* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


jeudi

15 février 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."

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CHAPITRE iii    
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garces et courtisanes
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« Femme dont on a à se plaindre... » dit, de la garce, le dictionnaire ; mais le terme ne délivre sa pleine charge de mépris, de rage, de rancune, que précédé de l'épithète petite qui loin de faire office de diminutif, suggère un redoublement de malfaisance.
De la femme fatale aussi, on a certes à se plaindre ; elle n'est pas pour autant un avatar de la petite garce. Elle a, dans notre symbolique du moins, partie liée avec la ruine et la mort ; lesquelles ne l'épargnent pas elle-même. Active, en alerte en ses grands fonds, elle affecte volontiers la nonchalance et le détachement. Ne sait-elle pas n'avoir qu'à paraître pour donner à l'homme la double impression de l'implacable et de l'imparable ?
Femme épanouie, elle joue de la plénitude de ses appas que fourrures et bijoux rehaussent et avivent. Chaque fois qu'elle jette son dévolu sur un être, on ne sait quoi d'ultime est en vue. Maîtresse du jeu, elle n'y engage pas moins l'estime qu'elle a de soi, l'idée qu'elle se fait de son ascendant. Un premier échec ébranle­rait sa confiance en elle-même, un second aurait valeur de glas.
Sa conduite bouscule les conventions, enfreint les interdits, et nous pensons qu'elle manifeste ainsi son  entière autonomie. Mais non : la femme fatale est « une force qui va », en marche depuis la plus haute antiquité, depuis l'Eden exactement. Au cas où nous oublierions ce que mythologies et religions nous apprirent, elle a pour mission de nous rappeler le caractère maléfique de la femme puisque c'est par celle-ci que la foi jurée court un grand péril ; que la chasteté devient héroïque, intenable ; que l'honneur succombe ; que la maison périclite.
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La petite garce, elle, n'a pas ces lettres de noblesse, ni cette race perceptible jusque dans la vulgarité, dans la sensation d'excessive proximité que nous donnent certaines femmes réputées fatales. Loin d'être mue, elle se gouverne, dès sa jeunesse, avec une détermination, une âpreté, que dissimule une feinte ingénuité. Vrai ou simulé, l'alanguissement lui est inconnu, et sa santé à toute épreuve éclate en sa denture – qu'on entend rompre une pomme.
L'énergie, la vitalité, l'habitent. Quand la « sage » jeune fille se tient « à sa place », ce qui signifie à peine en deçà de son apparence, de sa peau, la petite garce outrepasse celles-ci avec alacrité. Toute vigilance, elle est proéminente présence de Femme, incisive comme proue et fer de lance.
Est-ce la chair qui l'aiguillonne ? Les bonnes âmes croient la garce menée par une sensualité impérieuse ; mais les femmes folles de leur corps et qui cèdent à l'instinct, risquent de se rendre dépendantes et de ne plus tirer, de la situation, tout le parti possible. Une petite garce accomplie donne à l'homme tous les signes de l'intérêt, du désir, de l'amour, mais « tient tête à son cœur », à son corps. Alors même qu'elle mime  l'attachement, froidement, en un éclair, elle envisage, prémédite, combine, embrouille ou démêle, pare d'avance aux objections, arrête une attitude, – tout en n'omettant pas de geindre bienheureusement.
Elle n'aime au fond que soi, mais avec passion. Elle se sait jolie, aguichante et jeune. Elle se sent au monde pour conquérir. Certains envahissent un territoire ; d'autres s'attaquent à une cime inviolée, composent une symphonie... Elle, entend éprouver sans relâche son pouvoir de femme. Parfois sur ses semblables en défaisant un couple pour s'approprier l'épouse ; presque toujours sur l'homme, au grand dam de la compagne – qui la redoute et la maudit.
Face à l'homme, il s'agit d'être non plus la proie, mais la chasseresse – qui se déguise en gibier. D'être celle qui mène le jeu, quand l'autre, le benêt, croit avoir l'initiative ! Et tant mieux si l'ordre établi doit en souffrir : il s'agit de défaire et de ruiner. Plus encore que les profits escomptés, vous éperonne la griserie de mal agir, sciemment, sans vains scrupules. Garce, il n'est rien de tel, pour aviver votre teint, que la jalousie des femmes et leur détestation ; et quel âpre palais vous fait ce goût de revanche sur l'être qui détient la force physique !... Quelle sourde jubilation surtout, quel émerveillement, à vérifier l'efficacité des armes que la nature vous donna ! À se prouver sans cesse qu'on demeure une ensorceleuse !.
