* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

1e avril





« Où voudriez-vous vivre ? »



À la question : « Où voudriez-vous vivre ? », la plus sage réponse n'est-elle pas de se dire satisfait du lieu où l'on est ? Pourtant, il nous souvient d'avoir, dans nos pérégrinations, mis maintes fois pied à terre en supputant l'aise qu'il y aurait à vivre là, et, par exemple, en ce village perché où le ciel est si ample, le temps si égal et lent, qu'on y passerait des jours sans heurts, purs et pleins. Et d'imaginer quel évasement du regard, quelle expansion de l'être, on éprouverait à seulement ouvrir ses volets, quand un pavillon de banlieue vous fait vivre à courte vue, entre des œillères – et le monde s'en peint en grisaille, l'âme s'en rapetisse, le cœur s'en racornit.


Visitant l'exposition Vermeer, Proust fut requis par un petit pan de mur jaune de la Vue de Delft. La photographie que je viens de retrouver ne peut se prévaloir de tels auspices ; elle semblerait même commune à beaucoup. Au fond d'une prairie de hautes herbes, s'élève une demeure à deux corps de bâtiment dont l'un, pourvu d'un étage, se carre, quand l'autre, accolé, s'allonge en simple rez-de-chaussée. Malgré sa façade blanche, ses volets d'un jaune pâle, ses toits paille ou rouille, le logis serait moins lumineux s'il ne s'adossait à une sombre et compacte falaise de résineux qui le domine de haut. Falaise en laquelle on pourrait non moins voir le front d'une vague de ressac, lourde de varechs et près de s'abattre.


Et l'on goûte d'abord le sens des contrastes qui a présidé à l'incrustation d'une maison radieuse régie par l'équerre, dans la tumultueuse et nocturne frondaison. Mais cette demeure me retiendrait moins si je ne la savais à la pointe d'une île atlantique, le rideau d'arbres la séparant seul de l'océan.



D'innombrables maisons côtières ont choisi d'avoir vue sur le large. Celle-ci tourne le dos à l'étendue : il est plus reposant de faire face à un pré herbu qu'au glacis d'une immatérielle citadelle, qu'au biseau de l'horizon marin.


« L'ouïe de la cognée » désignait, en langage de forestier, la distance à laquelle s'entend une cognée à l'œuvre. Nul doute qu'en ce logis on ne perçoive les vagues heurter la roche, la rumeur croître ou s'amenuiser selon les heures ; mais ce que j'entends, ce que je vois, ce sont les couleurs que prend la tempête entre ces murs – en raison du puissant pare-feu qu'on s'est donné contre l'incendie des airs, et la fournaise proche.


Les expressions de grosse mer, de gros temps, disent l'enflure des vagues, jointe à la migration forcée, et forcenée, de l'atmosphère. Épais et grumeleux, l'espace turgescent s'écoule en un torrent qui aurait pris en charge la masse des eaux, le rivage et ses galets. Irrépressible, ininterrompu, un convoi de wagons-citernes vides passe à grande vitesse sur un pont métallique, éperonné par un vent qui s'affûte en des coins de rue, se tréfile en des ruelles torses – et les airs en bleuissent de rage et de dépit mêlés.


Et que ne peut-on discerner dans le hourvari qui vous tient lieu de pensée ! Transversale, une pluie d'abat mousse sur des pavés, une corne module dans le registre de la raucité, une voiture rapide incise une enfilade de flaques, un voyou, deux doigts sur les lèvres, émet un sifflement narquois…


Ainsi en est-il pour ceux qui ont maison en vue de mer, et qui vivent la tourmente entre mugissements striés d'averses, bourrades à plein torse, grésillements de lames d'acier qu'on ébarbe, lointains glapissements d'âmes en peine.


Mais ici, parce qu'on fit alliance avec le végétal, les coups de boutoir se dissipent dans les souples rameaux. Le vent, qui ne déteste rien tant que l'inextricable, y dissocie, y enchevêtre ses fibres jointes, rectilignes. Il est un, on lui oppose le multiple ; il est résolu, on fait diversion à son dessein. On le filtre, et il en perd de sa pugnacité – si bien que la maison se rit de ses apostrophes.


J'habiterais là, c'est à regret que je verrais s'achever la tempête. Quel grand voyage – en Orient-express –, on doit accomplir en ces heures où, d'une pièce paisible, une saveur d'eau douce aux lèvres, on voit, par les vitres, s'enfuir un paysage diaphane jusqu'à l'abstrait ! Et comme on sut bien déjouer les menées du vent ! Il visait aussi notre ossature ? Notre peau s'épanouit, se lustre, à le sentir sans pouvoir sur nous. Et parce que tangible est alors le sentiment de l'intimité, c'est gros d'une neuve tendresse, que nous rendons un hommage de gratitude à un simple rideau d'arbres.


J'ignore quels gens vivent là, mais je les crédite de savoir également goûter le vaste et le clos, le stable et le mouvant, l'austère et le radieux, en des oppositions où chaque qualité fait valoir l'autre. Je les loue d'avoir enchâssé leur demeure dans un écran qui lui soit aussi écrin, nous rappelant qu'il n'est pas, de solitaires, qu'en joaillerie.


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[ un déchaînement de monstres ]


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… La mer à perte de vue était blanche ; dix lieues de savon emplissaient l'horizon. Des portes de feu s'ouvraient et se fermaient. Quelques nuages paraissaient brûlés par les autres, et sur des tas de nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressemblaient à des fumées. Des configurations flottantes se heurtaient et s'amalgamaient, se déformant les unes par les autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de peloton dans le firmament. Il y avait au milieu du plafond d'ombre une espèce de vaste hotte renversée d'où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les bruits, les foudres, tant ces penchements du gouffre sont formidables.


