* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

*
CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

1er juillet 2014 "VUE SUR LA MER" XIII



VUE SUR LA MER*    XIII

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La vue d'une frondaison de printemps, d'été, décante nos humeurs, nous rend bénin, comme à contempler les perspectives d'un jardin de Le Nôtre.
Au simple plaisir d'être qu'éprouvaient les oisifs des « Assemblées dans un parc » de Watteau, le bleu adjoint la touche d'allégresse, de douce exaltation que donne un beau temps établi sans conteste, tel qu'il semble baigner à demeure l'Orient de nos songes, ou se soumettre les palmeraies et les déserts.
Bocages, prairies, dispensent l'aise, le plaisir. Il semble que le bleu soit la dominante du bonheur, comme si cette couleur excluait la pauvreté, le malheur, la violence !
Prémisses d'un été vaste et pur, les premiers beaux jours nous font augurer d'un loisir épandu où se fondre. Et en quel lieu le rencontrer mieux, qu'en un rivage marin ?
*
Si nu que soit le bleu du ciel, en nos climats, la mer est son bassin de décantation. Il s'y dépose – par pesanteur ? – jusqu'à paraître minéral. Et l'on pourrait l'associer ici au cobalt, là au saphir, au lapis-lazuli, chers à nos poètes d'hier ; là encore, au bleu-de-four, à l'azur des écus …
Voici, instable, le bleu en tous ses états, qui se mêlent et s'échangent, de la pervenche à l'ardoise, de l'indigo, du tournesol au bleu du paon qui roue. L'outremer pour résultante.
Ai-je tort de voir en ce terme, un bleu en gloire, d'extrême altitude, un bleu de Fauve et d'entendre Matisse : « Quand la couleur est à saturation, la forme est à sa plénitude » ?
« Un bleu intense », dit le dictionnaire. Plus profond, ici, d'être soutaché de bouffettes d'écume. Et comme tenté par le Noir, gagné qu'il est par un outre-horizon ténébreux qui dévalerait jusqu'au rivage.
Le soleil brille, il fait grand jour. Mais si la Nuit, n'ayant d'arbre où se réfugier, s'était massée là – et l'on ne peut s'y méprendre : c'est une voix d'ombre, d'outre-tombe, qui murmure ou gémit.

*
*


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*
De ma fenêtre, je vois, telles qu'en une coupe géologique, trois strates s'étager : l'assise est d'ocre, aux couleurs de sciure de bois humide ou sèche ; au-dessus d'elle, le gisement des eaux marines, enfin la couche, si meuble, de poussière de corindon.
Une profusion d'oriflammes attise et oriente l'espace mais l'heure est à la sédimentation. Stables, la plage et le ciel ; placide, l'océan, sous son agitation épidermique…
Savent-ils, ces minuscules baigneurs qui n'ont d'yeux que pour les parements d'hermine qui giclent et bouffent par accès, qu'une rumeur de lointain orage ne noircit pas que le ciel ?
*
Photos Ph. Giraudin
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* Suite de la chronique de l'été 2013 (I à XII)