Or, le doute renaît vite, qu'une nouvelle conquête peut seule dissiper. Sans avoir lu Ronsard, on tient le temps pour l'unique mais implacable ennemi qui émousse vos armes jour après jour. « Cette heure passera, qui me voit au sommet de ma séduction. Demain, je devrai rejoindre la masse de ceux qui se bornèrent à exister, à végéter. Aussi, avant et de toute urgence, me faut-il vivre avec… stridence ! »
Lucide à l'égard du temps, la petite garce ne l'est pas moins envers l'homme – qu'elle a deviné mieux que ses congénères ; à qui elle pourrait dire : « Je sais tes faiblesses, tes fantasmes, tes frustrations dont s'irrite ou s'indigne l'honnête femme, ou qu'elle feint d'ignorer. Regarde-moi, et dis-moi si j'ai l'air de lui ressembler... »
Elle, en tout cas, le regarde droit dans les yeux et néanmoins à peine en dessous, ainsi qu'on engage un levier pour desceller une dalle. Et que ne fait-on passer dans ce regard qui ne bronche, mince, étiré, relevé vers les tempes !... À commencer par l'étonnement amusé, heureux – car c'est une chance, vraiment –d'être en présence d'un homme aussi singulier, aussi séduisant. « Et se peut-il que nous ne nous soyons pas encore rencontrés quand, je le sens, nous avons tant à faire ensemble ? Non, non, tu ne te trompes pas, c'est bien ce tendron dont tu retiens l'attention. Un tendron assez désirable, conviens-en.
« Tu éprouves, toi aussi, le sentiment d'une complicité immédiate ? Je suis femme, mais non de ces prudes que tu connus jusqu'ici et qui, au fond, méprisent l'homme et ses désirs, et ne lui concèdent leur corps qu'en y mettant des limitations humiliantes. Moi, je fais fi des convenances ; je m'autorise tout ce que les autres s'interdisent par pruderie ou par leur peu de goût pour l'amour. Aussi passé-je à leurs yeux pour sans vergogne et me détestent-elles résolument ; mais c'est bon signe, non ?
« Je l'ai perçu tout de suite : nous sommes de la même étoffe et faits l'un pour l'autre. Le corps de la femme t'obsède ? Le mien m'est délectable. Je vais d'ailleurs le faire mouvoir avec une lenteur calculée pour que tu en apprécies les lignes, les rondeurs. Et l'ensellure, dis ? Tu imagines quelle monture je peux faire ?... Un corps bien découplé, oui, qui volte jusque dans l'immobilité, et que tes mains déjà voudraient saisir.
« Pour m'ouvrir ? Elles n'auraient pas grand-peine. Devines-tu comme aisément jouent mes charnières ? Comme je me disjoins de partout ? Ouverte. Je suis dès à présent ouverte. Perçois-tu quel abîme suggèrent mes yeux avides, un rien pathétiques, mes narines dilatées, l'ourlet de ma bouche ? Un vide quasi douloureux s'est fait en moi à ta vue. De tous mes pores, par toutes mes lèvres, je n'ai plus que le désir de boire, d'aspirer – d'engloutir. Mon corps entier, si tu sais bien le lire, t'en fait l'aveu.
« Entier, sans réserve. Tu as bien entendu. Je ne suis pas de ces femmes qui font l'amour avec parcimonie, du bout de leurs doigts acérés. Je me donne toute, d'une pièce, dans une impudeur sans limites. Et si la perversité t'agrée, elle me convient fort aussi. Cette femme animale, un peu crapule même, que tu doutais de jamais rencontrer, regarde, elle est là, ouverte, offerte. Et jeune ! Ferme, élastique sous la main ; vive et déliée dans la joute amoureuse. Te rends-tu compte ?
« Ma jeunesse te fait hésiter ? Tu t'en défies ? Tu me crois des griffes, et les dents longues ? Et si j'étais seulement à la recherche d'un père... même un peu incestueux ? Et si, t'ayant vu, j'avais tout de suite senti que, de toi seul, je pouvais attendre la force rassurante, la constance, l'expérience, qu'il est vain d'espérer des garçons de mon âge ? Je te parais sans doute hardie. Je ne suis pourtant qu'une petite fille, une sauvageonne – ardente, j'en conviens, mais tu ne t'en plaindras pas si tu veux bien m'adopter. »
Tel est le langage du corps, des yeux, chez la petite garce de vocation. Cela exige un sens inné de la comédie, un parfait sang-froid, une maîtrise féline des attitudes et quelques autres vertus très nécessaires à celle qui n'a d'autre dessein que d'établir à son profit, par les seuls pouvoirs de son corps, son emprise sur un homme avant de passer à un autre, une fois épuisées les délices de la conquête.