Les flocons d'écume, volant de toutes parts, ressemblaient à de la laine. L'eau vaste et irritée noyait les rochers, montant dessus, entrait dedans, pénétrait dans le réseau des fissures intérieures et ressortait des masses granitiques par des fentes étroites, espèces de bouches intarissables qui faisaient dans ce déluge de petites fontaines paisibles. ça et là, des filets d'argent tombaient gracieusement de ces trous dans la mer.


… La tourmente continuait ses violences, sur le flanc de l'écueil, avec une solennité lugubre. L'urne d'eau et l'urne de feu qui sont dans les nuées se versaient sans se vider. Les ondulations hautes et basses du vent ressemblaient aux mouvements d'un dragon…


L'orage atteignait son paroxysme. La tempête n'avait été que terrible, elle devint horrible. La convulsion de la mer gagna le ciel… Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c'est pour le ciel une espèce de montée au cerveau. C'est à cet instant-là que se fait dans les tempêtes cette dépense continue d'électricité que Piddington appelle la cascade d'éclairs. C'est à cet instant-là qu'au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi, pour espionner l'effarement universel, ce cercle de lueur bleue que les vieux marins espagnols nommaient l'œil de Tempête, el ojo de tempestad.


Victor Hugo.


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Murmures


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L'amoureuse :


Comme un four doit faire du bon pain, notre maison doit faire l'amour et doré et savoureux.


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L'amoureux :


Toi revenue, il y aura en ces murs le même silence mais, de surcroît, une chaleur d'été qui fut demeurée captive. Un goût de clandestinité encore, de séquestration. Et toute la maison sera un secret bien gardé.


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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Éditions Encre Marine.


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samedi

15 mars








« Avez-vous lu mireille sorgue ? »



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« Avez-vous lu Mireille Sorgue ? » demandait, dans « Le Figaro » du 15 février 1985, André Brincourt, avec les accents de qui n'en revient pas.



L'Amant et le premier tome des Lettres à l'Amant venaient de paraître. Du premier, le critique déclare : « …j'ai soudain le sentiment de me trouver devant un livre hors pair, – sans références possibles à la production actuelle – mais cependant digne des plus grands du genre pour autant que la célébration de l'amour en soit un, je veux dire sa naissance, sa formation, sa maturation dans un être-miroir qui le réfléchit, l'approfondit, le retient et nous l'offre sur un ton et dans un style qui jamais ne cèdent à la mièvrerie, au lyrisme plaqué, mais traduisent une sorte de vertige de soi et de la reconnaissance de l'autre. »



Et André Brincourt de souligner « une qualité d'écriture incomparable, la révélation d'une exceptionnelle richesse intérieure » ; « la fabuleuse disponibilité de corps et d'esprit de cette jeune fille. Car nous la découvrons à dix-huit ans avec cet équilibre impressionnant de force et de sensibilité, de savoir et de mépris, de tendresse et de fermeté, d'humilité et d'orgueil. Elle mènera à l'extrême la lucidité et l'impudeur. »



Près d'un quart de siècle après, ce jugement demeure pleinement fondé. Et sans doute sommes-nous habitués à voir la critique célébrer chaque semaine plusieurs « chefs d'œuvre » – appelés à traverser les siècles ! – dont il ne sera plus jamais question, mais quand parurent les deux ouvrages précités, on perçut, dans les dizaines d'articles qui les signalent, une manière de saisissement devant l'œuvre, le critique Jean-Didier Wolfromm déclarant : « Son talent ne doit rien à personne, elle crée son propre langage amoureux au fur et à mesure de son exaltation quotidienne. On n'a jamais rien lu de plus beau et de plus fort. […] Le destin a voulu qu'elle reste cette jeune fille éternelle qui laisse derrière elle ce paquet de lettres fulgurantes et cet essai amoureux, dérisoire désormais, comme si en Mireille Sorgue avaient été assassinés à la fois Mozart et Aragon. » (« Le magazine littéraire », mars 1985)



Le saisissement, donc, devant une telle précocité de dons, mais la ferveur, la gratitude aussi : « Avant de disparaître, elle avait brûlé d'un amour fou ; elle l'avait écrit avec du feu, du soleil et du grand vent. On émerge ébloui de l'écriture éclatante de Mireille Sorgue […] Mireille Sorgue donne une terrible fringale de vivre. » Elle « qui, de page en page, devinait sa vie courte et pressentait la fin prochaine, a réussi à faire de ses sentiments une éternité. Et une mélodie joyeuse qui saute, roule, chahute, aussi vive que l'eau. Aussi insaisissable qu'elle. À jamais. » (Fabienne Pascaud, « Télérama », 1er mai 1985)



Cependant que Charles Le Quintrec (dans « Ouest France » du 6 mars 1985) achève son article par un éloge de l'écriture : « Il est réconfortant, en un temps où le corps se veut en perdition et la langue pour le dire mutilée par tous les apports adultères, de voir une jeune fille de vingt ans redresser notre langage jusqu'au classicisme sans rien perdre de sa force, de son élan, de la pureté, de la vigueur, de la rigueur et de l'ample beauté de son témoignage. Voilà l'exemple. »



« Un langage certes ciselé, parfois enluminé, mais qui n'est jamais aussi intense que lorsqu'il est simple et direct, parce qu'il vibre alors de toute l'impatience de la jeunesse. » (Alain Favarger, « La Liberté », 8 avril 1985)



