* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
*

BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

*
LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
*
L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

*
L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

*
L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

*
CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

*
EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


samedi

15 mars 2014 RENDEZ-NOUS LA MER (1)



NOTE

  *
Quand, en 1825, au terme d'un mouvement de libération de seize années contre un conquérant espagnol établi là depuis trois siècles, Simon Bolivar – le Libertador – donne à la Bolivie sa constitution, le pays s'étend, sur 2 340 000 km², du Pacifique au Gran Chaco, et il occupe une partie du bassin amazonien. A la suite de guerres malheureuses, de cessions inconsidérées, il ne s'étend plus, en 1938, que sur 1 090 000 km².
De toutes ces amputations, la plus cruelle pour l'orgueil national, la plus dommageable pour l'économie du pays, est celle de sa bordure océanique puisqu'elle prive la Bolivie, depuis 1904, de tout débouché sur la mer.
Trois pays, à l'origine, exerçaient leur souveraineté sur cette région côtière correspondant au désert d'Atacama : au sud, le Chili, jusqu'au 26e puis, à partir de 1874, jusqu'au 24e degré de latitude ; au nord, à partir du Rio Loa, le Pérou ; entre les deux, la Bolivie.
Inhospitalière, cette bande littorale se révéla si riche en minerais de salpêtre, cuivre, argent, nitrate, que des capitaux anglo-chiliens, que des travailleurs du Chili, affluèrent au point de coloniser la province bolivienne d'Antofagasta. Quand la Bolivie entreprit de résister à des comportements conquérants, voire arrogants, le Chili occupa sans coup férir et le port et ladite province.
Une « guerre du Pacifique » en résulta, de 1879 à 1884, où le Pérou, allié à la Bolivie, fut d'abord défait et dut abandonner ses provinces littorales du sud. Puis la Bolivie connut de tels revers, qu'elle fut contrainte de céder au Chili, par le traité de 1904, la province d'Antofagasta, des Andes au Pacifique, avec ses richesses nitrières.
Diverses tentatives d'échange contre un corridor au nord de l'actuel Chili ont depuis lors échoué. Aussi, la nostalgie du rivage perdu se perpétue-t-elle par le biais d'une fête nationale, d'un programme scolaire, d'une marine en faction sur le lac Titicaca…
La mer, en Bolivie, est, au plus haut degré, « présence d'absence ».
L'Histoire surabonde si bien en faits scandaleux pour l'esprit, révoltants pour le cœur, que nous la parcourons sans nous émouvoir outre mesure, ainsi qu'à l'audition d'un conte un peu cruel. Or, le sort infligé à la Bolivie me toucha si vivement, quand je l'appris, que je songeai tout de suite à écrire une manière de plaidoyer où l'éloquence du cœur viendrait soutenir les froides considérations du droit des peuples. C'est que je me représentai mon propre pays soudain privé, par un coup de force, de sa façade atlantique (la méditerranéenne m'important moins). Et certes, l'hypothèse peut paraître dénuée de toute probabilité, mais n'avons-nous pas connu une situation de cet ordre quand l'Occupant édifia un « mur » de Dunkerque à Hendaye ?
Il est des pays dits continentaux qui jamais, au long de leur histoire, n'ont donné sur l'océan ; des peuples qui ne sauront quelles nuances, à la Turner, prend un ciel qui s'enfle d'une transgression du gris océanique ; et comme l'air sec, à odeur d'élytres, s'en attendrit, se fait mol et bénin ; comme les saisons en deviennent moins abruptes et admettent le caprice et l'irrésolution !
Il est des peuples dont le regard n'a jamais rencontré, où qu'il se tournât, que massifs ou chaînes, plaines ou plateaux, à perte de vue ; que la terre en ses multiples avatars. Un citoyen de la Suisse, de l'Autriche, du Nigéria ou de la Mongolie, nous dirait peut-être ce qu'on éprouve à devoir sans cesse faire face à des lignes de crêtes, des versants, bassins et tous vallonnements, sans le repos, pour l'œil, d'une pure horizontale filant d'un bord à l'autre de la vue. Et sans doute invoquerait-il l'accoutumance à ce qui est tel depuis toujours – ainsi de l'aveugle-né qui ne saurait concevoir toute l'étendue de son malheur. Mais la Bolivie, elle, voyait à sa naissance. Elle put jouir, durant un demi-siècle, du seul regard extérieur qui vaille, pour un pays : celui qui procède de l'infini des mers. Par simple rapacité et contre toute équité, on l'aveugla. Parmi les multiples causes qui devraient nous retenir, celle-ci n'est pas la moindre.
 *
 *
 *
 *
 *
TABLEAU I
 *
Un coin de la place de la gare des cars, à La Paz. Un groupe s'est formé autour d'un homme, groupe qui ne cessera de grossir. (La plupart de ceux qui prendront la parole n'ayant vu la mer qu'à la faveur de brefs voyages organisés, qui font la jonction entre la Bolivie et la côte du Pérou.)
 *
*
le récitant
Qui nous attendons, je le dirai tout à l'heure ; mais rappelons d'abord au monde l'histoire d'un malheureux pays aujourd'hui pareil à ces petites nations que les honnêtes gens du globe ne sauraient situer avec précision sur un planisphère.
Et je demande à ceux pour qui la Bolivie est à peine un nom, de la considérer à son origine. Qu'ils se reculent – assez pour que son profil primitif leur apparaisse, et ils verront s'établir le plus majestueux équilibre qui ait été.
À l'ouest, l'altitude zéro, celle même de tout rivage océanique. Puis, tout de suite, l'emportement de la roche, la conquête du ciel par paliers grandioses. Dressé, cabré face au large, c'est à cinq mille, à six mille mètres que ce pays brandit ses glaciers. Et non en pics isolés ou à la façon d'un massif : mon pays est pris dans la plus longue et souple des chaînes de montagne. À la fois le rempart et la ployante échine du continent.
*
un paysan aymara
 L'échine se dédouble et j'habite dans l'entre-deux. L'Altiplano, comme ils le nomment. Bordé de crêtes, un haut plateau glacé. Des touffes d'herbe pour nos lamas, des maisons basses où l'on dort sur le sol, et puis le vent, le vent comme une râpe…
 *
le récitant
J'ai parlé d'équilibre. C'est que, passé la cordillère, mon pays descend vers l'est par de grandes plaines herbeuses – llanos de Mojos, llanos de Chiquitos – jusqu'aux marécages amazoniens. Après le raidissement de la roche andine et sa culmination, l'abaissement du relief par amples vols planés de condors chimériques.
 *
UN GUÉRISSEUR [1]
 Moi aussi, j'habite l'Altiplano. Je le parcours avec mes médecines selon ce que mon grand-père et mon père m'ont appris…
 *
le récitant
 Parlez-nous, homme à la longue mémoire, de cet empire de Tiwanaku, autour de votre lac sacré [2].
 *
le GUÉRISSEUR
 Aux Blancs, toujours, il faut des choses à déchiffrer ; il faut des faits, des dates à consigner, à ordonner. Et moi j'aime que la civilisation Tiwanaku n'ait pas laissé d'écrits. Rien que des monuments, des sculptures, des poteries, des bijoux. N'est-ce pas mieux pour en rêver ? C'est bien assez de savoir qu'ils régissaient la terre, distribuaient les eaux courantes, travaillaient l'argile, forgeaient le cuivre et construisaient des routes. Et, parce que nulle famille ne pourrait vivre seule en ce pays désolé par la pierre, ravagé par le vent, ils ont imaginé la communauté des tâches et des profits, des bonheurs et des malheurs.
 *
le paysan
 C'est vrai : toutes les familles qui descendent du même ancêtre travaillent ensemble, récoltent ensemble. Et je serai un jour chef de village, chef de la communauté.
 *
le GUÉRISSEUR
Terne est notre terre, et grises sont nos maisons de boue séchée, mais quelles fleurs multicolores font les ponchos, les châles, les jupes, les aguayos [3].
*

