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On s'avise, à l'instant de quitter ce qu'on aime, qu'on ne l'avait encore vu ; que tous les regards qu'on eut pour lui, loin de l'épuiser, l'ont laissé intact. Ainsi de la Provence qui, après tant de jours, ne m'aura rien livré qui vaille de son visage un et composite, fait de trop de traits contradictoires et toujours imbriqués. (Comment concilier, par exemple, une pulpe et des sucs de verger à midi, et cette eau bleue à profusion – secouée frénétiquement dans les shakers des cigales – qui, telle la mer, porte en elle la soif ?)
En combien de paysages n'avons-nous pas cru tenir cette terre entière, dans le faisceau de nos cinq sens ? Telle est sa diversité, qu'elle défie toute tentative de l'enfermer en un site, une évocation, une formule.
Je dirai seulement que je crus approcher la Provence profonde – pays violent s'il en est, même si les séismes y relèvent de la chronique – en deux moments de mon voyage.
Elle est densément présente à la Fontaine de Vaucluse quand, à la débauche de lumière à laquelle l'arête rocheuse impose le chemin de ronde et la veille en armes que François des Baux assignait au ciel des Alpilles, répond la profusion de ce qui est, pour ce pays, le sel et le diamant. Et l'azur, soumis à l'abrasion des cigales, peut bien glisser d'une seule coulée vers le couchant, l'eau céder à son poids et dévaler à front baissé indéfini : leur combinaison nous vaut des formes, des couleurs – veines de marbre noir, fibules d'argent, profonds aquariums aux teintes de bronze déterré – qui font plus que réjouir nos yeux. L'âme trouve, dans cette strate de sensations, de quoi tenir pour préservé, dans sa fougue initiale, le matin du monde, tout pureté et virulence.
Et de même, quand le mistral se lève, et qu'une terre bien peu soumise à l'influence marine semble connaître la « difficulté d'être » des rivages océaniques à l'heure du flux. C'est le même grand effort de transgression – d'une ténèbre au sein du jour le plus haut ? ou simplement du soir, tôt venu mais qui a bien du mal à s'établir, et comme on le voit tourner, se retourner, telle une bête dérangée, sa fourrure mise à mal… ? Au vrai, nous avons peine, inséré dans ce vent, à délimiter le visible malgré la netteté insolite d'un paysage recouvert par un glacis d'émaux, ou plutôt immergé dans une eau de source au bleu de torrent dont l'intensité suggère assez l'épaisseur.
Ah ! certes, ce n'est pas n'importe quel vent ! Par lui, l'espace ne se révèle pas que dans les feuillages ou les cheveux, mais dans les demeures – où les portes vous résistent ou vous échappent ; toute l'armature de la bâtisse (dont nous avions perdu conscience) éprouvée, malmenée comme celle d'un navire par gros temps.
Qu'il rencontre la vigne folle, dès le sol épanouie sans que fils ni échalas ne viennent la discipliner, et il plonge les rameaux dans un désordre de dénégations, de volte-face, de désarrois, à moins qu'il ne les rassemble dans une même fuite.
Une fine grêle tombe sur des palmes froissées, lacérées, cependant que les cyprès tentent en vain d'absorber le souffle – en éponges qu'on presse et relâche ; et que le pin n'en finit pas de ramener, dans le droit fil de la fibre, l'étagement de ses presqu'îles : ce vent de glace et d'azur est une force pure, et qui sonne (en tous les sens du terme, y compris le plus familier).
La Provence est pauvre en eau ? Elle se montre, certains jours, prodigieusement irriguée, au contraire, et par le fleuve le plus résolu, rigide, limpide.
La Provence n'est que modalités de la lumière, et l'on pourrait ainsi l'évoquer par les seules combinaisons de celle-ci avec la pierre, avec l'air, l'eau, les arbres. Avec les heures, et comment oublier, entre toutes, celle où le soleil fléchissant souligne l'aspect spongieux de la roche et fait sourdre, des ocres, un velouté chamois ?
Disons donc qu'en toute première approximation, la Provence est une agate !
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J'avais bien assimilé la leçon de Cézanne : mériter, par une assiduité inlassable, une confiance d'enfant, que le réel écarte pour vous ses lourdes tentures.
Mais j'ai failli à mon dessein : être le chantre exhaustif de ce pays « par les dieux composé », se faire l'exégète de chacune des pradelles du retable. Ce que j'ai cherché, de crête en bassin, de combe en terrasse, c'étaient moins les traits spécifiques d'une contrée qu'un visage qui hanta ces lieux et qui ne saurait être qu'ici – en un recoin de garrigue, derrière une arête rocheuse, au cœur du plan de Canjuers, et tel y est l'éclat de la solitude, qu'on ne saurait l'y distinguer tout de même qu'on ne peut voir Merlin dans la prison d'air où Viviane le retient captif – un visage qui ne peut être qu'ici, oui, puisqu'il n'est pas sur le rivage landais où on le vit aussi.
Rien qu'un visage perdu que tes feux mordirent, Provence, terre à bonheur, terre à échardes qui sais si bien évincer ceux qui te demandent compte des fastes du cœur que tu retires avec la même indifférence que tu les prodigues !...
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Qu'on ne voie donc pas, dans cet écrit, une œuvre interrompue : il ne veut être que l'introduction au Livre – de mille-et-une-pages – qu'un homme assez heureux pour ne pas perdre ici contenance, consacrera un jour à la Provence dégagée de ses traits convenus, à la Provence originelle considérée comme une œuvre d'art – tels que le sont l'île oubliée, l'erg au couchant, la longue plage du reflux, et tous lieux où l'on puisse faire, de pauvreté, noblesse. Tous lieux où devenir non le gouverneur d'un territoire, mais le prince de soi-même.
Puisse cet éloge engager un être aux « yeux fertiles » à se faire, sous l'égide de Cézanne, contemplatif acharné, le chantre d'un pays en péril. A se tenir à l'affût, en chaque parcelle, aussi longtemps qu'elle ne l'aura pas établi, restauré, dans la plénitude de ses sens.
Et puisse-t-il encore être une célébration des éléments dans leur virulence de midi, leur tendresse des crépuscules, quand l'indigo des lavandes se diffuse ainsi qu'en l'eau d'un bain, afin qu'on y perçoive la chance, donnée là, de vivre haut, Provence de la soif et du cri, de la saveur et du mutisme. (La réticence sous le vivat.)
Provence encore des « coeurs d'amour épris » ? Et le creuset de l'alchimiste où le mieux se fondraient deux moi ardents ? Beaucoup l'assurent ; mais que celui qui se fera le miniaturiste et le fresquiste de ce pays n'y vienne qu'après avoir prononcé ses voeux. Et s'il y venait en couple, ah ! qu'il ne quitte, avec celle qu'il aime, les couverts, les renfoncements, les anfractuosités : c'est dans un climat semblable, aussi exposé au regard de Dieu quand il se penche sur la Provence, qu'Orphée perdit son Eurydice.
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