TEMPÊTE EN MER
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« Mer grosse », dit le riverain qui ne voit que les franges – chevauchements d'eaux verdâtres, cordons d'écume consistante – d'une tempête qui sévit au grand large.
Et de se raidir à peine pour s'assurer de la stabilité à toute épreuve du rivage.
Mais qu'en est-il, de l'océan, là-bas ? Qu'en est-il de l'homme au sein de la tempête ?
Il faudrait, pour répondre, l'expérience, le talent du Conrad de Typhon ; la démesure langagière du Hugo de Quatre-vingt treize.
Je dois me contenter d'un documentaire, quitte à n'en tirer qu'approximations, qui feraient sourire un marin au long cours.
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De jour, de nuit, c'est la nuit et l'on est au fond d'une cuve immense. Entouré de falaises qui simultanément se hissent et s'affaissent. Et tout, autour de vous, s'impose et s'affaisse dans l'instant.
Le vent lignifie l'eau, fait d'elle des pitons de schiste veinés de quartz au mépris de la géologie, à moins que ce ne soit de l'obsidienne ? Et le navire doit s'enfoncer dans une falaise sans cesse renaissante, cinglé de chutes du Niagara ou du Zambèze ; quasi dans le même temps hissé à bout de bras et précipité vers l'abysse.
L'indistinction. Du haut, du bas, des points cardinaux, des éléments ; toute pensée souffletée, dilacérée, dans l'impossibilité de reconnaître et nommer ce qui surgit, ce qui s'évanouit, plus rien n'ayant de nom, ou les ayant tous, ainsi que dans le Chaos primitif.
Convergence. Il est, sur terre, des mers paisibles, bordées, comme cils des paupières, de baigneurs étendus ? Le reste des eaux s'est soulevé, s'est ligué avec le vent pour vous assiéger, vous étouffer – vous engloutir. De molles mâchoires béant à la ronde. Une poigne se dresse, omniprésente. L'informe, ininterrompu, vous aveugle, – être aux yeux bandés qu'on a placé dans une cage soumise à catapultes ; être à chaque instant vidé de ses viscères, basculé vers l'avant, vers l'arrière, son polygone de sustentation brouillé, aboli.
Convergence. De reliefs abrupts, plus hauts que le navire ; de plis acérés, en déséquilibre, et qui vont s'abattre; en ce brasier à froid qu'attise un vent à la rigidité de bélier.
Vitesse. Ainsi fuit, décoloré, le paysage vu de la vitre d'un grand express. Ascendante, descendante, la vitesse vous enveloppe, annihile vos sens, et ce n'est plus qu'un homme décervelé qui s'efforce de parer l'imparable, toujours pris de court par l'impromptu, le protéiforme déferlant.
Vitesse rayée de vols à tire d'aile, celle d'une émulsion de blizzard, d'abats de verre pilé, de névés s'épanchant, de ruptures de barrage fluvial, de bruissements d'eaux qu'on arrache à elles-mêmes, d'eaux qui s'entrechoquent – le bateau buvant comme un oiseau.
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Qui en réchappe doit regarder, incrédule, ébahi, un océan de nouveau soumis à son horizon et propageant celui-ci, sans ressaut, jusqu'à la plage. – « Quoi ? Quel temps ai-je vécu, qui n'était pas le temps, mais une nuée de qui-vive ? Ce n'était donc pas la fin du monde, ni sa genèse ? … Le monde semble en ordre, chaque élément occupe sa juste place. Les perspectives empruntent à l'ordonnance d'un parc à la française. Le tohu-bohu s'est mué en un murmure d'acquiescement.
Un libre espace existe, où la brise se suit, comme ruisseau.
Et, miracle ! La pesanteur m'est redonnée, le sol ne bronche. Je vois, je hume… Je suis debout, je suis vivant !