Ici, le corps ne devient pas objet par le regard de l'homme : il se veut, il se fait délibérément objet pour ce regard même. Il pactise avec le mâle ; il trahit l'espèce, et les honnêtes femmes ne s'y trompent pas, qui stigmatisent la jeune effrontée avec d'autant plus de hargne que, le voudraient-elles, elles ne pourraient user de ces armes déloyales que sont une insolente jeunesse et le piquant des manières.
Pourtant, comment condamner ? La petite garce est celle qui, consciente de l'importance accordée au corps féminin en tant que médiation, prend les devants et charge le sien de l'accréditer auprès de l'homme. À cette réserve près, qu'elle ne se livre à la convoitise de celui-ci, que pour mieux se le soumettre ; qu'elle ne confine son corps dans le rôle d'objet, que pour s'assurer la décision, exercer son autonomie, s'éprouver intensément sujet.
Sans préjudice, bien sûr, des femmes qu'elle venge.
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À l'instar d'une Juliette Drouet, une foule de femmes généreuses, désintéressées, n'auront suivi, leur vie durant, que les mouvements de leur cœur, sacrifiant même, à l'amour, situation, fortune, respectabilité – ce qu'un homme répugne à faire, si épris soit-il. L'histoire abonde en exemples de filles, comme Eugénie de Guérin, qui s'oublièrent pour que leur frère pût, en toute bonne conscience, mener sa vie à sa guise ; en filles plus nombreuses encore qui renoncèrent à un destin de femme pour assurer à des parents une vieillesse selon leurs voeux. Et cependant il y a bien, de toute antiquité, ce reproche de vénalité qui s'attache à la femme ; et nous avons encore en mémoire les tapa­geuses figures féminines du Paris 1900 – telles une Cléo de Mérode ou la Belle Otéro.
Nul doute qu'adolescentes, la plupart se soient dit : « De milieu modeste, tout me destine à la vie grise et besogneuse de ma mère – que je refuse car rien ne me paraît plus enviable que de paraître dans tous les lieux à la mode, de posséder un attelage pour le Bois et un hôtel particulier où donner des réceptions – et, bien sûr, de faire du théâtre. En un mot, d'être l'une de ces femmes du demi-monde dont les journaux parisiens rapportent les foucades et les frasques. Ah ! qu'il doit être grisant de mener grand train, quitte à défrayer la chronique ; de rencontrer partout son nom, son image ; d'être admirée des hommes, jalousées des femmes, et de vivre en un monde de lumière et de luxe où côtoyer ceux dont on parle !... Tout cela demeurerait un rêve si, par chance, je n'étais née jolie, si je ne plaisais déjà aux hommes. Aussi est-ce par mon charme que je compte connaî­tre fortune et gloire. »
Conscientes de posséder, au confluent de leurs jambes, un trésor inestimable, résolues à faire fond sur la vanité du mâle, elles avaient compris que ni la bassesse d'extraction, l'inculture, la sottise ou le manque de manières, n'étaient des obstacles à la fortune, à la renommée, à la considération, pour peu qu'on fût née agréable à voir, comédienne dans l'âme et qu'on eût détermination, énergie, abattage et cynisme.
Si certaines furent prises contre leur gré dans l'engrenage de la galanterie, la plupart des courtisanes célèbres eurent, à l'origine, une lucide ambition de parvenir. Si les tribulations menant à la réussite furent diverses, la préméditation ne fait pas de doute, ni la volonté de persévérer en l'état afin d'acquérir toujours plus de biens, de titres, de pouvoir, de notoriété.
Née pauvre et d'abord sans appuis, un seul moyen s'offrait à l'ambitieuse : se vendre, et le plus cher possible. Être le négrier de son propre corps. De quoi certaines se vantèrent, La Barucci se proclamant la « Grande Puttana del Mondo ». L'homme candide incline à croire que « se donner » est, pour une femme, un acte qui l'engage toute, dans un mouvement irrépressible et dans un total désintéressement. Mais l'expression « se donner » paraîtrait, à une courtisane, l'incongruité même. Jeune et fraîche, il lui fallait surmonter le dégoût que lui inspiraient les baisers, les privautés d'amants qui n'avaient pas toujours bien mûri. Et non seulement surmonter et masquer son dégoût, mais feindre le bonheur des retrouvailles, et simuler le désir et contrefaire le plaisir… Un grand accablement nous vient à la pensée de l'application et de l'effort sur soi demandés ; mais ce doit être affaire de dispositions : il n'en est pas une qui ne se soit crue douée pour la scène !
Celles qui laissèrent des Mémoires auraient dû y insérer leur monologue intérieur quand elles devaient subir les attouchements et les assauts de leurs mécènes. Que ne donnerait-on pour connaître le soliloque d'une Cora Pearl qui parle de « l'horreur instinctive que lui ont toujours inspiré les hommes » ! Mais nous sous-estimons sans doute chez certaines l'aptitude au dédoublement, la faculté pour… l'âme de prendre ses distances avec la séduisante « guenille ». Ce pouvoir de s'absenter de soi permettant aux courtisanes de se donner à un « amant de cœur » jeune mais impécunieux puis, l'heure d'après, de se vendre à un riche protecteur.