« On reste confondu devant le style, la profondeur psychologique, la culture de cette femme si jeune. […] La disparition prématurée de ce météore des lettres nous a peut-être privés d'un écrivain majeur. mais elle nous laisse l'image d'une jeunesse éternelle, en quête d'absolu qui n'aura pas eu à connaître l'usure du temps. Une comète fulgurante dont l'éclat laisse le lecteur ébloui bien longtemps après le livre refermé. » (Jean Contrucci, « Le Provençal », 28 avril 1985)



« Disons le tout net : c'est un événement. Le monde des littérateurs ne nous offre pas si souvent à découvrir la poésie avec la vraie vie, ni la vraie vie avec la sincérité de l'expression. Je n'en dirai pas plus. On ne déflore pas le merveilleux. On y entre entre deux souffles, on s'y laisse couler, et l'on est ravi à son tour. » (Maurice Chavardès, « Revue naturiste internationale », décembre 1968)



« Il s'agit d'un véritable hymne à l'amour humain dans toute sa splendeur charnelle et sacrée, et tel qu'une femme seule, sans doute, pouvait l'écrire. […] On ne peut lire [L'Amant] sans un mélange de stupeur et d'émerveillement, tant l'audace y est mêlée d'exigence et d'une soif de connaissance absolue. Les dons de l'écrivain sont éclatants, mais son inspiration surtout est rare, la hauteur presque augurale du ton qui livre à la lumière les obscurités de l'amour. On peut dire des deux livres ce qu'elle écrivait elle-même des sonnets de Louise Labé : "C'est une oeuvre libératrice. Cette voix crie ce que la plupart ne savent ou n'osent dire. Elle délivre les amants de leur mutité." » (Jean Mambrino, « Esprit »)





Nulle dissonance ne se perçoit dans toutes les chroniques qui saluent, en L'Amant, « le plus beau, le plus étonnant chant d'amour qui ait été écrit depuis longtemps » ; dans la correspondance, « des lettres éblouissantes de sensibilité et de talent spontané. » Regrettons seulement que la nouveauté de l'entreprise n'ait pas été davantage relevée. Car il ne s'agit de rien de moins, dans L'Amant, que de faire l'éloge de celui-ci très charnellement. Et sans doute trouverait-on dans les écrits d'amoureuses, depuis Louise Labé, des accents épars qui célèbrent le physique de l'homme aimé ; mais la seule tentative délibérée de cet ordre dans la littérature française est, à notre connaissance, celle de Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) dans Le Livre pour Toi1.



Quand on pourra lire l'intégralité des Lettres à l'Amant, on y verra, à partir de 1964, une étudiante et brillante et exténuée par les travaux universitaires auxquels elle s'adonne avec une conscience exemplaire, déplorer que ses lettres en pâtissent. Aussi, en manière de compensation, celle qui déclarait : « J'aime l'homme d'un inguérissable désir », décide-t-elle, « pour conjurer vieillesse et féminité !! », de consacrer les vacances de l'été 1965 à célébrer la main de l'Amant. Robert Morel, à qui ces pages sont adressées pour sa collection « Célébration », invite alors l'auteur à composer d'autres textes de même tonalité, propres à former un éloge de l'Amant tout entier.



Ce sont ces fragments, pour la plupart à l'état de premier jet, qui, avec la « célébration de la main », seront publiés en 1968, à titre posthume, par Robert Morel, puis réédités par Albin Michel.



Il faut, sur un point, faire mentir celle qui écrivit : « Les livres sont si peu de chose, qui durent si peu de temps, et les mémoires qui les retiennent moins encore » : il faut, oui, faire, de L'Amant, des Lettres à l'Amant, des livres de chevet.



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1. Paru en 1907, l'ouvrage a été réédité en 1994 aux Éditions de la Différence.



2. Née le 19 mars 1944, Mireille Sorgue est morte le 17 août 1967. L'Amant obtint, en 1969, le prix Hermès, le jury comprenant entre autres Marguerite Yourcenar et Elie Weisel.



3. À la reprise en Livre de poche, on préfèrera, pour les trois volumes parus, cette édition-là, ne serait-ce que pour s'épargner de lire, en format de poche, et telle notice dérisoire, et la fort piteuse préface de L'Amant, imposées par l'ayant-droit patrimoniale.



*







a



quelques extraits (1)



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Lettres à l'Amant I , Albin Michel, 1985.



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Un autre jour je saurai te rendre tes caresses et j'apprendrai l'amour peu à peu comme un art très difficile d'arabesques et d'harmonies, j'entends les gestes de l'amour, car pour ce qui est de la ferveur, je sais, oh je sais infiniment t'aimer, comme ces mots ne sauront te le dire. C'est d'hier et d'aujourd'hui et de demain et de toujours. Hier ne sachant encore que la chère voix soleilleuse. Mais aujourd'hui j'ai appris ton visage – ton visage à la source, et ton poids (persuasif) d'homme. [p.171]



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Je veux, pour te rassurer, t'envoyer dès aujourd'hui cette lettre… Crois-tu que je vais savoir écrire des lettres d'amour ? … Ah, comme tu souris, et puis tout d'un coup ni toi ni moi nous ne sourions plus – et on ne sait qui a le plus peur, de l'oiseau ou de la proie, ni qui est l'oiseau ni qui est la proie. On n'y voit plus rien. Que le soleil. [p.179]



*



Amour mien, voilà que je ne sais plus t'écrire… Le vent tourne sur lui-même, tourne et danse et perd la tête ; le vent ivre, comment veux-tu qu'il dise autre chose que des paroles hasardeuses ; par lambeaux qu'il s'arrache, par écailles perdues ! Mais le corps nu du vent, sous les écailles, ce grand silence ivre-fou, la sarabande figée, la danse qui se consume, le cœur nu de l'ouragan, l'amour que j'ai de toi, tout au fond demeure ineffable. [p.197]



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Demain, je veux écrire un grand poème indélébile, à ta jouissance seule, miroir de sorcière où chacun reconnaisse l'autre au centre du soleil. Mais saurai-je ? Et comment en aurai-je le loisir ?



