L'ARBRE EN SES SAISONS
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L'été
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J'ai longtemps aimé la fougue tumultueuse des eaux atlantiques jetant leur gourme, et leurs voltes de cavales sauvages, toutes encolure et crinière. J'aspire à une rumeur qui soit chuintement de bourre, de pongé, de tussor, de chantoung … Et que vienne ici le vent, après la brise : quand il trame en un bois les fibres de chaîne, dirait-on pas le ronflement des antiques métiers à tisser, en quelque vallée ?
Je n'attends pas d'une forêt, une sérénité dont elle est dépourvue : on s'y dispute la lumière ; on y atrophie, on y étouffe à distance tout rival ; et l'ombre même y est venin. Une vague marine abat, emporte l'obstacle ; l'eau qu'une poigne a étreint, au long d'un tronc, manifeste sa puissance explosive dans une ramure et un feuillage ; sa consistance jusqu'à faire, de l'arbre, une roche verdie, taraudée par les pholades.
Je demande à l'arbre, à toute frondaison, des effets d'un autre ordre, et d'abord des plus communs. J'ai bien pu parler de l'ombre de la mer : je me tenais sur un rivage qu'elle avait plus déboisé que dans une coupe à blanc de forestier. Quand la touffeur estompe nos contours, empoisse nos paumes, emperle le front, j'invoque, ainsi que chacun, un sous-bois de feuillus dont l'ombre me ferait une peau dense et ajustée, une démarche allègre tentée par la danse.
Mais j'ai d'autres motifs, plus singuliers, de hanter les marées hautes végétales. Là-bas, chaque vague s'abattant dispersait mes pensées comme, à frapper dans ses mains, on fait voler en éclats une assemblée d'oiseaux ; là-bas, les pages « tout éblouies » s'envolaient – en feuilles mortes. J'apprends ici la contention jusque dans l'exubérance, et la sagacité à la vue d'un hallier. Ici où prévaut l'unanime, on ne met pas ma pensée en pièces, mais on m'ordonne et m'édifie – pour « une conquête méthodique ». Ici, j'entends ce que je dis !
Là-bas, lune et soleil jettent les flots de part et d'autre ; ils les mêlent, les malaxent et les barattent, en font des forcenés ; mais l'eau demeure l'eau. Tandis que se tenir en un bois de châtaigniers, sous le tilleul de la cour, c'est voir ce qu'un soleil à la minutie de ciseleur, à la patience de brodeuse, peut faire d'un peu d'eau, de sels minéraux et de temps. Sans omettre l'odeur, et ni l'abeille qui la rend sonore.
Encore n'ai-je tout dit. Trop de vent du large, trop de fracas littoral, rendent stériles les frondaisons marines. C'est d'un verger enclos de murs soutachés de lichen, que devrait s'écrire un éloge du soleil qui lui rende pleine justice. Car si c'est une prouesse que de hisser un linéament d'eau, d'une longue aspiration, jusqu'au point où cille et cligne le vertige, c'est prodige de changer l'eau en sève et celle-ci en suc irradiant une pulpe de sa saveur.
Aussi, faut-il quitter le couvert pour un lieu où Soleil, Suc et Saveur arborent le mieux leur commune initiale.
– Celle aussi du Serpent ! me glisse une voix insidieuse.
Raison de plus !
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Que le cyprès ait pour fruit une galbule incomestible et quasi infracassable, est dans l'ordre des choses. Qu'attendre d'autre d'un organisme ligneux ? Ou que samares, du frêne ; que glands, des chênes ?
Mais qui mord dans une pomme rencontre, sous la peau, une eau, ramassée en petit poing, qui crisse et brille comme du givre, et se délite en jus affable, apte à étancher la soif et la faim.
Encore l'eau, dans la pomme, est-elle strictement agrégée ; mais que je morde dans une poire passe-crassane ou conférence, et le jus n'attendait que cette effraction pour s'épancher, inonder la muqueuse buccale ; et la poire, dite mouille-bouche, le dit bien, comme la beurré-Hardy, la beurré d'Amanlis, suggèrent le peu de résistance que trouvera la dent. Quant aux saveurs promises à l'amateur, en témoignent des noms d'espèces tels que louise-bonne, toute-bonne, doyenné du comice, duchesse, marquise, cuisse-madame… – ce que résument ces vers :
« Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt… »
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Nous ne savons nous étonner. Pas même qu'un être ligneux, compact, tire, du sol, de l'air et du soleil, sous forme de baies, de grappes, de drupes…, une substance qui peut être tendre, croquante, parfumée, savoureuse…
N'est-ce pas miracle, et multiple, et courant, que de transformer des sels minéraux, une eau diffuse que la sécheresse rend improbable, et la lumière solaire, et l'air, en une chair gorgée de sucs qui va alléger, aérer, une voûte palatale ?
Nos doigts, nos dents, ont leur pulpe ; il y a des chairs pulpeuses, promesse de bon accueil. Mais la pulpe d'un fruit mûr ! Et le beau mot que celui-là , ployant, à rebond, qui appelle la pression pour que sourde l'exquisité : ces liqueurs propres, en leur diversité, à nous faire pressentir le breuvage des anciens dieux.