Avaient-ils au moins l'illusion d'être aimés, ceux qui, à prix d'or et de diamants (lesquels ornaient jusqu'à des bottines), obtenaient les faveurs d'une Hortense Schneider surnommée «  le Passage des princes » ? La vanité aidant, on vit des monarques, des grands-ducs, des ministres omnipotents, briguer les faveurs de parvenues tapageuses, sans esprit, parfois d'une franche vulgarité ; on en vit plus d'un mettre fortune et titres aux pieds de la reine du moment, se ruiner pour elle, voire se suicider.
Parce que la courtisane ne donne jamais mieux sa mesure qu'au sein d'une société où les fortunes se font et se défont, le Second Empire et l'avant Grande Guerre auront, comme toutes les fins de monde, exacerbé l'ambition féminine. Aussi, que de carrières dont la conduite force l'admiration, même si certaines vieillesses furent mélancoliques !... La cynique, la sinistre Païva, née dans le ghetto de Moscou, devint marquise, puis comtesse ; Marie Duplessis, fille d'un chaudronnier ambulant, mourut comtesse. Une Alice Ozy, fille de bijoutiers, eut dans son lit le duc d'Aumale, le comte de Perregaux, le duc de Morny, un prince allemand ... Ne sont-ce pas là de vrais contes de fées, propres à faire rêver les jeunes fil­les nées dans une chaumine ?
La part faite aux circonstances, la galanterie est d'abord affaire d'inclination. Les jeunes femmes phtisiques avaient au moins cette excuse, sachant leurs jours comptés, de vouloir mourir « au milieu de la fête » ; mais les autres auront édifié leur fortune sur le mépris. Celui des hommes, celui de la femme en elles. « J'ai fait, pense la courtisane en herbe, une découverte capitale : le désir physique ne revêt pas, de part et d'autre, le même caractère obsessionnel, si bien que la dépendance n'est pas égale. Puisque les hommes, attachent au corps féminin, à son usage s'il se peut exclusif, un prix démesuré, et que je suis née plaisante à voir, je me battrai avec mes armes. Pourquoi serait-il licite de faire commerce de son esprit et infâmant de tirer parti de son corps ? » En vertu de quoi, dans les années 1860, une Cora Pearl ouvrira ses jambes pour dix mille francs la nuit.
À la cupidité, s'ajoutait, chez certaines, nées dominatrices, la volonté de se revancher du sort qui les fit naître femmes. Souveraines en fait de lucidité, se connaissant, se gouvernant sans défaillance, ah ! séduire, affoler un homme – un homme ! – et par des moyens dérisoires qui n'abuseraient pas la plus niaise des femmes, le voir mendier quelque privauté, le considérer à loisir dans ses dimensions véritables de petit garçon obsédé par des hochets, de pantin qu'on manipule sans qu'il s'en rende jamais compte – et garder tout au long les yeux ouverts ! Savoir que votre corps ni votre cœur ne vous trahiront ; que tous ses efforts pour vous arracher le moindre plaisir et s'en prévaloir resteront vains et que vous le tenez à votre merci, – quelle ivresse vraiment et qui passe de loin les voluptés de la chair !
Ces  courtisanes de vocation ont du moins le mérite de nous offrir l'image d'une vénalité patente, à l'état pur. Un libre choix, le plus souvent, les conduisit en la carrière ; un libre choix les y maintint. Si elles simulaient dans l'intimité, elles assumaient leur condition, en société, avec une tranquille impudeur. Et il y a là une manière d'authenticité, de cohérence, de belle santé dans la dépravation, qu'il faut porter à leur crédit.
Mais la vénalité connaît bien des degrés ; elle sait prendre des formes honorables. On eût choqué nombre d'honnêtes jeunes filles, chasseresses de beaux partis, en leur disant qu'elles se conduisaient en courtisanes avérées – ô bals de garnison, de grandes écoles, où une oreille sensible eût pu entendre monter ici et là cette prière, cette supplique : « Regardez-moi : je suis à prendre. (J'allais dire, par un lapsus, à vendre !) J'ai mis tout mon art et ma rouerie à me rendre séduisante. Je n'ai d'autre idéal que d'épouser l'un d'entre vous, et s'il est, de plus, beau et bien fait, mon bonheur sera sans borne. Je suis libre : j'ai éconduit cet ami employé qui s'était mis à m'aimer ; je vaux mieux que cela et j'aspire à davantage. Oui, prêtez-moi attention et puis enlevez-moi ; l'assentiment de mes parents vous est d'avance acquis. »
Cette curée immobile, feutrée de cils baissés, n'a guère survécu à l'ère des sous-préfectures ? Mais sont non moins des courtisanes qui s'ignorent, celles que drainent les seuls rivages d'été où s'attache un essaim de grands yachts et où il ne se peut qu'un puissant de l'heure ne vête votre nudité de bijoux.