vendredi

15 juin 2014 CONIFÈRES



CONIFÈRES
*
*
J'aime l'arbre, sa façon de s'arracher de terre, de se la soumettre, un pied sur le torse de l'adversaire défait, puisant en lui sa substance ; tirant d'un sol inerte, une masse de limbes qu'il organise, étage, brandit, et qui s'épanouissent en geyser suspendu dans sa retombée.
Pour le contempler du collet au faîte, je dois m'en éloigner et lever la tête, quand il est tant de situations qui nous obligent à tenir les yeux baissés ou à hauteur d'homme. À ne rencontrer que des couleurs éteintes, quand sa feuille ultime, par laquelle il paraît se sublimer, a l'éclat d'une pointe de gypse.
Je sais gré à l'arbre de rompre les lances du soleil des jours torrides ; de leur opposer la cascade de son feuillage sur laquelle se morceler. De me porter un toast dans la touffeur de l'air, et quel breuvage vaut l'ombre végétale qui vous resserre les pores ? 
           *
Je devrais aimer tous les arbres. Pourquoi certains ne sont-ils pas « mon genre » ? Mais tout ce que je viens de dire, ne célèbre-t-il pas les seuls feuillus ?
Sapins, mélèzes, épicéas, ne me sont de rien. Qui aime est souvent injuste pour ce qui s'écarte de ses représentations mentales. Je vois – à tort ! – dans les conifères, des épures d'arbre, branches sagement disposées, en décroissant, comme arêtes d'un squelette de sole. Si hauts soient-ils, tout leur aspect appelle en moi le mot de malingre.
Ce n'est pas l'humus, la glèbe, le terreau, que leur feuillage proclame, mais la gâtine, la silice. Et qu'est-ce qu'un feuillage, ô mélèze, qui laisse de haut en bas, telle une persienne, filtrer une clarté de ciel d'hiver ? À moins que ces aiguilles simplistes qui ont l'air d'être là pour mémoire, aient pour objet de nous faire admirer, par la diversité des limbes, des folioles, quel génie avait l'ancêtre du Matisse des papiers découpés.
Conifères sont arbres jansénistes qui inclinent l'âme aux élancements. Je me reconnais mieux dans les feuillages joufflus du châtaignier, du hêtre, du chêne, qui puisent à longs traits en cette Terre où je vis. En eux, la nuit se replie, se fait demi-jour en attendant son heure, quand le mélèze ou le sapin ne peuvent lui offrir de refuge.
Feuillus ! Par vous, les forces telluriques, trop comprimées, fusent, explosent en une profusion de lamelles vertes. Et cependant, comme à vous voir, vous faites augurer d'un environnement de sol arable immémorial où s'exercent les vertus paysannes de constance et d'opiniâtreté !
*
On s'enfonce dans une forêt de feuillus ondoyé de chlorophylle comme d'une eau lustrale, réconcilié avec soi, sens assourdis, alors qu'on doit marcher parmi les mélèzes, le regard bridé d'horizontales ; à chaque pas effleuré par le minéral.
Des limbes, émane un baume qui étanche votre soif, eût-elle gagné votre peau entière. L'ombre élimée du conifère avive par défaut votre mésaise : un allègement vous était dû, qu'on vous refuse.
Suis-je injuste ? Je vois, de saison en saison, la forêt de conifères peinte en grisaille et ce n'est pas même le gris argenté des oliviers, si liquide sous le vent, mais celui des gravures où abondent les tailles parallèles du burin.
On ne peut suivre, sur ces arbres, la suite des jours, sauf par la neige qui leur sied dont ils se font l'ostensoir.
Je sais en revanche, par les feuillus, qu'une forêt peut devenir fanfare, clairons haut levés ; les branchages allongés faisant office d'instruments de percussion.
Ce qui était amas de vertes lentilles d'eau, devient étagement de cuivre et d'or battus. L'opulence, la prodigalité implicite, proches ou lointaines, réchauffent le regard quand reflue l'azur.
– « La vie, de nous, va de longs mois se retirer, mais avant que nous entrions en dormance, qu'on sache la richesse de notre palette, à en accabler un peintre impressionniste, face à une forêt de hêtres à l'automne. »
*
« Automne ma saison mentale », chantait Apollinaire. Voici les jours où tant de bleu – ô mer ! –, où tant de vert – ô frondaisons ! – dont nous fîmes provision, subissent une transmutation qui nous fait apparaître « l'or du temps », où puiser durant l'hiver, « saison de l'art serein ».
Les feuillus se dépouillent dans une débauche de ducats, à la volée. Et la forêt est galion éventré par grands fonds, au retour des pays de l'Inca. Une forêt où toute femme pourrait se croire Danaé.
La mélancolie y est diffuse ? Le pied y froisse des feuilles sèches, comme autant d'assignats ? Il y a, tel un levain, une sourde exultation, dans la mélancolie de ce qui se passe, mais reviendra. Et nous recréerons, dans l'âtre, pour l'arbre mort, ses fastes colorés de pavot, de pivoine et d'azalée en fleur.
