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ANNA DE NOAILLES …
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Préface pour une anthologie
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Anna de Noailles est de ces auteurs dont le sort posthume mérite examen. Aujourd'hui qu'on ne la lit plus, que la critique la dédaigne, que l'Université la boude ou l'ignore, comment ne pas se rappeler que dès son premier recueil, les plus grandes voix – et qui, elles, continuent de se faire entendre de nous – saluèrent en elle un génie authentique? Même si l'on fait la part, chez Proust, de l'extrême courtoisie, de la considération due au rang de la poétesse, de l'amitié, était-il l'homme des admirations sans fondement? Son sens des valeurs peut-il souvent être pris en défaut, de Vermeer ou Chardin au futur Saint-John Perse ? Aura-t-on vu antennes plus sensibles que les siennes dans toute la littérature ? Ses lettres à Anna de Noailles, les pages qu'il consacre à l'oeuvre relèvent du dithyrambe ? Il reste qu'il souligne avec un goût très sûr les beautés de détail – qui surabondent. Moins grand, mais considérable, Cocteau n'a jamais pu se défaire de sa première admiration. C'est à la Comtesse, « oui et non », qu'il consacre son dernier livre. Aveugles, un Barrés, un France, un Jammes ? Un Rilke, autre pathétique « sensitif » ? Il y eut ceux qui renièrent leur enthousiasme initial, tel un Gide – qui l'exclut de son Anthologie de la poésie française où il accueille Casimir Delavigne, Henry J.M. Levet, Emmanuel Signoret et... Madame Ackermann ! ; ceux qui déplorèrent les faiblesses de l'oeuvre, tel un Péguy – et son regret est une manière d'hommage ; ceux qui louèrent hypocritement, à la façon d'un Valéry – lequel professait la plus vive admiration dans ses lettres et dédicaces, mais se montrait sarcastique en privé. Ceux encore chez qui la lucidité à l'égard des limites de l'oeuvre – et de la femme ! – l'emporta toujours sur l'admiration, ainsi de Colette. Mais Mauriac lui gardera son estime sa vie durant, citant à maintes reprises ce vers cruel : « La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez... »[1]. Mais un Roger Martin du Gard, une Marie Noël, un Fargue la tiendront avec constance pour un poète important. L'admirateur le plus inattendu étant sans doute Bernanos, peu suspect de flagornerie… Il y aurait donc eu, au début du siècle, chez ceux-là mêmes qui allaient illustrer les Lettres, un phénomène d'aveuglement collectif qui n'aurait pas épargné le plus pénétrant des critiques, familier des « phares », Charles Du Bos ?
Aujourd'hui où elle n'est plus guère qu'un très beau nom (dont on regrette que Proust ne lui ait pas appliqué ce prisme qui tira du nom de Guermantes on sait quelles irisations), aujourd'hui où sa biographie, sa correspondance, sa figure, nous occupent seules, il serait temps enfin d'entreprendre la révision du procès qu'on fait à l'écrivain depuis sa mort (encore qu'il ait commencé avant). Ce qui suppose qu'on l'a lu entièrement, – épreuve, il est vrai, du même ordre que fréquenter de bout en bout le Lamartine poète ! Car l'auteur et la femme ont assez fourni d'armes aux adversaires de l'oeuvre pour que l'on conçoive les dénigrements et les rejets, voire les condamnations qu'elle suscita. Et ce n'est pas servir la cause que l'on défend que de taire ou d'atténuer les griefs ; ainsi qu'en certaines études où la pitié, l'amitié, tinrent lieu d'esprit critique. Il s'agit bel et bien de requérir, et d'autant plus durement que la prévenue ne bénéficie guère de circonstances atténuantes. Il faut dire à cette grande Ombre les vérités qu'on lui tut de son vivant ou qu'elle refusa d'entendre. Il faut lui... exposer pourquoi son aspiration à l'immortalité se voit si mal réalisée ; pourquoi il doit se trouver peu de « jeunes hommes » enclins à lui préférer, selon son voeu, quelque jeune vivante.