Je veux t'écrire un grand poème indélébile… N'en doute pas, si je le dis si haut, résolument, c'est que de vrai j'en désespère. Je sais toute parole un défaut du silence, comme une bulle dans la masse cristalline. mais il entre de la volupté dans l'acte d'écrire, c'est pourquoi je l'accomplirai… Assouvissement…



La voilà donc formulée sans que j'y aie pris garde, la justification que je cherchais, comme ne voulant pas m'abandonner sans résistance à mon désir. Créer pour le plaisir.



« Pour ta jouissance seule », et la mienne, initiale, que la tienne colore par avance, pondère, prolonge. Et je sens bien qu'il serait de pur artifice de chercher à présent d'autres « bonnes » raisons, des raisons « honorables ».



Il m'est égal de mourir toute. Et ce n'est pas tant pour me survivre que pour vivre que je veux écrire. J'écrirai comme on fait l'amour. Qu'une telle conception manque de générosité ? Il est vrai. N'en sois pas triste, mon amour, je t'en prie, car si la vérité te faisait mal, je serais tentée de l'omettre. [pp.214-215]



*



M'éveillant aux disputes d'oiseaux, je bouge indécise encore, puis d'un seul retournement, de l'oubli je viens au jour des fenêtres. Alors, je te rencontre et je te reconnais.



Matin ! Et j'aime cette heure neuve où mon amour balançant du rêve à la réalité, s'étonne de lui-même, se dénude et s'éprouve. Une lèvre extrême de nuit se dérobe, et la rumeur confuse de mes rives en sommeil se change en silence pur. Je te retrouve. Ma bouche se sait promise. Une douceur s'amasse où des rires infusent. Ma chair à voix haute divague, et mes mains lentes t'invoquent sur la place à mon côté où je t'imagine dormant. Le temps sur notre accord se compose.



Un jour encore !



Un jour. Je ne me lève pas pour besogner, mais pour t'écrire. [p.249]



*



J'ai bien dormi. D'un sommeil noir, noir comme terre et comme elle, profond. M'éveillant au premier clin de jour, je te regarderai dormir un long moment, mon enfant, mon amour ; puis je défis précautionneusement tes bras noués à ma taille et te laissant reposer, je sortis… Lorsque je revins, tout humide de sueur et de rosée, mon baiser sans doute eut goût de menthe mûre, et mes bras la vigueur verte des jeunes arbres ; je fis mes mains douces et lisses comme ciel à huit heures du matin, et dorée ma caresse, tout un pré de boutons d'or sur Toi ! Et je riais, oui, car tu ne savais pas ce qui t'arrivait, et tu t'étonnais de te réveiller dans ce jardin sauvage, sous l'emprise vorace des herbes folles… puis tu me reconnus et repris possession de moi avec le monde autour… [p.267]



*



Étoile du matin pour éveiller mon amour d'un baiser pâle encore. Le jour se déchire, cisaillé d'hirondelles. J'adore le soleil qui te ressemble et je m'écoute vivre seule à cette heure pure. J'écoute comme je t'aime… Vois-tu le même grand ciel bleu que moi ? Je lui livre mes lèvres pour qu'il les pose sur les tiennes, te portant la bonne nouvelle d'une fête promise… [p.272]



*



J'aime ton espace secret, ta durée profonde, ton être d'accueil…



Notre ressemblance essentielle est dans la tension de cet espace, le prolongement de cette durée, l'ouverture de l'accueil. Interchangeables, permutables ; nous pouvons nous habiter l'un l'autre… La même investigation conduit en chacun de nous à la vibration première que nous répercutons et déchiffrons et perpétuons de la même manière par l'écriture.



L'amour entre nous comme une grande roue tournante de moulin mêlant nos deux vies grain à grain, goutte à goutte…



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Lettres à l'Amant II , Albin Michel, 1985.



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Il gèle à pierre fendre, à cœur fendre de joie – et si tu savais ce carillon, cette allégresse de cloches sur la ville, sonnant l'annonce de Noël ! – Il gèle, beau prétexte pour jouer les pages, tout de noir vêtus. Il gèle, beau prétexte pour rêver d'amour, du feu de tes mains – raconte-moi tes mains, s'il te plaît – tes mains de paille et de plumes, furtives, tes mains rivières, dures, précises, tes mains de tison – dessine-moi tes mains s'il te plaît, comme un arbre tremblant au-dessus de moi – et lourdes comme fruits d'automne, ouvre-les à ma ressemblance s'il te plaît – ne vois-tu pas, le monde rit au fond, tout au fond je t'offre la lune que cherchent les petits enfants, un oiseau bleu couleur de lune, je t'en prie viens le délivrer du réseau de mon sang – Amour mien, mon amour, il gèle […] [p.164]