Mais que servirait de recenser, diverses, infinies, les formes de la vénalité ? D'invoquer son antiquité,  de prédire sa pérennité ? Que servirait surtout de condamner ? L'homme ne saurait s'en prendre qu'à lui qui, à s'en tenir aux dehors, favorise et consacre l'injustice, et convainc l'élue que tout lui est dû parce que femme et belle et séduisante. Au demeurant, croire être aimé pour soi quand les rapports sont plus ou moins entachés de vénalité et qu'on vous accorde des faveurs, relève d'une grande naïveté. Par chance, la plupart des hommes n'ont cure, chez leur compagne, d'élan, de don véritables. À moins que, sachant n'en pouvoir attendre, ils se satisfassent du mime – aussi le monde est-il en ordre. 
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 A suivre

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1er février 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."

CHAPITRE II
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  Les Languides 
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Bien des femmes sont fondées à dénoncer la hâte du mâle, ses caresses rares, convenues, et si directes qu'elle relèvent de l'intrusion.
Mais il est des hommes qui naquirent avec une âme de potier ou de sculpteur. Rien ne les réjouit plus que pétrir, modeler, polir, car – leur paume en guise de second palais – ils tiennent qu'il n'est de saveur aussi suave et violente, que la caresse.
Ils font des amants honorables : quel kaolin égalerait, tiède et souple, et qui bronche sous le toucher, une chair de jeune femme ? Et son corps n'est-il pas le volume au monde qui assemble et conjugue les courbes avec le plus de bonheur ? Des courbes vivantes, de surcroît, et qui se renflent d'aise quand on ravive, comme le feraient l'eau de la douche, une jonchée de sable fin, leur conscience d'être contours à la ferme fluidité.
Effleurer de la paume la panse d'un vase, en souligner, d'un doigt, l'évasure, refermer la main sur l'épaule ou le sein d'une statue, leur procurent un sentiment de conformité, de convenance – mais qui, pour eux, a bien plus de prix s'ils perçoivent l'adhésion de la chair flattée. Si un chantonnement d'attente exaucée sourd de celle-ci, ainsi que s'exhalait un harmonieux murmure de la statue de Memnon touchée par l'Aurore.
 *
À l'amant le plus inspiré, il arrive de faire trêve. Tout à l'heure, il poursuivra ses reconnaissances, ralliant, mobilisant tout ce qui, l'instant venu, se propagera en vague dans ce ventre ; mais voici qu'à s'interrompre, il s'avise que, tel l'enfant longuement absorbé par son jeu, il en avait oublié jusqu'à sa propre existence, et que celle-ci voudrait qu'on la considérât un peu. Il s'avise que sa peau est déserte ; qu'elle donne sur le vide et qu'elle en a perdu sa saveur et quasi sa réalité.
Sur le flanc ou sur le dos, l'amant fait trêve et, dans sa vacance, il lui semble confusément qu'une main devrait bien à présent se poser sur son corps et y sinuer ; qu'un visage devrait bien se pencher vers le sien. Que ce serait dans l'ordre – et il n'est pas question ici de justice, mais du naturel déroulement d'un jeu auquel chacun se devrait de prendre part.
À côté de lui – et qu'il voit donc distinctement l'intervalle ! – elle continue de reposer, immobile, éployée comme un papillon que fixe une épingle. À la ville, on prise son intelligence, son activité ; elle entreprend, organise et se donne à sa tâche avec compétence et ténacité. Et la voilà – n'est-ce pas étrange ? – sans imagination et comme frappée d'apathie. Elle attend. Elle ne voit pas ce qu'elle pourrait faire d'autre qu'attendre la reprise de la fête dont il est l'ordonnateur. Et, parce que très vite la pause lui paraît longue, elle se rapproche, se blottit contre lui et, d'une main, lui effleure le poignet ou le bras – ce qui est une façon discrète de se rappeler à l'Autre, de le prier de ne pas vous oublier plus longtemps.
À moins que, visitée par le sens de l'équité, elle s'impose de caresser l'homme ; mais avec une telle absence d'élan, de conviction, qu'il la prierait, s'il osait, de ne pas se donner tant de mal. Qu'elle amorce une caresse agréable – qu'il accueille, pour qu'elle la poursuive, d'un susurrement d'aise –, et tout de suite le geste tourne court, vaincu par l'inertie. On dirait qu'il suffit à cette femme de poser sa main sur le corps de l'homme pour être prise d'une insurmontable lassitude ; pour se sentir interdite et comme stupide.