Mais après qu'on aura requis sans lui faire grâce de rien, on se demandera pourquoi certains esprits non seulement comprennent la fascination que le poète exerça sur ses contemporains, mais la subissent toujours, malgré le Bateau ivre et les Cinq grandes Odes, malgré le Surréalisme et Char, et Saint-John Perse. Qu'est-ce donc, en cette oeuvre, qui désarme la critique (du moins la leur) ? Qu'y trouve-t-on d'actuel, quand toutes les apparences rattachent cette poésie à un Romantisme abâtardi ? Quels pouvoirs ou prestiges secrets a-t-elle pour vous faire passer outre à ses aspects les plus rebutants ? Pour vous faire taxer de mauvais goût, et vous attirer la commisération de ces intellectuels dont parle Cocteau dans sa préface à La Comtesse de Noailles, oui et non : « ... ce qui se prouve est vulgaire et il n'existe au royaume de l'art qu'une seule preuve : l'érection morale que provoque une certaine forme inédite de la beauté.
« Rien ne prouvera donc aux intellectuels que la comtesse Anna de Noailles soit un très grand poète, car la toute mystérieuse sexualité dont je parle n'est pas le fait d'un milieu qui confond avec du brio ce qui brille et pour lequel un certain ennui semble être le signe de sérieux et le privilège de chef d'œuvre ».
(C'est dire que l'avocat aura la tâche bien moins facile que le procureur, puisqu'il lui faudra convaincre sans pouvoir « prouver », ou plutôt que ses preuves pourront toujours être récusées par ceux que « l'érection morale » ne visite guère. Mais s'il y eut jadis excès d'honneur, il n'y a pas moins, de nos jours, flagrant excès d'indignité. Et courrait-on le risque de renforcer l'hostilité, d'entraîner confirmation, aggravation de l'arrêt, que cela vaudrait de plaider cette cause : du moins jugera-t-on désormais sur pièces, ce qui a depuis longtemps cessé d'être le cas).
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LE CONTRE...
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Devant l'oeuvre efflorescente d'Anna de Noailles, le lecteur cherche des yeux un coupe-coupe : n'est-il pas là en présence d'une jungle de mots, ou du moins d'un parc depuis longtemps abandonné où la végétation fait rage ?
Dire que « La conviction et le lyrisme sont insistants, ils ne se lassent pas »[2], c'est croire que le lecteur aura toutes les complaisances de l'auteur, même si la « répétition n'est pas toujours monotonie »[3]. C'est tenir la surabondance pour force et richesse quand bien même elle est celle de la plate énumération, du dénombrement didactique d'un Delille qui aurait lu Lamartine, de la métaphore imprudemment filée, de l'invocation que ruine la démesure.
Descriptions exhaustives, circulaires, où chaque nom se voit imposer un qualificatif exténué, convocation sans nécessité de pays, de villes, de poètes ou de dieux ... Comment ne pas éprouver une immédiate saturation des sens, une suffocation et presque de l'angoisse à fréquenter cette poésie ... infligée, qui ne nous fait grâce de rien et, coruscante, veut délibérément nous éblouir ? Tel est parfois l'encombrement et tel le ressassement, que l'esprit glisse sur la page et perd le fil. Pas un mot, un vers n'est obscur ; simplement le poème, au lieu de se constituer, semble peu à peu se défaire, trop lâche ou trop peu nécessaire.
Mais il serait par trop sommaire de réduire l'oeuvre à un amas de faiblesses. Elle nous fascinerait moins si nous n'y voyions l'échec à l'oeuvre. « Pourtant tu t'en iras un jour de moi, Jeunesse »[4]. Un accent nous requiert, en cet incipit, et la grâce va se soutenir durant deux quatrains. Nous voici du côté de Lamartine et de tous ceux qui exhalèrent leur amertume de se sentir trahis par le temps. Puis, comme si le poète ne faisait pas confiance au lecteur, ou à ce début, poignant comme un cri de bête blessée, vient le développement – l'agrandissement ! Pour atteindre un quatrain, l'ultime, égal aux deux premiers, nous ne devrons pas traverser moins de sept strophes embarrassées de superfluités, de gaucheries, et de ces incertitudes de langue analogues aux voix de chanteurs vieillissants, qui bougent.