*
Si peu d'inclination que j'aie pour les conifères, comment n'en pas excepter le pin maritime ? Du moins celui des Landes, car que me fait celui qui tire sève, résine, du sol et du ciel méditerranéens ?
La rectitude, d'un jet, de son fût, fruit d'un dépouillement graduel, permet au pin des Landes, de fuser parmi ses congénères vers la lumière, et là d'y rayonner à longs cils en bouquets radiants.
À prendre la route de l'extrême Sud-Ouest, on le voit enfin paraître, en formations discontinues, puis en troupe serrée comme pluie d'abat, l'horizon haché de pilotis. Jusqu'à ce qu'au terme de votre course, la forêt écarte les pans de son rideau, vous découvrant, seule en scène, l'horizontale en sa perpétuelle genèse, comme engendrée par cette ligne, au plus loin, qui vous incise le regard.
Les pins écartés ainsi que d'un revers de manche sur la table, voici, objet de nos vœux, la pure étendue. Le règne végétal relégué dans nos marges, nous n'avons plus d'yeux que pour le sable, l'onde, et leurs multiples façons de s'accoler, dans la hargne ou la conciliation. Le soleil – auquel nous avons droit ! – lustrant leurs joutes.
*
Il est pourtant des jours où le ciel ne tolère pas les oisifs sur le rivage ; où la hargne est générale, où les airs se pourvoient de fines aiguilles de glace.
On peut alors interposer une vitre entre l'agressivité universelle et nous ; on peut aussi se replier en la forêt proche.
Elle nous accueille dans la tiédeur résiduelle des beaux jours. Elle nous ménage, en sous-bois, une strate de silence que soulignent les frondes des fougères ; qu'érafle la chute d'un rameau mort ; que paraphe la flammèche d'un écureuil entre deux troncs.
Mais à hauteur des cimes, comme troupeau de ruminants massés pour faire front au vent ! …
*
Par tempête d'équinoxe, le spectateur croit que le flux échoue à franchir la laisse de haute mer. Mais qu'il se réfugie en forêt : c'est tout l'océan qui, s'affranchissant de la pesanteur, passant outre le littoral, fait force de voiles vers les terres. Toute la mer non seulement soulevée, mais vaporisée, qui envahit l'espace, chargée de trains de nuages.
Quand le vent tourmente ses feuilles, on voit l'arbre jeter ses bras au hasard, en homme assailli d'une nuée de frelons. On le voit, cime versée en tous sens, être l'image de la dénégation.
Une forêt de pins des Landes que l'on harcèle sans relâche, se raidit, cimes ployées peignant le vent, égalisant les bourrasques, en laminoir des airs. Si bien que coule au-dessus de nous, un fleuve égal en son estuaire.
*
Passage. D'un interminable, d'un invisible convoi. Et que l'espace est peuplé ! De fuites à tire d'ailes d'oiseaux grands voiliers ? D'une profusion de grains infimes qui portent, loin dans les terres, la quintessence de l'océan ? Et là-bas le poète de grand discernement, visage tourné vers l'Ouest, de s'en sentir l'âme enténébrée.
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Des feuillus dans la tempête, s'élèvent des sons sourds d'entrechoquement, de feuillages rebroussés, révulsés. La panique est de mise : celle d'une harde, clouée au sol, qui se verrait attaquée d'une meute de prédateurs. Chaque arbre se démenant comme il peut, dans un tutti de fibres convulsées. On nous dissuade, de toutes parts, de demeurer.
*
Mais qui penserait à quitter, pour regagner son gîte, une forêt où prévaut la dignité face à l'adversité ? Nulle vaine gesticulation, mais une multitude qui vous donne une leçon de tenue. Qui, surtout, tel un immense orchestre de monocordes, produit une seule et même note, si apte à se fondre en ses semblables, qu'une puissante monodie s'en élève, grise, mordorée, qui nous restitue, affinée, l'omnipotence océanique.
*
Voici, au cœur de l'été, le climat de l'automne que nous masquaient les feuillus ; et combien plus poignante ici est la mélancolie du promeneur solitaire, de n'être liée à la saison, mais inhérente au lieu !
Notre regard pourra bien, demain, retrouver le rivage doré, l'écume allègre, les naïades cuites à point, les accents et les rires de l'insouciance, il en restera infléchi : l'Océan n'est pas un empire dont les confins fourniraient à foison le loisir et la liesse, dans une tonitruante liberté des eaux. Il est puissance nocturne, et « la Bouche d'Ombre » du poète.
Ce que le pin des Landes m'aura confirmé, même si, déjà, la seule rumeur de l'assemblée le laissait entendre.
*
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Photo Ph. Giraudin