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[…] Je t'avoue que j'étais très inquiète avant de commencer (un exposé) ; puis, dès les premiers mots, je n'ai plus eu peur du tout. Tu sais, ce genre d'exercice me ravit ; je trouve qu'il y a une jouissance assez grisante à tenir en haleine un auditoire, à essayer sur lui la magie des mots, d'un accent ; mais ce matin, au-delà de cette sorte de plaisir, j'eus celui de parler d'une œuvre très haute, très chère, et je ne me privai pas d'en lire maints extraits ; le professeur louant ensuite mon ton de « passion discrète, contenue ». Ma foi, il n'en finissait pas de me remercier. Mimi était surtout heureuse d'avoir découvert à ses camarades une œuvre qu'ils ignoraient, et qu'ils ont accueillie avec un respect chaleureux. Mais c'était Toi souvent qui parlais au travers de moi…



Il est donc l'après-midi. Je n'aime pas t'écrire à cette heure incertaine, qui n'a plus la nouveauté délectable du matin, et pas encore l'intimité du soir. [p.165]



*



DORS-TU ? – à voix imperceptible, à voix de vent rêvant



– Dors-tu ?



Je voudrais que tu dormes. Pour m'approcher de toi à pas imperceptibles, pas de vent rêvant, et me pencher longtemps. Vais-je te reconnaître, vais-je me retrouver, miroir de mon plus vrai visage ? Me penchant longtemps, puis le baiser brouille l'image et l'on n'y voit plus rien […]



Qui es-tu ?



Où donc t'ai-je vu ? Il me semble reconnaître ton visage comme un séjour longtemps habité dans l'enfance, une image familière – étrange qui vous hante, ta voix comme un bruit qui sonne, familier-étrange, sans qu'on parvienne à l'identifier…



Qui es-tu ? Où donc t'ai-je vu ?



Je te reconnais. J'ignore ton nom. […]



J'ai crié. Tu t'es éveillé. Tu me berces comme un petit enfant fiévreux, et je m'apaise, et je me souviens. […] Tu me berces, et te penchant longtemps : « Dors-tu ? » à voix imperceptible à voix de vent rêvant… Je voudrais que tu dormes [pp.193-194]



*



J'ai assez le sentiment que le temps m'est compté[…] Il me semble qu'en t'écrivant je pare au plus pressé. Ce travail-ci peut attendre, mais sais-je si demain vient, sais-je si demain je vis ? Et ce remords que j'aurais à te quitter à mi-dialogue, ce remords que j'ai, que j'aurai : car nous n'en finirons pas de cette conversation-ci, et que t'aurai-je dit qui vaille, que t'aurai-je légué qui soit de quelque poids,



hors ces deux mots



Mon amour



qui ne te consoleront pas ? [p.210]



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Mon amour, pour toi seul humaine, faible, douce, sourire et rire en paresseuse, et nonchalante, fertile, apprivoisée… Mais autrement il faut, il faudra que je sois dure. Fermée, lisse comme un caillou, poing douloureux jusqu'à l'éclatement.



Amour mien, mon doux trésor ne t'effraie pas. Demain seul, pressenti, est angoissant de pureté, de nudité – mais aujourd'hui nous allons bien, nous allons même mieux. Simplement, par moments, mon relatif isolement me fait pressentir les exigences de l'œuvre future, ou tout au moins de l'œuvre désirée. Oh, je n'écrirai pas facilement – ni paresseusement, ni délectablement : il faudra je le sais le noir et le silence et que je sois loin de toi. Et peut-être devient-on fou … Et peut-être à la fin ne se résigne-t-on à rien car comment ne pas trahir, comment ne rien amoindrir ? Quel paradoxe que de devoir s'enfermer, se retrancher, se nier, pour dire le soleil, l'amour, le goût d'être… Et pas d'autre justification que la nécessité, la contrainte – et chaque révolte durement réprimée,



Oh, comprends-tu ? Et rien qui vaille. [pp. 214-215]



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Dors mon amour , dors à l'ombre de ma bouche – fleur coupée, fleur fraîche naguère pour voler l'éclat du rayonnant cœur du jour, source douce mise au chevet de ta soif pour adoucir l'incorruptible saveur de sel du désir – mais fleur couleur des cendres du plaisir, que la nuit évapore et fane et qui repose impondérable sur tes lèvres, dors…Il est onze heure et quart, me voici de retour dans ma chambre où tu m'as précédée et m'accueilles – mais t'avais-je seulement quitté ? Tu sais bien que non, et que tout au contraire j'ai repris possession de toi : je suis venue, tu es mort en moi pour renaître neuf, et je m'en suis retournée « très solitaire, très habitée », tout occupée de Nous… Et bien que savoureusement dolente peut-être ne pourrais-je m'endormir d'ici longtemps tant me captive ce visage que te fait le désir, le visage surréel de mon amant, baigné de moelleuse lumière… Mais ce que je contemple encore à cette heure, c'et le petit enfant repu, recru, endormi sur mon sein… Je regarde les cernes fragiles, et la trace des larmes, je regarde les lèvres gourmandes, et je me dis à moi-même mon amour dont je m'émerveille autant que du tien…



Amour mien, je voudrais que tu puisses habiter une fois mon regard d'amante mon regard incrédule et comblé, tu saurais combien… mais tu sais ! Oh, oui, tu sais bien ce que tu es pour moi, au-delà de toutes limites… Il y eut ce jour, ce jour pris tout entier dans une de tes larmes, ce jour rond comme une perle d'eau limpide, discrètement sonore, et mat, comme la pluie s'égouttant sous les sapins au-dessus de nous. mon amour tu me rends heureuse. Le sais-tu bien ? Moi, je veux être digne de tant de chance, digne de toi – et t'ayant embrassé j'ai plus de forces comme tel touchant la terre, toutes les forces de la terre, pour te mériter et pour te garder.



