XXIV
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« Vue sur la mer ». Quels mobiles poussent tant d'hommes à vouloir disposer, à demeure ou pour le temps des vacances, d'un logis au plus près de l'estran, quitte à faire fi de la puissance de sape du flot ; de celle, en pays tropicaux, des tornades et raz-de-marée.
Il faudrait répondre en termes de magie, d'envoûtement. Le premier regard du dormeur qui s'éveille dans la clarté venue du large sera pour la chambre, pour sa compagne. Le second, à peine levé, pour la Présence dont la rumeur atteste la proximité.
Et de s'enquérir, à travers la vitre, de son humeur ; avec l'espoir qu'elle aura entendu votre demande implicite, celle de Diaghilev à Cocteau : « Étonne-moi ! » Le répertoire de ses tours, voltes et caracoles n'est-il pas infini ? Ses aspects simultanément innombrables ?
Languide, unie, elle déçoit ; elle semble sans esprit. Ce n'est pas pour contempler un lac que l'on a fait choix de ce lieu ; et l'on demanderait, pour un peu, à être remboursé.
L'océan, par chance, ne connaît, sous nos climats, que de brèves méditations, tous accidents de surface résorbés ; encore pétille-t-il d'instants qui viennent éclore au jour, éclairer le jour. Et cette apparente léthargie nous fait scruter l'horizon : cette bonace introduit dans l'espace un déséquilibre qui ne saurait durer. De même que les pays pacifiques tentent l'envahisseur, on devrait voir surgir, là-bas, des hordes de cavaliers empanachés. Un spectacle abstrait, mais dont la monotonie instillerait en vous l'hypnose, avec le vœu qu'on se surpasse dans les évolutions ; que des renforts viennent étoffer la mêlée, aiguiser les antagonismes.
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Ouvrir la fenêtre. Non : ce « Hourrah ! » qui s'élève ainsi qu'on amplifie, d'un coup, à l'extrême, le son, ne vous est pas destiné : il « était ». Comme tout grand vivant, Cela respire, halète, soupire, s'exclame. Immense par l'étendue, ce l'est aussi par le souffle qui passe outre les rivages et que prend en charge la forêt littorale.
Un souffle à l'étroit en vos murs ; qui refoule en vous, l'ayant rendue dérisoire, toute parole qui voudrait répondre à la question : « Comment est-elle, ce matin ? »
L'immense. Steppe, openfield, désert, ciel étoilé, peuvent sous subjuguer par leurs dimensions. Voici l'immensité surgissante, virulente, qui s'étale, se redresse, s'effondre, se distend. À vos pieds ? C'est oublier que toujours l'horizon vous dominera, cime, crête, toujours repoussée, qu'on ne gravira jamais ; devant qui vous serez toujours Gulliver au pays des Géants. Oublier que vous n'appartiendrez jamais à cette assemblée qui vous ignore, et tient là ses assises, hors de toute mémoire.
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Avoir vue sur l'océan, c'est avoir le regard tramé d'horizontales ; vue sur un métier de haute ? de basse ? lice, où des légions de doigts véloces, invisibles, festonnent, rembourrent, soutachent, sèment à foison des paillettes.
Tout un peuple est là, à l'œuvre, par qui l'espace est comble, le temps déborde. Le flot marin n'a de répit que pris en glace. Qui le contemple est assuré d'un spectacle où le changement à vue n'a de cesse. Toujours, « au fil de la mer », dit Valéry, « éclate un petit fait d'écume ». La notion de multitude peut se former en nous à la vue d'un feuillage, d'une foule, d'une fourmilière… Ici, c'est une multitude d'instants qui se figure à nos yeux, dont pas un n'est identique.
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Qui établit sa demeure en bordure de mer comprend mal qu'on puisse trouver celle-ci monotone. C'est ne savoir observer, ou ne goûter que l'esbroufe, la surenchère, quand elle n'est, jusque dans ses hauts-faits, que la nuance même, fugace, inattendue.
Que le vent, mauvais coucheur, vienne troubler le jeu des pales, et la grande roue à aubes, se rompt, se morcelle en congères, dans une confusion d'éléments dont on se sent épargné.
Mais non de l'Odeur, elle aussi démesurée, qui dit la nuit de l'autre bout du monde, de champs d'algues séchant au soleil, de marais salants éventrés de lumière – et du sexe ombreux, humide des femmes.
On peut voir le jour d'une butte, d'un sommet. L'Océan, lui, incise votre regard de son horizon - ô Sang d'un Poète ; il le fragmente, l'éparpille comme l'œil à facettes des insectes. Mais qui perçoit mieux la rondeur du jour, son ampleur, son inlassable prodigalité, que celui qui a « vue sur la mer » ?
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Photos Ph. Giraudin
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Photos Ph. Giraudin