dimanche

1er juin 2014 "RENDEZ-NOUS LA MER" (6)




TABLEAU III
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Un ronflement grandissant de car se fait entendre puis s'éteint.
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LE RÉCITANT (tournant la tête dans la direction d'où venait le bruit :)
Enfin, nos voyageurs sont de retour. C'est, vous le savez, grâce à la bienveillance du Pérou que certains d'entre nous peuvent se rendre pour quelques heures sur la côte. Un long, très long voyage pour lequel les moins fortunés auront épargné leur vie durant, sans doute parce que, pour eux, voir la mer avant de mourir est une manière d'obligation morale – comme se rendre à la Mecque.
*
Une vingtaine de voyageurs se joignent peu à peu à l'assemblée. Groupés, ils interviendront de façon assez désordonnée mais sans se couper la parole.
 *
LE RÉCITANT
Soyez les bienvenus et dites-nous ce que vous avez vu. Ainsi, à la sortie des gares, ceux qui attendent cherchent-ils, dans les yeux des voyageurs qui débarquent, un reflet des pays traversés.
*
LES VOYAGEURS
– Rien, nous n'avons rien vu !…
– Moi, je saurais décrire l'Altiplano, la cordillère Royale ou la fête de la Vierge à Copacabama, mais cette chose-là, non : les mots me manquent. Ou plutôt, ça vous tient lieu de parole.
– On n'avait pas envie de parler : on aurait tout de suite été interrompu.
– Tout à coup, il n'y a plus de collines, d'arbres, de route. Plus de paysage devant vous.
– Au bord de la falaise, un gouffre d'espace.
– C'est plat comme le désert du Salar.
– Non, ça fait le gros dos, ça vous repousse, ça vous crache à la figure comme un lama furieux. Ah, on n'est pas le bienvenu !
– Une paroi de montagne à cime ronde, que des rochers à arêtes vives dévalent sans fin.
– Avec des amas de neige qui explosent et se répandent.
– Tout un troupeau de vigognes qui s'avancent en rangs serrés.
– Un torrent debout, sans bornes, qui s'écrase à vos pieds.
– Des eaux en colère, qui flambent comme l'alcool.
– Elles ont des muscles, elles bondissent, elles ruent. Une vague s'est jetée sur moi, à me renverser.
– Une assemblée en proie à la discorde. ça ne tient pas en place.
*
LE RÉCITANT
Essayez de vous mettre d'accord. Vous donnez le sentiment de n'avoir pas vu le même océan.
 *
LES VOYAGEURS
– On ne pouvait pas voir : il y avait trop de bruit !
– Intarissable, un conteur qu'on ne comprendrait pas. D'autant qu'il a commencé son histoire avant notre arrivée.
– On entendait de la brume, des boursouflures de brouillard…
– On entendait toute une foule, ou peut-être une forêt – et il n'y avait que nous !
– Le bruit… comment dire ? d'une lente, d'une complète dévastation.
– C'est bien simple : l'espace n'était pas assez grand pour le tumulte !
– Jamais je n'avais vu le ciel aussi vaste. Le ciel et la mer comme un grand livre ouvert.
– Un tumulte de grand fleuve qui perdrait la tête, et se précipiterait.
– Le temps même en était encombré, bousculé.
– Moi, c'est l'odeur qui m'empêchait de voir… L'odeur du salar par un jour de pluie.
 *
Le récitant
Il y avait bien une plage ?
 *
Les voyageurs
– Jamais on ne m'avait si bien massé la plante des pieds !