Je vais dormir au long de toi. [p.311]



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[…] hier soir avant de m'endormir j'écoutai le 23e Concerto (« pour t'attendre »)– Mozart parle pudiquement d'une mort gracieuse, comme celle des roses, devant laquelle on retient des larmes qui ne sont pas de désespoir et de crainte, mais de ferveur pour ce qui demeure et de pitié pour ce qui finit… Et ce matin j'ai repris les chemins familiers où je déjeunai de fraises, aimant à m'y trouver seule, seule avec le jeune soleil et mon amour qui lui ressemble… Puis sais-tu ce que j'ai fait ? (Là, je souris, devine.) J'ai très sagement écouté un cours de cuisine, avec travaux pratiques : blancs de seiche et moules à la tomate et aux aromates… Tu jugeras !



Petit Amour mien (et mon ami et Tout), je continuerai cette lettre demain. (Il faut tout de même que je travaille un brin.) Peut-être t'accueillera-t-elle à ton retour de Paris… Alors repose-toi mon amour… Et rêve que je vais t'apprendre à aimer… T'apprendre ? Ne sais-tu pas que tu m'inspires la façon dont je t'aime, ne sais-tu pas que tu es mon maître ? Mais je jouerai à être moi ta maîtresse, l'initiatrice, oh comme nous jouerons bien ensemble. Les enfants les plus heureux, n'ont pas tant de raisons de l'être que nous.



je te laisse à tes rêves semblables aux miens (non à tes soucis) [pp.399-400]



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L'Amant , Albin Michel, 1985.



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Tu es curieux de moi, je le sais. Après cinq ans, mes dons et mes silences te causent la même surprise. Quand tu me tiens dans tes mains, tu t'irrites toujours de ne pouvoir me saisir toute. Je m'efforce pourtant d'être claire, et je crois être assez semblable aux autres, assez semblable à toi. Mais nos ressemblances, notre longue complicité, te rassurent à peine. Tu me regardes, tu me contournes, tu m'étudies. Je sens que tes caresses m'interrogent – et tes yeux aussi, ouverts près de mon visage quand je m'éveille après toi : – Comment peut-on être fille ? et comment m'aimes-tu ? Ce sont des questions difficiles, et d'ordinaire je n'y réponds pas. Je souris seulement, je me fais douce pour que tu ne t'irrites pas de mon silence, je frotte ma tête contre toi avec une insistance de chat familier… Je ne sais pas. Il faudrait chercher, choisir des mots, et ne vois-tu pas que je suis occupée à nous écouter vivre ensemble ?... […]



Je voudrais écrire comme je t'aime. En une très longue lettre. Je voudrais faire ce progrès vers toi, réduire autant que possible la distance entre nous, l'ignorance qui la cause. Ainsi, je ne serais pas moins différente de toi, mais peut-être te serais-je moins étrangère, peut-être te sentirais-tu moins seul. […]



Je dis souvent que je veux t'aimer mieux. Je suis sûre que je peux, si je le veux, t'aimer mieux. Mais il ne suffit pas d'être appliquée et fervente dans tout ce que je fais, à tous les moments du jour pour te faire honneur constamment. Il faut aussi que je fasse cet effort de m'exprimer. Car de quel secours peut t'être un amour auquel tu crois sans le connaître mieux que si j'étais muette ? D'ailleurs, je suis ainsi faite que je ne me sens vivre que quand j'essaie de dire ce que je vis. Et que je n'ose me croire amoureuse que quand je suis capable de dire comment je le suis.



Je te le dirai. Et ainsi, parlant de moi, je te louerai.



[…] J'écris pour être lucide, j'écris pour mieux t'aimer.



Ce ne sont pas des raisons d'écrivain, mais des raisons d'amoureuse. [pp.15 ;17-19]



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Au premier soir de l'été, parmi les choses belles dont je veux faire l'éloge est l'homme. L'homme au centre des choses que je veux célébrer. Non pas l'homme maître des choses et des bêtes, mais l'homme maître de la femme, l'homme pourvu du sexe d'homme et le sort qu'il me fait.



Ingrate envers les mères qui ont soigné ma faim et m'ont fait grandir sans désir, j'aime l'homme qui ouvre la faim et ne la guérit jamais.



J'aime l'homme d'un inguérissable désir.



Debout, couché, son corps est toujours un modèle. [p.23]



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Depuis ce jour, elle regardait ses mains comme un miracle. Elle regardait vivre et vibrer ses mains. Données à la façon d'antennes, pour l'exploration de la nuit, de la lumière, de l'avenir. Sensitives ! Données moins pour la précéder et la défendre, que pour l'unir, l'enraciner : racines mouvantes sur le ciel, se divisant pour mieux puiser dans l'espace, se ramifiant pour étendre sa respiration. Données pour ce geste de l'offrande : mains héliotropes, tournesols béants et soleils elles-mêmes. Et rivières par lesquelles s'épancher ! Données pour être élevées – comme on pavoise ! Ses mains exclamatives, forme même de la célébration ! […]



Elle regardait ses mains transformées par ses neuves prérogatives, ses mains auxquelles était redonnée leur dignité native, inséparable des biens illimités acquis pendant l'enfance. Des mains proprement resurgies, mais encore celles des amoureuse parmi lesquelles elle prenait rang pénétrant avec elles dans leur fable commune. [pp.39-40]



