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J'ai bien pu voir dans le rivage océanique, le lieu même de la rencontre pour des amants ; et j'ai, il est vrai, le souvenir du mince écoulement d'une nappe égale, sur un rebord de plateau ; la chute moelleuse de tentures qui s'ensuivait, fournissant la couche qu'appellent de hautes courtines closes. La Provence aurait moins de dévots si son embrasement statique, la trémulation des airs, la vivacité de ses saveurs et de ses encens, ne composaient un milieu passionnel.
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LA PROVENCE: TERRE A BONHEUR?
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J'ai bien pu voir dans le rivage océanique, le lieu même de la rencontre pour des amants ; et j'ai, il est vrai, le souvenir du mince écoulement d'une nappe égale, sur un rebord de plateau ; la chute moelleuse de tentures qui s'ensuivait, fournissant la couche qu'appellent de hautes courtines closes. La Provence aurait moins de dévots si son embrasement statique, la trémulation des airs, la vivacité de ses saveurs et de ses encens, ne composaient un milieu passionnel.
Les cœurs, les âmes romantiques, trouvent à s'exalter dans les intumescences de la rumeur marine. C'est là un climat pour Yseult, non pour Phèdre. La démesure de l'une et de l'autre est semblable, et semblable leur fin ? Mais le poids du soleil sur la nuque, les seins, les reins, de « la fille de Minos et de Pasiphaé » !... Le poids du sang en ses chevilles, en ses poignets – et la langueur et la violence qui en résultent !
Ici, il est délicieux d'endurer à deux les sévices du ciel : l'étoilement de la soif, le souffle contraint, le sourire parcimonieux… (Et que le vent nous rende, pour une heure, nos contours ! Qu'une fontaine benoîte nous hèle, du recoin ombreux où elle se devrait d'être !…)
Ici, hormis le temps où le mistral redonne au pays sa virginité, l'espace est une cuve où s'amasse et fermente le moût des jours. La passion – sa sournoise sauvagerie –y a ses chances. Les ciels immuables, les ciels impassibles siéent à la tragédie.
Stendhal voyait, en la Provence, le pays de « l'exaltation d'amour », ajoutant que « ce sentiment si ridicule aujourd'hui, et qui règne en maître dans les poésies de Pétrarque et de Dante, était le principe de toute chevalerie » et que « la poésie provençale l'appelait le joy. » De là que « l'épée de Charlemagne [se nommât] joyeuse ou l'enthousiaste d'amour. »
Mais il n'est nul besoin d'avoir entendu parler de troubadours, de cours d'amour, ni de savoir que le roi René – « des amants, le seigneur », dit Villon – avait pour devise : « ardent désir », ni qu'on lui doit le Livre du Cœur épris, et pas même de vérifier que la figure de Laure de Noves hante toujours la Fontaine de Vaucluse, pour se tourner vers le sud-est de la France – aux couleurs, précisément, de miniatures –, quand s'étirent en vous, et à peine vous déchirent, de grands desseins en quête de dédicataire.
On vient en Provence comme on s'inviterait en un lieu de réjouissances, et on la quitte avec le sentiment que, sous un chapiteau si lumineux, la féerie doit être continuelle. Non. Et ceux qui nous ont reçu, souvent en cachant sous la bonhomie leur agacement, ainsi qu'on fait, par courtoisie, bonne figure en famille, devant le comportement de parents éloignés, dépourvus de manières, ceux-là connaissent la mélancolie des remises en ordre après « fêtes et banquets ». Certains s'étaient pris à la liesse générale ? Ils retrouvent, avec le gris fluide, agile des oliviers, celui, inerte, du sentier pierreux, de la falaise, de la ferme. Des buveurs ont le vin triste. Si des contrées avaient, de même, les réjouissances convenues moroses ? Si les divertissements qu'elles concèdent aux visiteurs contrevenaient à leur nature ?
Le Sage s'étonne, et nous admoneste : « Quoi ? La profusion des ruines ne vous frappe pas ? Il n'est de hauteur qui ne grimace de tours démantelées, de pans de façades aux bords déchiquetés, de maisons, de villages dans les toits desquels le ciel ne plonge ses pédoncules. Il n'est de canton où l'indistinction entre la roche et les éboulis de moellons ne soit consommée, la ronce unifiant le tout.
« Combats, délaissements, abandons, et peste, et choléra n'auront pas plus épargné les édifices religieux ou les demeures seigneuriales, que le moulin à vent, le mas ou la bergerie. Simplement, d'être blasonnées d'azur, les ruines ont-elles ici une noblesse, un … quant-à-soi qui font défaut à celles d'autres provinces. Ici, le paysage est altier jusque dans l'adversité. Vous n'avez eu d'yeux que pour les vestiges antiques, dûment répartis, répertoriés. Peut-être même avez-vous cru, devant les sarcophages de pierre des Alyscamps, que l'absence de couvercle était signe de résurrection. Mais non, ces auges de pierre sont combles du néant de l'homme ! Que n'aviez-vous vu, en revanche, de ces cimetières abandonnés où plus un regard de chair n'épelle les noms, les dates à demi effacés. Et l'enclos semble une barge qui aurait coulé dans un océan d'oubli ; les dalles basculées, un pavage parmi les hautes herbes – pour passer quel gué ? »
Me revient l'apostrophe du poète : « Toi qui masques la mort, Soleil !... » Et il est vrai que là où tu règnes absolument, il semble que les chairs ne puissent se corrompre, tout au plus se dessécher : comme tu garderais longtemps intactes, en ce pays-ci, les momies des déserts andins, Soleil !... Reste qu'il est des vivants pour déjouer tes ruses – et je sais déchiffrer les formules – lapidaires ! – des cadrans solaires :
« La vie ? Un souffle, un pleur. / Tu sais l'heure, tu ne sais l'heure. / Et si, pour toi, celle-ci était l'ultime ? / En vain vous vous levez avant l'aurore ! / Menteuses sont les heures du soleil ! / Redoute l'une d'elles. / La mort tire à toute heure. / Je compte tes moments. / L'heure approche. / Ici, tu verras l'heure et plus bas, ta demeure. / Après le temps, l'éternité.