– S'y étendre vous ouvre bras et jambes. Avec l'envie de ne plus bouger, jusqu'à la fin du monde.
– Moi, j'avais mis un maillot. Je me suis étendue sur le bord, et elle m'a léchée, encore et encore – et je riais ! et je riais !…
– Moi, j'avais apporté un drapeau et je l'ai planté sur la plage, pour faire valoir nos droits sur la mer…
– Sur la plage, des nappes de neige en expansions successives qui vous fauchent aux chevilles.
– Des nappes comme l'ombre portée d'une chaîne de pics enneigés.
– Près de la côte, une jonchée de meringues d'écume.
*
LE RÉCITANT
Enfin, si vous deviez garder une seule image d'elle, quelle serait-elle ?
 *
Les voyageurs
– Une image ? Mille ou pas une. Comment choisir ?
– Un champ qu'on laboure de log en large, et les sillons sont de plus en plus profonds, de haut en bas…
– Un haut-plateau couvert de vigognes qu'on aurait tondues, leur laine étalée jusqu'au rivage…
– Une fosse à serpents, et ça se dresse, ça siffle et s'entre-mord.
– Des eaux qui s'étripent…
– Mais qui vous font la révérence, comme les acteurs qui reviennent saluer en ligne, à la fin de la pièce…
– Et c'est plein d'aigrettes, de panaches, de plumets comme les chapeaux des grandes dames…
– On dirait que toucher terre révulse la mer, et qu'elle se cabre et se rebelle, en vagues de ressac.
– Je me souviens d'un grand poisson plat couvert de nageoires…
– Moi, d'un grand escalier pour vous mener à l'horizon.
– L'horizon… Ah, le franchir comme un sauteur de corde, pour voir ce qu'il y a derrière !
– Je le ferais, si j'étais un homme…
– Un escalier, oui, mais aux marches crayeuses qui s'éboulent sans cesse…
– Une falaise d'eau qui s'enroule sur elle-même, et s'effondre, et nous, au pied, tout étonnés, de n'être pas renversés, submergés.
– Le bruit, le spectacle du Déluge, et l'on serait à l'abri, dans l'Arche.
– Par chance, il faisait beau : la mer brillait comme un glacier.
– Comme La Paz, la nuit, vue de la montagne.
– J'ai cru voir surnager tout l'argent de Potosi !
– La Nuit, c'est cela. Un gisement de nuit bleue dans le grand jour. Une nuit d'hiver, auréolée de buissons de neige qui s'ébouriffent.
 *
Le récitant
Je vous trouve bien exaltés – et vous parlez en gens qui n'en reviendraient pas de ce qu'ils ont vu. Ceux qui sont l'objet d'une apparition ont ce langage décousu, enthousiaste – et lyrique !
 *
LES VOYAGEURS
– Il nous aurait fallu l'œil à facettes des insectes pour ne rien laisser perdre.
– Tout ce vert, ce blanc, qui sortent de la masse de bleu, plus loi, en attente, a de quoi vous éberluer.
– Quelle humilité vous vient devant cette puissance qui vous ignore, et vous rature…
– Cette blancheur qui vous saute au visage, en ovation, me rendait toute réjouie. Comme si j'avais encore quinze ans.
– Même dans mes rêves de mer les plus beaux, ce n'était pas ainsi… Je pétrissais le sable pour m'assurer que j'étais éveillée.
– Ce que je ne comprends pas, c'est que nous ayons pu repartir. J'aurais voulu ne plus bouger, jamais…
– Je pense à ces coups de foudre où l'on se regarde en ayant l'impression qu'on ne pourra plus faire un mouvement, qu'on ne parviendra pas à s'éloigner de l'autre…
– Et c'est un tel arrachement, fibre à fibre, quand on se quitte…
*
Un silence.
***
*
IV
 *