*



Il n'avait pas deux mains comme les autres hommes, mais une profusion, au-dedans desquelles elle vivait ; riche demeure immatérielle, inaliénable, l'enfermant en elle-même dans le recueillement. mais c'était là transparente solitude, haute fenêtre courbe donnant sur tous les versants du monde. Il n'avait pas deux mains, mais une multitude ou peut-être une seule sans fin se métamorphosant, dans laquelle elle brûlait comme au centre d'un flamboyant Magnificat… Et des paroles de louange en elle avec de claires larmes dévotieuses. [pp.46-47]



*



Ah, je louerai ta main, qui première m'ouvrit un corps insoupçonné ! Ma nuit s'ajourait, j'entrais en moi. Et c'était un mystère de voûtes, de galeries, de chambres, de trésors. Soutes suintant de liqueurs. Ventre aux lourds gisements… Riche dorénavant de moi-même, je te faisais don de cet Orient, province neuve fabuleuse. [p.63]



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Je n'avance pas, j'attends.



Je ne cherche aucune porte. Car je suis le lieu même. Le lieu où tu dois venir.



Je ne veux rien, car je suis la matière, et mon désir est absence de tout désir, fin de ma volonté propre.



Un moment vient où je ne prie même plus par ton nom, où j'oublie ton nom, où je ne le connais plus.



Je suis la Porte.



Il faut, avant que tu entres, que je me sois retirée de moi, il faut que je ne sois plus.





Un joug très vieux ploie ma nuque.



Je sais la douleur d'être objet.



J'ai senti comme mes mains perdaient le pouvoir de saisir, mes jambes la force de se mouvoir, ma langue le privilège de nommer.. Toutes mes forces inverses m'ont enfermées. Mes yeux ont cessé de voir, mes lèvres de parler. Mon poids m'est devenu sensible. Je suis semblable au lit.



Sans cela qui pourrait prétendre me prendre ?



Ma tête meurt sur ma poitrine, Je n'entends plus que mon cœur. [p..98]



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J'écoute en moi l'homme qui s'évertue.



Il est sérieux comme un enfant, et j'ai pour lui de la douceur. Quand je connais, à l'incertitude de son regard, qu'il perd la raison, d'un mouvement de reins je précipite sa chute. Je brise entre mes jambes sa vigueur et je le vois d'abattre sur moi avec la grâce d'un arbre musical. Couché, il tombe encore en tressauts brefs qui résonnent sous son front et descellent ses paupières. J'ai de la peine à voir se faner sa peau d'où la couleur se retire.



C'est une fin parfaite.



Sans un cri.



ténue comme la mort impalpable



d'un papillon. [p.110]



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Je referai tes mains ! […]



Je referai tes mains et les miennes, et nous y serons contenus : nous, nos maisons, nos rivages, nos astres, nos préférences, nous-mêmes jusqu'aux empreintes de nos doigts, jusqu'aux bribes de baisers pleurant perdus, jusqu'aux secrets infimes qui nous font rire, jusqu'aux larmes sans raison, jusqu'à l'origine et la fin de nos paroles. [p.134]



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(1) Les références de page se rapportent à l'édition Albin Michel 1985.





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bibliographie critique



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Joël clerget : L'amour à la lettre, in « Correspondances freudiennes », juin 1987.



[Actes des journées d'études sur la correspondance, 11 et 12 avril 1987].



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susan l.carrell : La lettre d'amour aujourd'hui : Mireille Sorgue. [Communication au XXXVIIIe congrès de l'Association internationales des Études françaises] Cahiers de l'AEIF, mai 1987, n° 39.



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Françoise SIMONET-TENANT : Mireille Sorgue, épistolière du corps amoureux (La Faute à Rousseau, revue de l'Association pour l'Autobiographie, n°37, octobre 2004.)



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Claude coste : Des lettres à l'amant, de Mireille Sorgue (Colloque de Cerisy-la-Salle, octobre 2005, sur L'épistolaire au féminin). Publication : « Correspondances de femmes, XVIIIe – XXe siècles », Presses Universitaires de Caen, 2006.



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On trouvera dans l'album Je t'aime, de Jean-Pierre Guéno et Jérôme Pecnard (Éditions des Arènes, 2006), une photographie et des reproductions de lettres en fac-similé de Mireille Sorgue.



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dimanche

1er mars

SUR UNE ODEUR

La tempête ayant abattu l'un de mes cyprès, on est venu le débiter.

Je ramasse une rondelle – une rouelle – tirée du tronc ; je la respire. L'odeur est d'un bois dense, à croissance lente, méditée ; mais il n'est de nos papilles olfactives qu'elle n'allège, déplie et flatte. Si l'on pouvait attribuer une odeur aux sentiments, je dirais que voici l'aménité à l'état volatil, jointe à une âpreté de garrigue, encore que balancée par le baume des térébinthes.

Au-delà, se profile le Moyen-Orient de ces collines pierreuses qui produisent des essences agréables à Dieu, ou cet oliban qui, par ses « larmes d'encens », « fait connaître la divinité ». Des noms réels ou mythiques se lèvent, de l'Arabie au pays de Pount, mais je ne retrouve, dans la fragrance du cyprès, ni le parfum verdelet du nard tant vanté ou celui, herbacé, à faible assise, du laudanum, ni la suavité, proche de la gaufrette vanillée, du storax.

