L'ARBRE EN SES SAISONS
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L'été
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Que de fois me serai-je exalté au spectacle de la marée montante, de l'étale de flot ! Écrasé par la puissance mise en œuvre, j'admirais que lune et soleil pussent arracher des masses prodigieuses à l'inertie ; les déplacer comme nappes de charriage pour les jeter, à grand fracas, sur un rebord de continent. Et je conviens que l'exploit mérite les exclamations qui montent des plages, l'exubérance qu'il y suscite, par mimétisme : voici, indéfiniment prodiguées à l'homme, la vigueur et la nouveauté, la patience et l'invention, la permanence et la métamorphose.
Je mis longtemps à m'aviser d'une autre marée qui, elle, ne dure pas six heures mais six mois ou davantage ; dont l'amplitude extrême n'est pas de quinze mètres mais peut dépasser la centaine ; qui peut se contempler en maints lieux, où pousse l'arbre, et qui mérite non moins l'enthousiasme.
L'océanique nous arrive de l'autre côté de la terre. Massive, impérieuse, et tonitruante, elle est l'Ailleurs des marins au long cours, dont les horizons, à bout de course, viendraient se dépenailler sous nos yeux. – « Courir grand largue et repousser tout rivage ! » dit le flux.
– « Demeurer où je suis et m'y fixer avec opiniâtreté, dit l'arbre. Ce n'est que dans Macbeth, que les forêts se mettent en marche ! » Et toutes les forces conjuguées de la terre et du ciel ne le convaincraient de faire un seul pas. – « Se déployer, donner l'assaut, reconquérir ! » clament les eaux turbulentes. – « Se satisfaire d'un horizon, mais s'étoffer, mais s'ériger pour le distendre, murmure l'arbre. Et s'il se peut, culminer, car j'ai affaire avec les airs. »
L'étendue marine pullule de cimes d'un instant ; le faîte d'un arbre a vocation d'étoile fixe – à la clarté de nacre. Aussi, me tenant dans une futaie de trois siècles (c'était bien là marée de syzygie !), et concevant qu'on pût se mettre en route vers une étoile apparue dans le ciel, ne me lassais-je d'interroger chaque feuille ultime. Et d'admirer la toute-puissance du soleil.
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C'était bientôt l'été. Nul ne se souvenait de la dernière averse. Qui eût creusé une tranchée profonde en la clairière, n'aurait vu suinter la terre. Mais l'on eût dit que, par le truchement du végétal, l'aspiration de l'astre suscitait l'eau sous nos pieds, ses molécules s'assemblant comme oiseaux qui se disposent à migrer, gagnant une obscure chevelure capillaire, puis les canaux de l'aubier, jusqu'à déboucher dans la verte clarté d'un limbe, ou le demi-jour d'une aiguille.
Je t'ai souvent salué, Soleil ! quand tu prêtes main-forte à la Lune pour brasser un océan ainsi que la ménagère, sa couette, mais tu ne me parais jamais plus puissant qu'à super (tels ceux qui boivent avec une paille), une eau improbable jusqu'à ce qu'elle se sublime au plus haut en fibres, liège, et parenchyme ; une eau que tu vois étager vers toi, larges ou menues mais innombrables, des paumes reconnaissantes.
Pour moi, un arbre feuillu est tel ces vagues rejaillissantes, pleines d'ajours, qui naissent du heurt des eaux et de la roche ; sauf que lui ne s'effondre, ne se résout pas en écume, mais qu'il accueille l'oiseau en sa masse spongieuse, comme le massif corallien fait du poisson.
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Serais-je las des tribulations d'eaux irrésolues, divagantes, jouets du décor terrestre et des humeurs du ciel ? Je me dirige vers la forêt comme vers une marée haute non plus latérale – erratique –, mais verticale et figée, où la divagation est inconnue.
J'y pénètre avec le sentiment d'être admis dans un temple à multiples colonnades, à pavage ocellé, où l'office est commencé (on en est à l'élévation !) ; sauf que ce n'est pas là un édifice mais une puissante assise d'eau qui, sous l'impulsion du soleil, se serait muée en troncs, branchages et feuilles – et l'ombre même y est une eau impalpable, astringente, qui évase vos narines, quand la véritable envahit et occulte votre vie.
M'aurait-on trop longtemps assourdi à grands fracas de galets rabroués ? d'amas de graviers qu'on hale par accès au long des grèves ? ou du grésillement d'un sable sec aux prises avec les mailles de l'écume ? Il faut ici la brise pour qu'on entende la sève se hisser – par quels interstices ? – ou redescendre, substantielle, par les tubes criblés du liber, dirait le botaniste. Et que n'a-t-il à me dire !
– « L'été est la "grande" saison de l'arbre. Celle où, les jours longs et chauds favorisant la photosynthèse, il va croître, s'étoffer, se constituer des réserves en vue de l'hiver et du renouveau qui suivra. Un temps de mise en place, de mise en attente, et par exemple des boutons floraux du printemps à venir. Pour nombre d'arbres, dont les chênes, les châtaigniers, les noyers, c'est celui de l'évolution des fleurs en fruits, en graines qui seront mûres dès les premiers jours de l'automne. C'est à la belle saison que l'arbre assure ou prépare sa descendance. C'est aussi le temps où ses besoins en eau, pour les synthèses, pour les transport de molécules, sont les plus importants. Que l'eau manque, par grande sècheresse, et l'arbre se déleste de ses feuilles, comme on fait la part du feu. »