Un corps, n'est-il pas vrai, où seul le sexe est sensible. Un homme n'a ni dos ni nuque ni face interne de cuisse ni lobe d'oreille ni ébauche de seins. Elle a bien pu vérifier sur elle-même la charge érotique de ces lieux, la pensée que l'homme n'est pas, en surface, si différent ne lui vient pas. Ce qui vaut au mieux à l'amant des caresses où l'application, la bonne volonté, sont si manifestes qu'on les dirait tirées d'un guide à l'usage des néophytes.
… Et que ledit amant se tienne pour heureux si ces caresses parcimonieuses, ne lui sont pas dispensées par des mains aux ongles acérés. À voir maintes d'entre elles, on devine sans peine les… délices promises à une peau qu'effleurent dix scalpels ; à l'oreille de l'amant qui les entend crisser ou cliqueter ! On ne doute pas de l'abandon d'une chair délicate, fragile (mais l'homme en possède-t-il ?!) qui voit s'avancer vers elle ces lames cornées, sanglantes à souhait. Les femmes qui se parent d'ongles effilés nous découvrant par là le cas qu'elles font du corps de l'Autre ; la part que prennent leurs mains dans l'amour.
L'amant fait trêve, et regarde. Il voit se dissiper sur sa peau, dans une aire étroitement limitée, des effleurements sommaires, à contre-fil, à contretemps, dispensés sans la moindre continuité. De vagues passes en ordre dispersé qui s'annulent à mesure. Et telles sont la gaucherie de la démarche, l'évidente absence d'adhésion chez celle qui vous touche par devoir, que la peau en vient à préférer le délaissement à cet insipide papillotement tactile qui la dépenaille, car ces incursions sans suite, d'une main indécise, sèment sur vous le désert ; elles humilient l'amant prodigue à qui l'on fait l'aumône.
Lequel s'étonne, s'interroge : « Elle m'aime vraiment ?! » À l'évidence : ses propos abondent en accents qui ne trompent pas ; elle a donné, elle donne encore de son amour maintes assurances. Elle aime ; elle ne fut pas élevée au couvent ; elle a, auprès d'elle, un corps avenant, mais être caressée suffit à son bonheur. Toucher le corps aimé avec le plus sensible d'elle-même – le bout des doigts, les lèvres, la pointe de la langue ou celle du sein – ne lui procurerait aucun plaisir particulier. Elle n'a pas faim de ces sensations. Non plus qu'elle n'éprouve le besoin d'explorer, d'inventorier le corps de l'homme, d'en dresser le cadastre érotique.
« Comment, se dit l'amant, se prive-t-elle du plaisir très narcissique de se sentir experte ? Celui d'inverser un moment les rôles ; de devenir alors la maîtresse du jeu en tenant l'homme sous le pouvoir de ses mains, de sa bouche, de sa chevelure – d'une seule mèche de ses cheveux ? Le plaisir, en bref, de voir les beaux effets de sa science du corps masculin et de ses attaches, là où voisinent de si près l'âme et la chair ?
« Qu'il est donc étrange qu'elle ne soit pas, comme je le suis, irrésistiblement poussée à parcourir, longer, effleurer, agacer ; à épandre sur toute une peau des caresses tantôt dominatrices, tantôt du poids de l'araignée d'eau ! Elle ignore donc le plaisir de se laisser happer par un corps, d'entrer en résonance avec lui ; d'alerter le sang, d'assister à son beau qui-vive et de mesurer ainsi ses pouvoirs ? Elle n'attend aucun enfièvrement, aucune jouissance  – cérébrale ! – de sa participation au jeu ? Femme, elle dédaigne de recourir à sa science de pâtissière, de dentellière ?... »
Assurément. Elle est faite pour être attouchée, palpée, étreinte, elle ; l'homme, non. Elle « aime » avec passion mais se conduit ici comme un sculpteur en mal d'inspiration, qui ne saurait tirer parti de la masse dont il dispose.
« … Ah, non ! proteste toujours à part soi l'amant : qu'on ne vienne pas me dire que c'est affaire de savoir. On possède ou non l'élan, la générosité, qui vous conduisent à fêter l'Autre, et les femmes qui nous caressent par devoir ou calcul auraient tort de nous croire dupes. Il est, bien que gauches, d'exquises, d'émouvantes caresses quand elles nous paraissent l'expression irrépressible de l'amour et du désir. Et d'autres qui, en dépit de leur adresse, nous mortifient tant elles nous sont concédées ou, parce qu'en un domaine où devrait prévaloir la spontanéité, nous avons dû suggérer, quémander, voire négocier ! »
Et l'amant, les yeux au plafond, de penser au procès d'égoïsme dans l'amour que les femmes font à l'homme. Celles-là mêmes que le plaisir comble s'enquièrent de ce que prise l'Autre ? Elles sont prodigues de caresses ? Elles se montrent, dans les jeux amoureux, hardies, ingénieuses, quand, par chance, l'amant est de bonne race ?