Mais c'est toute la Provence qui est un cadran solaire où l'on aurait multiplié les styles – ô cyprès qui semblez faire paître votre ombre – à l'attache, mais qui dirigez vers le ciel le faisceau d'un irréductible crépuscule ! Fugace, précaire, est la floraison de l'amandier, de l'arbre de Judée ; mais la constance de cet arbre au sombre feuillage raviné, aux rugosités de pierre ponce, à nous mettre en garde : « Je veille, en ce mas, cette bastide, ce château, des morts en sursis. Index pointé vers l'azur, je suis le I de l'injonction : celle d'un impérieux "Memento" que seuls, sans doute, entendent les moines quand ils vont, par la galerie de leur cloître. »
C'est à Perséphone et aux autres puissances chtoniennes que le cyprès doit nous faire penser alors que le jour est au plus haut, car l'après-midi déjà se prononce, et c'est à cinq heures de relevée que succombent les taureaux, noirs plus que sang séché, au fond d'une vaste citerne de clameurs. Ou les toreros, si j'en crois Lorca.
Ah ! je n'avais pas assez pris garde aux cyprès, à ces rangées de pénitents noirs à cagoule effrangée, qui montent la garde auprès des mas – et sans doute sont-ils là pour dissuader le vent : « Reprends haleine ! » lui disent-ils, persifleurs, avec des manœuvres d'étouffement. À moins qu'ils ne figurent les colonnes d'un temple ayant l'azur pour entablement et pour fronton. Reste qu'ils désignent nos morts à Dieu, dans les cimetières : « Regarde-les, Seigneur, tes fières créatures redevenues poussière !... ». Reste surtout que je crois voir, en chacun d'eux, l'ombre d'une héroïne grecque, de celles qui se dressaient sur le ciel – et noirs étaient ses voiles, son cri, et la vengeance qu'elle appelait de toute son âme calcinée.
Comment, encore, ne m'étais-je pas avisé que chaque fontaine introduit les consonances du granite dans ce pays calcaire ; qu'elle griffe le jour le mieux établi d'une veine de crépuscule ? Même ici, il n'est pas de fontaine qui ne ressortisse aux Filles de la Nuit – et c'est notre vie grêle et grise qu'elle dévide à petit bruit, dans une indifférence qui est inflexibilité. C'est notre vie en ce monde, entre deux ombres souterraines, que décrit le filet d'eau, du canon au miroir du bassin.
Et que cessent de m'abuser le fouillis, la virulence des stridulations de cigales et des cliquetis de ciseaux vifs des sauterelles : sous ce désordre sonore, un pays pétré se tait, tout expectative. C'est au-dessus d'une immense dalle funéraire – au demeurant cassée et bousculée – que le thym et la menthe sauvage, l'immortelle ou le romarin, se délivrent de leurs essences.
Ici, les voix s'accordent au sourire épandu. Ce sont des voix d'aise, aux épanchements de surface, ainsi que dans les pays accoutumés au commerce des hommes ; des voix tentées par la dramatisation et qui se donnent en spectacle, chez les hâbleurs. Mais sous les inflexions chantantes, les grasses bouffissures, c'est un peuple pudique et taciturne que j'entends. Celui des Alyscamps ; celui qui édifia Sénanque et Silvacane, et Montmajour.
La Provence a ses agoras et ses forums ; mais en quelque hameau ruiné de la Montagne de Lure, les deux survivants, qui se haïssent à portée de fusil, ont fini par perdre l'usage de la parole.
Est-ce en songeant à tout cela, que Cézanne écrivait à un ami : « Il y a une tristesse de la Provence que personne n'a dite. » Tristesse qu'il percevait si bien, qu'il aurait voulu, ajoutait-il, « mêler la mélancolie au soleil ».
Telles sont la densité, l'austérité de ce pays, qu'on ne peut s'y insérer avec aisance que pourvu d'un regard dénué de nostalgie, d'un cœur, d'un souffle disposés au bonheur. Dès lors, comment les Provençaux peuvent-ils, sans en être éprouvés, passer leur vie dans un musée comble de toiles de Poussin, parmi des paysages absolus où l'air, l'eau, le vent, les fleurs sont autant de concrétions ; où pèse sur votre nuque, entre vos omoplates, la pointe d'un glaive – pays vertical ! – ? N'ont-ils donc pas de ces plaies de l'âme que le soleil, loin de les assécher, rend purulentes ? Ne perçoivent-ils pas, dans leur azur, toute l'ironie du firmament ?
Que dire, encore, des vieilles gens à la peau couturée, qui viennent là réchauffer leurs os pareils à la roche à nu ? Ne voient-ils pas leurs cicatrices se rouvrir devant la fougue des couleurs, des saveurs, des senteurs ?
Malgré soleil, farandoles et galoubets, on meurt aussi en Provence, terre riante et tragique – et plus amer sans doute de devoir « quitter tout cela ».