel de l'impossibilité spontanée de laisser passer les jours misérables sous les sept ponts de la semaine, sans dérober à tout ce qui vaut mieux que tout.
« "Mais je n'ai jamais eu la force de ne pas te les dire ces quatre mots." (L 436) »
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Le masque allait tomber le 1er avril 1945, quand elle lui annonça qu'elle allait épouser l'éditeur Rober Denoël – lequel devait mourir assassiné dans la rue, à la fin de l'année, en des circonstances assurément troubles.
À l'annonce de ce projet de mariage, à ce « coup de hache », Valéry – qui devait mourir le 20 juillet suivant – répondit par des lettres d'une grande dignité, dépourvues de tout reproche. Y figure l'amère formule où se résume le drame de ce dernier amour : « Tu sais bien que tu étais entre la mort et moi. Mais hélas il paraît que j'étais entre la vie et toi …
« Je ne vois pas d'issue. Je ne vois pas d'issue.
« Ce jour de la Résurrection me sera celui de la mise au Tombeau » (L 386)
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Le IVe acte de Mon Faust ne fut jamais écrit ; n'en subsistent que des fragments. Selon l'auteur, Lust et Faust « ne peuvent que se trouver une volonté étrange de porter [l'amour] où il ne fut jamais encore. »
« C'est bien là ce que j'ai désiré, le plus désiré au monde, et uniquement désiré. […] Chacun se faisant de plus en plus complément et perfection nécessaire de l'autre, de moins en moins autre ... » (L 185, 1940)
Le lecteur clairvoyant percevant la restriction mentale du propos : « Moi, Valéry, je me sens capable de réussir l'entreprise mais elle réclame deux êtres d'égales intelligence, sensibilité, détermination… Et là… Et là… Je ne les vois pas bien chez mon Lust. »
Il les verra de moins en moins en elle, et l'acte final, « si difficile à concevoir », ne se fera.
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Il n'y aura plus de correspondances amoureuses. Vous voulez dire : il pleut ? Que ne dites-vous : il pleut ? assurait un esprit positif. Deux mots suffisent. Trois pour signifier à un être qu'on l'a distingué, élu, qu'on le convoite. Précurseur, ce militaire (anglais) qui déclara à sa femme, le soir de leurs noces : « Madame, je vous aime. Tenez-vous-le pour dit. »
Y aura-t-il, après-demain, quand on ne lira pas plus La Jeune Parque, que Délie de Maurice Scève, quelque âme sensible pour avoir la nostalgie de cet « Honneur des hommes » qu'est le Langage, et d'abord de celui qui célébrait l'amour ?
Qu'elle s'avise qu'il y a, dans Alphabet, Mon Faust, et la correspondance secrète de Valéry, à la fois la plus haute louange de la Tendresse, « notre sentiment le plus intime, tendresse, ténèbres, où l'on est deux en un, un en deux » (L.333),
et tout ce qui peut magnifier le vers d'Eluard : « Rien ne vaut le malheur d'aimer »
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Bibliographie
Jean VOILIER Jours de Lumière (Emile Paul, 1938)
Paul VALERY La Flamme et la Cendre, correspondance avec Catherine Pozzi (Gallimard, 2006)
Paul VALERY Corona et Coronilla Poèmes à Jean Voilier (Editions de Fallois, 2008)
Paul VALERY Lettres à Jean Voilier (Gallimard, 2014)