LE RÉCITANT

Tout ce que nous venons d'entendre montre assez que la mer, c'est bien plus que la mer. Et si quelqu'un, parmi vous, avait dit que l'océan est tel le grand Serpent à plumes des Aztèques, lové sur lui-même, ou bien le dieu Tonnerre, ou même une figure nouvelle de la Diablada, voire une étendue sans bornes où il n'y aurait de place que pour des sources, une étendue d'yeux incisés, que sais-je encore ? il n'est personne qui eût protesté, car cette mer impérieuse et persuasive, militaire et pleine d'onction, que nous avons au cœur, que nous avons au ventre, à quoi ne pourrait-on la comparer, elle qui pourtant est unique ?
Un silence
A présent, il me faut, peuple chilien, m'adresser à vous. Et que je voudrais donc avoir, pour vous convaincre, toutes les voix de l'océan – de sa haute et ample profération face aux falaises, jusqu'à ses chuchotements à fleur de sable, à fin de plage !… Que je voudrais posséder son rythme incantatoire, sa science des développements et des ruptures, sa véhémence et sa verve… Et l'emphase, ici, ne serait pas à craindre : tant de grandeur la justifie. Que je voudrais, oui, être à la fois, comme lui, le chœur et l'assistance qui acclame – les spectateurs se levant par rangées, tour à tour, pour des rappels sans fin.
Peuple chilien, une même colonne vertébrale soutient, raidit nos deux pays. Notre plus ancienne histoire est commune et vous avez subi, ainsi que nous, le joug du conquérant. Rouvrez vos livres de classe : ils vous rappelleront pendant combien de siècles la violence et la spoliation furent au pouvoir… Mais ils vous diront aussi, s'ils sont honnêtes, qu'une fois indépendant, le Chili n'aura cessé de se vouloir plus étendu, s'attirant ainsi la réputation peu flatteuse de pays dominateur, expansionniste – impérialiste !
L'Histoire vous fixait le 26e parallèle pour frontière nord. Vous avez repoussé celle-ci au 25e, puis au 24e. Corseté par les Andes, vous avez, sur les cartes, crû en hauteur à la façon de nos cactus géants de l'île de Pescado [1]. Et comme notre province côtière d'Antofagasta regorgeait de ressources minières, vous l'avez d'abord infiltrée, colonisée, sous le couvert de concessions, de monopoles d'exploitation, que la Bolivie, avec un fol aveuglement, accordait à vos Compagnies. Jusqu'au jour où celles-ci voulurent parler en maîtresses. Et certes, la fable est connue, de la belette entrée dans le terrier d'un lapin.
Vous ne pouvez l'ignorer : aux dires d'historiens impartiaux, c'est au mépris de toutes les règles du droit international que le Chili occupa, sans déclaration de guerre, Antofagasta. Un coup de force trop prompt, trop décisif, pour n'avoir pas été longuement prémédité. J'invoquais tout à l'heure la croissance du cactus ; c'est à présent l'image de la murène tapie dans une anfractuosité qui me vient à l'esprit.
Que nous ayons perdu la Guerre du Pacifique qui s'ensuivit rend-il plus légitime votre acte initial de brigandage ? Ah ! nous refusons de croire que vous souscrivez à cette note du 13 août 1900, adressée par votre ministre plénipotentiaire à notre ministre des Affaires étrangères et qui est un modèle de cynisme d'État. « Nos droits, y est-il écrit, naissent de la victoire, la loi suprême des nations. Que le littoral est riche, qu'il vaut des millions, cela nous le savions. Nous le gardons parce qu'il a de la valeur, car s'il n'avait aucune valeur, il n'y aurait aucun intérêt à le conserver. »
Mais écoutez encore comment, après cet aveu formulé sans fard, votre diplomate se laisse aller au mépris pour notre pays : « A la fin de la guerre, la nation victorieuse impose ses conditions et exige le paiement des frais occasionnés. La Bolivie a été vaincue : elle n'avait pas de quoi payer, elle a livré le littoral ». Et reculant à l'infini les bornes de l'impudence et de la mauvaise foi, il conclut en ces termes : « Par conséquent, le Chili ne doit rien, n'est obligé à rien, encore moins à la cession d'une partie de terrain et d'un port. Par conséquent, aussi, les conditions de paix proposées et acceptées par mon pays, et qui font de grandes concessions à la Bolivie, doivent être considérées non seulement comme équitables, mais aussi comme généreuses ».
Je vous le demande, peuple chilien, qui ne se sentirait insulté, dans la défaite, par tant d'arrogance et de malhonnêteté intellectuelle chez le vainqueur ? Car toutes les ruses de l'esprit ne sauraient faire que le droit ne soit avec nous, jusque dans notre abaissement.