Y aurait-il des rôles, dans l'amour humain ? La femme a droit aux caresses ; les lui prodiguer doit être à l'homme un suffisant plaisir. Ne voit-on pas certains refuser qu'on les mignote, un absurde orgueil viril leur interdisant de s'abandonner aux mains de leur compagne ; de se prêter à sa tendre curiosité.
On sait, de reste, que le corps masculin est un territoire ingrat, sans mystère. Que les doigts n'y rencontreraient que rudesse, aridité plus ou moins broussailleuse.
À se donner ainsi bonne conscience, les femmes qui déplorent d'être mal et peu caressées risquent de s'entendre rappeler quelques vérités. Car, – sans parler des vulgaires, des niaises, des frivoles, devant qui, si beau que soit leur corps, nos mains renoncent, tant la peau n'importe seule, tant on doit la sentir sous-tendue de bonne grâce et d'intelligence du cœur –, continuer d'être aimée, au physique, se mérite. Une femme n'est pas moins « aimable » parce qu'un oiseau a piétiné au coin de son œil, comme dit Giraudoux. Elle le sera d'avoir relâché la vigilance qui doit en permanence s'exercer sur cette ligne interne à laquelle la ligne externe ne fait que se conformer. Le devoir, ici, étant commun aux deux sexes.
Enfin, si, longtemps, l'éducation reçue put servir d'alibi aux jeunes femmes passives, la lumière la plus crue éclaire désormais les alcôves, et nulle amoureuse ne saurait ignorer quelle part elle pourrait prendre dans le commerce des corps.
 *
Au vrai, que d'hommes feraient leur « la chanson du mal aimé », tant il est de femmes jeunes, aimantes, qui, à peine étendues pour les jeux amoureux, sont frappées d'une incoercible langueur.
« Au grand soleil des vacances, sur un rivage, me dit un ami, de sa compagne, elle ne donnerait pas plus de signes d'un engourdissement béat, qu'elle n'en fait paraître alors ! Dénouée, défaite, elle n'est qu'attente, sous sa peau, de la jouissance espérée. »
Elle aussi « hait le mouvement qui déplace les lignes ». Bouger le petit doigt romprait la profonde distraction où l'on est plongée ; suspendrait la fascination que le corps commence d'éprouver pour une part de lui-même qui s'annonce délectable.
 *
Les plus adonnées à la mollesse ne sont pas les dernières à instruire le procès de l'homme. L'amoureuse qui se veut partenaire, elle, se hâte moins de requérir. Elle sait – ce que découvriraient les languides, si elles daignaient se départir un moment de leur apathie –, elle sait que réjouir un corps aimé demande écoute, constance, et invention. Partant, qu'il y a de l'impudence à reprocher à l'Autre son manque d'égards, quand votre indolence l'incline à se montrer expéditif.
L'amant bien né qui reprend souffle pense qu'il a, lui aussi, un corps, avec une peau, des jointures, des défauts dans l'apparente cuirasse ; et qu'il serait bouleversant de voir celle qu'on aime s'emparer de vous, vous chevaucher, vous explorer avec intérêt, vous épanouir de caresses. Qui, sinon elle, donnerait conscience à des contours non perçus depuis l'enfance ? Dire qu'il suffirait que sa main le parcourût, animée par la ferveur, inspirée dans son cheminement, pour qu'il se sentît prendre forme !… Lui aussi fermerait les yeux pour mieux voir dans le noir, ou plutôt dans cette « obscure clarté » où travaille la mer en plein été, quand elle masse une plage. Lui aussi, par la grâce de mains, de doigts en migration, au plus près de lui, suivrait du dedans l'émergence, à la conscience, de son torse et de son épaule, l'avènement de son ventre, le bien-fondé de ses reins, la friabilité du pli du genou, du flanc interne de sa cuisse. Et il en recevrait confirmation de ce qu'il savait, sentait depuis toujours : sa carapace était fausse ; son enveloppe s'accordait ici au sable fin ou au limon, et là au pollen. Il suffisait d'une main tendre et avisée pour que tombent les écorces, les écailles qui masquent chez l'homme son versant féminin. Pour qu'il acquière l'intelligence de l'univers sensoriel de la femme : « Ainsi, voilà ce que, sans doute, elle éprouve quand je la caresse. Je vois mieux ce qu'elle attend de moi ; comment je dois traiter avec sa peau ; ce qui fait, de la caresse, un simple rite ou une preuve d'amour ; ce qui demeure à fleur de chair et ce qui s'imprime en son âme ».