Un poème comme « La Prière, devant le Soleil »[5]semble si accordé à l'inspiration d'Anna de Noailles, qu'on ne l'aborde pas sans appréhension : « Ah, qu'ici au moins Elle donne sa mesure ! » Et certes le début, fervent, souverain, riche d'images moins rebattues, a de quoi autoriser l'espoir ... jusqu'à ce que reparaissent bientôt les maladresses, les épithètes gratuites ou superflues, souvent lâchées par trois ou quatre. Cependant, voici à nouveau des vers sobrement jaillis, qui nous atteignent. Mais ce sera feu de paille et l'on retombe, à peine s'est-on réjoui, dans un lyrisme aussi inconséquent qu'hyperbolique. Et ainsi, tout au long d'une poésie en dents de scie, balancera-t-on entre l'adhésion et le refus, l'admiration et l'accablement.
À la source de tout poème, un cri – la part des dieux – propre à nous toucher encore : « Hélas ! je n'étais pas faite pour être morte »[6] – « Car ma cendre sera plus chaude que leur vie »[7] – « Mon coeur dans la douleur eut son éternité ! »[8] « Et la plus morte mort est d'avoir survécu. »[9] Mais ces vers finals en vue desquels est construit le poème-perspective, ces vers où l'on devine le mouvement de légitime orgueil qui en salua l'éclosion, le poète ne se dit pas que son lecteur les aborde exténué par ce qui précède, ou plus souvent dans l'état de distraction où le jetèrent tant de mots sans importance. Ah ! comment n'avoir pas perçu que la brièveté s'imposait, s'agissant de restituer la force, la violence du sentiment ? Et qu'un beau vers achevant un poème « soufflé » ne suffit pas à le sauver ; que le cri lui-même se trouve discrédité par la dissertation qui le précède et parfois le suit – car le poète ne s'avise pas toujours que la pièce est achevée, et poursuit alors même que tout est dit.
Anna de Noailles, être de cris, nous confirme qu'on peut avoir le sens de la chute, et manquer le but parce que tout le poème a ... conspiré à nuire au vers ultime. La sensation, le sentiment premiers sont bien là, qui devraient nous atteindre, mais affadis, mais trahis par un entourage parasite – et le cri, si pur à l'origine, ne nous parvient plus que dans une gangue, au terme d'un dévalement sinueux, entravé, ou quasi statique.
S'il n'est de lecture qui vaille où le lecteur ne se sente appelé à collaborer avec l'auteur, l'oeuvre d'Anna de Noailles nous met à l'excès à contribution. Valéry se surprit un jour, lisant des vers, à vainement tenter d'y introduire quelque modification. Ici, il n'est guère de poèmes que nous n'ayons envie de retoucher – en élaguant, en choisissant « entre deux mots, le moindre », en substituant à l'approximatif le terme précis –, afin que l'ensemble atteigne à la beauté que nous lui pressentons et qui lui fut retirée par l'absence d'exigence et parfois de goût ; les bonheurs d'expression mêmes pâlissant de leur environnement médiocre.
Quel poème latent, quel poème enfoui sous les scories !, se dit-on maintes fois – et par exemple devant les strophes sur « La Volupté »[10] aux accents si baudelairiens ... Le lecteur – par contagion en situation d'échec – rêvant alors sur ce qui aurait pu être. Nul ressentiment chez lui à fréquenter Théophile Gautier, Moréas, Heredia ou Verhaeren ... qui ne devinrent que ce qu'ils étaient, dont la sorte de talent nous détourne d'imaginer un autre possible. Mais en dépit de tant de mots assemblés qui, par une sorte de fatalité, fluent comme poussière entre nos doigts, il est manifeste que le terme de talent ne rend ici compte qu'en partie de l'impression que nous font, envers et contre tout, tant de vers ... immérités.
A suivre