XXII
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« Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Il n'était pas, au XIXe siècle, assez de stations balnéaires, pour que Baudelaire pût évoquer, en un sonnet parallèle, les sentiments de la femme pour la mer.
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« Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Il n'était pas, au XIXe siècle, assez de stations balnéaires, pour que Baudelaire pût évoquer, en un sonnet parallèle, les sentiments de la femme pour la mer.
Ils ne pouvaient être, jadis, qu'indifférence ou hostilité. Elle était Celle qui leur prenait leur mari, leurs fils, « terre-neuvas » péris en mer, après qu'elles aient, des jours, guetté un mât à l'horizon ; étonnées, quand ils étaient à terre, qu'un simple murmure de la rivale, femelle informe et froide, l'emportât sur la tiédeur de leur giron. Qu'une bouffée de mer au soir fût plus persuasive que l'odor di femina.
Aujourd'hui, le poète verrait, comme rivières et fleuves vont à la mer – leur fin et leur renaissance –, des théories de femmes descendre , l'été, vers les rivages marins, terme, pour beaucoup, des déambulations que leur impose la vie quotidienne.
Des femmes affrontent l'Océan à l'égal de l'homme. Il est, pour des multitudes, avec son ciel et ses plages, un gouffre bleu et or au fond duquel se démettre, se faire épave crucifiée d'aise par l'astre ; une onde endormeuse à peine à distance, un ciel où les nuages ne se hasardent, un sable souple qui vous soit caresse enveloppante.
Alors, se relevant parfois sur un coude, peut-on perdre son regard dans une vaste et pure vacance débordante d'un brouhaha liquide coupé de ruissellements de déversoir ; et c'est un tel sommeil, qu'on s'étonne que des gens s'agitent encore autour de vous, épargnés, semble-t-il, de la léthargie pulsée par l'étendue.
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Plus qu'en montagne ou en plaine, les formes fluides de la femme trouvent ici un milieu où s'affirmer, où s'affiner, ce qu'éprouvent celles qui, étendues au plus près, se soumettent au va-et-vient de la nappe littorale. Poli d'écume fraîche qui se fronce à le rencontrer, un instant délaissé comme pour juger de l'effet, à nouveau poli avec plus d'insistance, leur corps respire avec la frange, et goûte fort d'être visité en ses recoins, et chaque fois, touché au vif, ainsi que sous les doigts de l'amant.
Des filles, de jeunes femmes, sont debout, qui savent que leur silhouette ne saurait trouver fond, décor, plus propres à la mettre en valeur ; la permanence de leurs contours ciselant le désordre et l'instabilité ; le hâle chaleureux de leur peau tranchant sur les couleurs froides du flot.
Le temps n'est plus des ombrelles qui protégeaient votre teint de lait. Il faut revenir de votre pèlerinage adoubée, patinée par le Seigneur. Soleil.
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La mer, selon Baudelaire, est « miroir de l'homme », le poète justifiant ainsi son affirmation : « Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : / Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, / O mer, nul ne connaît tes richesses intimes »
Est-il hasardeux de prétendre qu'il n'est d'être plus « ténébreux et discret », qu'une femme au bord de la mer, en qui l'enfance renaît avec les chuintements de lait, l'évanescence du sable fin ? Et qui, devant la frange d'écume, revit ses rêves de marche nuptiale indéfinie sur un pareil rivage, nul interstice ne lézardant le couple qu'elle formait avec cet homme, à distance qui jamais ne s'est préoccupé des « richesses intimes » de sa compagne ?
Laquelle, lisant ce vers : « Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer », pourrait lui dire : « Il est un gouffre plus amer encore que ton esprit : le ventre de tant de femmes, en lequel tu réduisais une personnalité qui te valait bien, quitte à faire leur malheur, souvent au péril de leur vie ! »
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L'homme ? Il lui arrive de se jeter dans la forêt vierge, inextricable.
Plus souvent d'écouter ce que lui susurrent les flots : « Que fais-tu ici, parmi des femmes, des enfants, quand tu pourrais agir, ce qui te hausserait à tes yeux ? »
Tel est le partage : la femme ordinaire ne s'ennuie sur une plage : sa peau est si vaste, si souvent en déshérence ; l'homme ordinaire n'y puise qu'inconfort et maussaderie.
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La Genèse nous assure qu'Ève procède d'une côte d'Adam. Est plus plausible, la tradition qui nous présente Vénus née de la mer – ce que Botticelli illustra avec magnificence.
Et si les migrations d'été des femmes vers les rivages étaient d'abord, ataviques, un retour à la Source devenue Fontaine de Jouvence ?
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Photo S. P.
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Photo S. P.