LE PAYSAN

 C'est qu'il faut voir comme nos femmes savent filer la laine tout en marchant !…
 *

LE GUÉRISSEUR

 L'Indien ne va pas toujours tête baissée contre le vent, l'Indien sait lever les yeux. Vers la montagne proche qui abrite un ancêtre, un dieu à vénérer. Et que maintes offrandes, que le sang d'un lama répandu sur la terre, nous assurent une belle récolte et la protection du troupeau !…
Enfin, au-dessus de la montagne, il y a le ciel, il y a les astres qui vous disent s'il est temps de planter la pomme de terre, de couper la quinoa [4] ou de fêter le solstice. C'est un peu tout cela, Tiwanaku.
 *

LE RÉCITANT

 Mais le sort des empires est de se diviser contre soi… Et c'est alors que vint l'Inca. Lequel réduisit le peuple aymara en servitude et lui imposa le culte du Soleil.
 *

LE GUÉRISSEUR

Vinrent surtout les Blancs qui nous montrèrent qu'il y a bien des degrés dans le malheur… Les dieux nous avaient donné l'or et l'argent pour en honorer nos dieux, en parer nos femmes, en broder nos tuniques… Et voici que des hommes rapaces s'emparaient de nos bijoux, et qu'insensibles à leur beauté, à leur gratuité, ils les fondaient pour en faire des pièces qu'ils se passaient de main en main…
 *

UN MINEUR AYMARA

 Ah, que maudit soit le jour où un Quechua découvrit la mine d'argent du Cerro Rico [5]
 *

LE GUÉRISSEUR

 Je sais quel fut votre sort : j'ai vu souffrir trop de mineurs.
*

LE MINEUR

 Qui, sauf un Indien quand on l'y force, voudrait creuser, à la pioche et à la pelle, des galeries à peine plus larges que les épaules, à peine plus hautes que nos dos voûtés, et qui, mal étayées, deviennent votre tombe ? Et il faut avancer dans le froid et la boue, dans la chaleur et la boue, et l'air empoussiéré vous manque, et les ténèbres vous précèdent et vous suivent…
*