Une preuve d'amour… L'amant qu'on laisse vacant voudrait bien, lui aussi, se sentir aimé… de fond en comble ! Il s'étonne du reproche fait à l'homme de séparer le sexe et le cœur, quand une dissociation de même ordre s'observe chez maintes femmes. Il compare l'espèce de dévotion fascinée que lui inspire le corps de sa compagne, au détachement de celle-ci, qui ne semble voir en lui que l'instrument intermittent de son plaisir.
« Que l'amour se porterait mieux, se dit-il, si les femmes percevaient tout ce qu'il doit à un commerce charnel véritable, tant vous émeut, vous exalte la manifestation, chez l'Autre, d'une soif multiple, étendue, qui se révèle en gestes de découverte et de prise de possession du corps aimé – le sel de la soif et le lait de la tendresse s'avivant mutuellement !… » 
Et c'est ainsi que nombre d'amours s'étiolent, faute pour le couple d'avoir perçu qu'on avait affaire, au physique, à un… art du feu. Que l'homme faisant trêve, la femme ne jette au foyer que de rares brindilles, et les flammes se terrent, la cendre affleure.
Peu d'hommes sont nés céramistes ? Quand l'innovation, le raffinement, se heurtent sans fin à la mollesse, à la paresse d'une compagne, l'élan peu à peu se fige, l'initiative renonce, et l'amant le mieux disposé réduit bientôt l'acte à sa simple expression. Ainsi l'atonie de certains rivages décourage-t-il la vague et ce n'est jamais qu'une eau exténuée qui les baigne.
Et chacun de se résigner devant ce qu'il croit être une loi naturelle, une fatalité dont tous ses pareils seraient victimes. Sauf celui qui pressent l'ampleur et la richesse de l'orgasme féminin et qui, songeant au sien – brutal et bref et linéaire –, en conclut que s'il trouvait chez sa compagne curiosité, divination à l'égard de son corps, de ses désirs d'homme ; adhésion, audace dans le jeu érotique, il verrait lui aussi son plaisir se muer en jouissance.
Dès lors, des nostalgies lui viennent. Celle d'une amoureuse qui lui donnerait des preuves… tangibles d'attachement. Qui, avant de se faire abîme de saveur où précipiter, incanterait de ses mains une plage qui atténuerait la rudesse de la chute, et où bienheureusement s'épandre après l'exécution capitale.
Les femmes qui rêvent d'être longuement aimées devraient craindre que l'indigence d'un dialogue charnel voué au ressassement n'incline l'homme à prendre ses distances. Cependant que des couples que tout divise, où l'on se déchire et se meurtrit à longueur de jour, ne se déferont jamais, scellés qu'ils sont par une complicité de sang, de chairs, que chaque nuit restaure.
*
La chance des mal-aimantes est d'être légion. Aussi, celui qui se sépare d'une femme languide risque-t-il fort d'aller vers de nouvelles frustrations. À moins qu'il n'ait voyagé en ces pays où l'art de se mouvoir dans l'amour, celui d'une caresse de nature liturgique, sont gravement enseignés ; et qu'il ne se soit remis aux mains d'une courtisane raffinée, détentrice d'une civilisation du geste – celui qui peint ou dessine ne différant pas de celui qui dispose, sur votre épiderme, d'impondérables dentelles. Ou que cet homme ait rencontré, sous nos climats, l'une de ces rares femmes qui semblent en permanence fleurer l'amour ; qui ont d'instinct la science et le goût du corps masculin et l'inventivité, l'intrépidité qu'il faut pour le bien fêter, comme si elles multipliaient dans l'espace et la durée, le don d'elles-mêmes, quand les autres ne s'offrent guère qu'en deux dimensions. À moins, oui, de pareilles aubaines, l'amant scrupuleux ignorera toujours ce dont on le prive.
Et qu'il est donc heureux qu'il en soit ainsi ! Que se passerait-il si tant d'hommes prétendument insensibles aux caresses, découvraient que, de la main, de la bouche, leur compagne pourrait faire courir des moires par toute leur peau, et leur révéler ainsi l'éventail du suave ? Leur corps – leur être – oscillant alors au-dessus d'un suffocant et exquis précipice ?
Puisqu'à présent les femmes comparent et notent nos mérites ; qu'elles stigmatisent l'amant médiocre ; que certaines se font gloire de jeter par-dessus bord, sans autre forme de procès, celui qui ne pense qu'à soi, ne serait-ce pas justice que pas un homme épris du corps féminin, enclin à considérer l'amour comme une fête à deux, ne partage plus d'une fois le lit d'une femme qui, par son apathie, bat en égoïsme le plus expéditif des partenaires ?
*
A suivre


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