LA MER selon JULES MICHELET
I
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Parmi les livres de nature, les monographies que Michelet publia quand Napoléon III l'eut privé d'enseigner, l'eut démis de ses fonctions de chef du service des archives royales, figura La Mer qui aurait pu s'intituler L'Océan, même si la Méditerranée y est évoquée.
La Femme, La Mer : Ayant lu les deux ouvrages, je m'avise que ce sont là deux grands êtres auxquels la prose ne convient pas, si ce n'est pour les décrire dans leur apparence et leurs comportements - leurs foucades - ; nullement pour nous les rendre présents à les toucher. À quoi parviennent si bien l'image, le choc de deux mots pertinents ou impertinents ; lesquels nous jettent dans l'évidence : « Mais oui, bien sûr ! » avec l'ébahissement de la Pauline de Polyeucte : « Je vois, je sais, je crois. Je suis désabusée ! » et la confusion de n'avoir vu d'emblée ce qui est pourtant patent.
Or, la mer, comme la femme, sont réservoirs, sources vives, intarissables, d'images ; elles admettent toutes les audaces linguistiques. Michelet, s'il n'ignore pas les analogies ; s'il relate, décrit ce qu'il a vu ou lu en observateur appliqué, en homme de grand savoir, n'est pas un voyant, un « voleur de feu ». Capable en ses descriptions de ferveur, d'enthousiasme, il ne « donne pas à voir », faute d'un rapprochement, d'une collision entre deux mots qui semblent n'avoir rien à faire ensemble, mais dont la conjonction apparemment contre-nature donne pourtant lieu à une assez belle descendance, à en juger par les irisations qui s'épanchent en nous en cercles concentriques.
C'est en lisant La Mer de Michelet que je prends pleine conscience de ce rapport : à la puissance de l'Océan, seule peut répondre cette puissance qu'acquiert le langage dans la Poésie hauturière, celle qui bannit l'explicite pour nous jeter dans la surprise, l'inouï ; celle qui bannit les mots superflus, la mignardise, pour ne retenir que l'essence. Au poète de se rendre digne de ce qu'il célèbre par une concrétion du langage qui fasse, de chacune de ses formulations, une manière de clé de voûte dont vont rayonner arcatures, volutes, retombées - le tout nous donnant la sensation du nécessaire et du définitif.
Rien de plus dérisoire et affligeant que la grandeur louée, rabaissée par de médiocres versificateurs. C'est là prostituer le langage, au regard de ce qu'en firent, précisément pour l'Océan, un Lautréamont, un Saint-Pol Roux, le Hugo prosateur, le Valéry des Cahiers , le Saint-John-Perse d'Amers, et parfois un mot suffit, inattendu comme dans « Jardin perdu » de Cours naturel, de Paul Eluard : « Ce jardin donnait sur la mer / Gorge d'oeillet / Il imitait le bruit de l'eau / On sous-entendait la forêt // Son cœur débitait l'air du large / En massifs calmes / Ses fleurs montaient à pas de feuilles / vers les racines du jour tendre […] »
Nous n'attendions pas le verbe sous-entendre, mais comme il éploie la rumeur basse dans ce qui va se trouver évoqué, alors que, déjà, se débite l'air du large et que montent les fleurs « à pas de feuilles »