L'odeur du bois de cyprès est pleinement un arôme en ce qu'il nappe autant le palais que la cavité nasale. Cordiale et balsamique, on y décèle, fugaces, des touches d'ambre gris ; mais il émane d'elle une telle franchise, qu'on se laisse happer la face et ramener au temps où l'enfant se rendait dans l'atelier du menuisier, au sol jonché de copeaux, pour l'allégresse tempérée qu'il y trouvait. Au reste, si longue, si vaste est la mémoire dont nous dote cette senteur, qu'y tiennent à l'aise les cabinets aux meubles cirés, aux sièges de cuir, d'Ingres, la mulâtresse de Baudelaire, ou « l'or de leur corps » de Gauguin.

Il est des arbres comme le tilleul ou le robinier en fleur, qui nous prodiguent leur parfum. L'austère cyprès cadenasse le sien et il faut une effraction pour y accéder. Mais c'est bien à tort qu'on l'associe à la mort : quelle tiédeur de vivante jeune, parfumée, entrouverte sur sa couche, ne tire-t-il pas d'un cimetière même !

Aussi, bien que de son bois imputrescible on fasse les cercueils des pontifes, hésiterais-je à dire que le cyprès croît, dure et se survit en odeur de sainteté !

Quelle leçon d'humilité je reçois en relisant ces lignes ! Le signe de la réussite serait que le lecteur reconnût ensuite, entre cent, encore que jamais respirée, l'odeur du bois de cyprès – mais je n'en sus rien dire, et pas même sa chaleureuse blondeur, son climat à la fois de pinède en un après-midi d'été, et de vêpres en une église de campagne à l'heure de l'encensoir. Et pas davantage n'ai-je fait sentir combien c'est une odeur accorte qui, à peine entre-t-on dans la pièce, vous baigne la face d'une bouffée de son essence melliflue. (À l'évidence, il s'agit là d'un miel d'acacia.)

Par l'image, on peut conduire le lecteur à se représenter un spectacle, tant les sensations visuelles sont chez nous multiples, diverses – et prégnantes ; mais l'odorat est voué à l'invisible et à l'évanescent. Je ne modifierai pas la muqueuse olfactive d'un lecteur en qualifiant une senteur d'amère ou d'alliacée, et non plus en la rapprochant de quelque autre non moins insaisissable et comme incorporelle. Plus peut-être qu'en l'univers sonore, la métaphore montre ici ses limites, sauf à se payer de mots.

Des plus célèbres aubépines de la littérature française, celles « du côté de chez Swann », nous saurons les moindres détails de leur orfèvrerie, les nuances les plus subtiles de leurs coloris, mais nous devrons nous contenter de leur « parfum onctueux », de leur « invisible et fixe odeur ». Or, prétendre restituer une expérience sensorielle presque aussi capitale pour le narrateur que celle de « la petite madeleine », en n'exerçant pas sa prodigieuse faculté de discrimination sur un élément majeur du réel même insaisissable – en d'autres termes, en ne procédant pas à une évocation spectrale de l'odeur de la fleur –, n'est-ce pas vouloir suggérer l'océan par ses couleurs et mouvements seuls, quand effluves et rumeur lui sont consubstantiels ?

Peinture, sculpture, musique, étant ici sans pouvoirs, je crains que la poésie ni la littérature n'aient pas rendu aux odeurs le tribut d'images qui leur est dû. Car elles colorent des houppes d'air, moirent l'espace d'épanchements indolents ou impérieux – jusqu'à vous dévaster l'âme par marée basse au couchant ; car, sous les fumets de la femme aimée, s'agence un territoire où se proposent maintes routes de la soie, les Indes pour terme du voyage.

Et qu'il est donc tentant de penser que cette odeur-ci, chaude et fraîche, auréolée de violette et de cannelle, était celle du corps ambré de la Reine de Saba !

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Il est des parfume frais comme des chairs d'enfants

Doux comme des hautbois, verts comme les prairies,

Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Charles BAUDELAIRE

Et l'on songerait, parmi ces parfums

De bras, d'éventails, de fleurs, de peignoirs,

De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs,

Aux pays lointains, aux siècles défunts

Charles BAUDELAIRE

Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.

Marcel PROUST

La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée.

Marcel PROUST

Un parfum tout à coup engendre le désir de l'aspirer encore, et c'est par quoi il est Parfum. Il excite une sorte de soif insatiable de boire par les narines, jusqu'au plus profond de nous-mêmes, le flux de délices qu'il crée. Il nous dilate : il fait s'éployer et battre largement ces ailes intérieures que sont nos poumons. Tout l'appareil de notre souffle en est merveilleusement ivre. Peut-être chacun de nos sens, peut-être chacun de nos organes est-il capable de quelque ivresse particulière ? L'œil se grise de tons, et l'oreille de timbres ; mais telle odeur trop suave est plus puissante que toute autre force sensitive : elle accable les idées ; elle impose un vertige voluptueux auquel il n'est de volonté ni de sagesse qui ne cède.. Redoutable entre toutes choses à la sévère pensée est ce pouvoir incorporel qui épouse l'espace même et le charge de toutes les flatteries imaginaires les plus douces, les plus propres à corrompre la rigueur de nos résolutions.

Paul Valéry

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Murmures

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L'amoureuse :

Attentive, j'ai goûté mes cheveux. Il faut bien que je sache quelle saveur tu leur trouves, quand tu enfouis ton visage en leur masse éployée. – Et que n'ont-ils l'odeur du jeune foin !

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L'amoureux :

Ah, l'herbe sur la montagne est fraîche et odorante ? Dans l'enclos, jeune madame !... Dans l'enclos de mes bras – où vous serez femme et licorne.

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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Éditions Encre Marine.

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