Tenant votre pays pour souverain, vous ne supporteriez pas l'ingérence, la dépossession. Considérez, s'il vous plaît, que le nôtre porte le nom d'un libérateur. Or, vous nous avez privés de cette liberté illimitée qui vient de mer, à pleine charge d'horizon pur – et que vous regardez, de vos 4 300 kilomètres de gradins, affluer jusqu'à vous, jour après jour. Des gradins si élevés, que vous devez bien, du plus haut, apercevoir votre île de Pâques !…
Je ne sais si cette grande, cette constante Présence, à votre flanc, vous semble si bien aller de soi, que vous n'avez plus pour elle que de ces regards distraits où l'on s'assure seulement que tout est en place. (Tels sont les déplorables effets de l'habitude.) Et, ici, il me faut avouer que nous ne sûmes pas, autrefois, prendre toute la mesure de l'océan, de sorte que nous n'avons pas fait assez bonne garde. Ainsi en est-il des choses dont on pense qu'elles ne peuvent vous être ravies : quand on n'est pas soi-même convoiteux, comment concevoir que la rapacité anime certains cœurs ? Mais que notre couple se reforme et l'on verra tout un pays ne plus quitter l'océan des yeux, et lui rendre regard pour regard. On verra une nation entière, aux paysages contraints, découvrir, incrédule, la respiration d'un rivage, l'élasticité des eaux, la rumeur d'un embrassement, d'un embrasement de forêt par un vent segmenté, haletant…
Nous en appelons à vous, peuple chilien, de l'iniquité que vos aïeux ont commise. Que cent et mille voix s'élèvent parmi vous pour rappeler, à ceux qui vous gouvernent, que la force n'eut pas le pouvoir d'éteindre nos droits historiques, nos droits imprescriptibles sur la côte pacifique. Et vous ajouterez qu'il y a de la noblesse à faire publiquement amende honorable, ainsi que de grands Chefs d'État le firent pour les fautes, parfois fort anciennes, de leur pays, quand l'équité avait été bafouée, l'humanité foulée aux pieds.
Vous direz, oui, que nous rendre de bon gré ce qui nous fut arraché serait, pour le Chili, un acte bien plus glorieux, plus digne de mémoire, que la plus éclatante de ses victoires militaires. Et qu'il n'est de pays civilisé qui ne verrait, dans cette restitution, cette réparation, la forme la plus élevée de la morale des nations.
Qu'il nous serait doux, alors, de cesser de vous haïr !… Haïr abaisse l'âme ; haïr distrait, chez un peuple, une part de son énergie : ceux qui remâchent leurs justes griefs marchent divisés, les yeux baissés. C'est la mer plus que la terre qui fonde l'unité d'un peuple ; c'est elle qui lui tend, à hauteur de regard, une barre à franchir.
Ah, ne fermez pas vos cœurs à notre requête : un pays n'a pas si souvent une telle occasion de se grandir ! (Ce qui, vous le sentez, diffère fort de s'agrandir.)
Pourtant…si l'égoïsme en vous devait prévaloir, vous auriez tort, sachez-le, de compter sur notre lassitude, notre résignation : renoncer, de guerre lasse, puis oublier, serait légitimer le forfait et trahir la mémoire de ceux qui, à l'exemple de l'impavide Abaroa[2], versèrent leur sang pour une Bolivie qui donnait sur le large. Aussi ne cesserions-nous, de génération en génération, de dénoncer à la face du monde le pays impudent qui nous séquestre au sein du continent, et qui nous prive de la Vue.
Rendez-nous notre place autour de la grande Table des Eaux du Pacifique, et l'on verra d'un coup notre malheureux pays, si souvent amputé par des voisins avides et sans scrupules, redevenir, comme le moindre des États que baigne l'océan – redevenir, oui, tout simplement immense.
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Le récitant se tait. Alors, de l'assistance, commence à s'élever le leitmotiv du chœur des jeunes filles : « Rendez-nous la mer !… Rendez-nous notre mer… » D'abord murmurée, cette injonction sera reprise à voix de plus en plus assurée, quoique toujours grave, presque sourde – tout cri étant exclu.
Ce crescendo étant accompagné, soutenu, d'un enregistrement de houle à mesure amplifié – jusqu'à ce que la rumeur marine couvre les voix.
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[1] L'Isla del Pescado, dans le salar d'Uyuni, a des cactus phalloïdes atteignant 10 mètres de haut.
[2] Il répondit, au soldat chilien qui lui demandait de se rendre : – « Que je me rende, moi, bande de lâches ? Que ta putain de grand-mère aille se faire foutre ! »

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