LE PAYSAN

 L'Indien est fait pour pousser librement l'araire, dans son champ ; il est fait pour échanger avec ceux de la vallée, de la côte, de la jungle – et on l'a engouffré de force dans la terre, on lui a volé le soleil, on lui a volé sa vie…
*

LE MINEUR

Nous avons vidé les veines de Zupaya [6], mais de quel prix il nous le fit payer !… Les jours de procession de la Vierge, à Potosi, ce n'est pas de lingots d'argent qu'il aurait fallu paver la rue de la cathédrale mais des millions de crânes de ses mineurs... Il n'est pas une église, ici, pas un palais « dans le riche style colonial », comme ils disent, qui n'aient nos ossements pour fondations ; pas un dont les pierres ne soient jointoyées de notre sueur, de notre sang…

LE Récitant

Cent fois vous vous êtes insurgés contre l'Espagnol brutal et cupide…
 *

LE MINEUR

 Et cent fois il a maté nos révoltes, pendu, écartelé les chefs et leur femme… Jusqu'en cette année 1781 où l'Altiplano s'est soulevé de proche en proche.
*

LE PAYSAN

Plus hautes encore que nos terres, étaient notre haine de l'envahisseur, notre colère devant sa cruauté, ses brigandages. Et il nous a une fois de plus vaincus, mais ce fut comme ces feux qu'on croit avoir éteints et qui reprennent derrière vous.
*

LE MINEUR

Ici, là-bas, partout, cet Indien qu'on oblige à ramper dans les ténèbres, cet Indien se redresse, il regarde le ciel qu'il n'a pas vu depuis son enfance, et il déclare qu'il ne donnera plus ses jours, sa vie, pour un maître barbare, méprisant, insatiable.
*

UN HISTORIEN

 Un mot se forme alors en chaque Indien et lui monte aux lèvres ; un mot repris par des métis, des créoles, las comme lui d'être en exil en leur pays. Un mot léger, sans aspérité, doux et prenant comme la chicha [7] ; un mot inouï et le dernier, vraiment, qu'un colonisateur puisse entendre, car il le nie. Un mot à murmurer d'abord, pour ne pas désespérer, puis à prononcer à voix forte, puis à clamer enfin pour le voir vibrer, très haut, comme un étendard.
Et il est vrai qu'il n'est pas de mot plus suave qu'indépendance… C'est toujours un bonheur que le redire – comme un baume pour les lèvres. Ah, ce dut être un jour de vertige que ce 6 août 1825 quand l'assemblée du Haut-Pérou proclama la république, la République Bolivar en juste hommage à notre Libérateur !…
*

LE MINEUR

 … Après trois siècles de servitude, après cent mille jours de dignité bafouée… Et voici qu'on ose regarder ses enfants, qu'on ose sourire avec tendresse à sa femme, comme si elle était votre jeune épousée. Voilà qu'on reprend la quena [8] malgré vos poumons rongés par la silice et le mercure…
*
LE RÉCITANT (un peu ironique)
Ici, il faudrait refermer le livre, baisser le rideau : les méchants ne sont-ils pas réduits à l'impuissance ? Le peuple n'est-il pas maître de son destin ? Fin de l'Histoire. Tambours et percussions, et danse de la Diablada [9].
*

L'HISTORIEN

 Hélas !… Il suffit bien que, dans un peuple libre, un homme sans scrupule paraisse, affamé de gloire et de profits, pour que l'Histoire continue. Et si, de surcroît, il est fruste, intempérant et débauché… Car nous avons eu notre Caligula ! Melgarejo était son nom.
*

LE PAYSAN

 Que maudit à jamais soit le nom de celui qui fit mettre nos terres aux enchères, brisant ainsi nos communautés !… De celui, encore, qui fit massacrer mes frères parce qu'ils s'étaient soulevés devant ce vol.
*

L'HISTORIEN

 De celui, surtout, qui fut assez fou pour concéder au pays voisin le moindre droit de regard sur nos terres de l'ouest.
*

LE RÉCITANT

Un désert d'altitude que l'Espagnol même avait dédaigné !…
*

L'HISTORIEN

Par une fatale erreur d'appréciation, nous aurons laissé à d'autres que nous le soin d'en découvrir les richesses : un liséré de guano, le salpêtre à foison, et le cuivre et l'argent et le nitrate… De quoi tenter un pays aux aguets, aventureux et impudent.
*

LE RÉCITANT

C'est là nommer le Chili !…
 *

 

L'HISTORIEN

Un pays en point d'exclamation, un pays corseté, à la raideur orthogonale. Adossé au continent, il est tel un homme le dos au mur et qui étirerait à l'extrême ses bras écartés…
*

UN PÉCHEUR

 N'avait-il pas déjà assez de côtes ? Moi qui suis pêcheur sur les rives du lac Titicaca, je veux bien être le dos au mur, si je suis face à la mer !…
*

LE RÉCITANT

Quel mot ne venez-vous pas de prononcer !… Ne savez-vous pas qu'il a, dans notre pays, les couleurs du deuil ? Que parler de la mer, c'est comme évoquer, dans sa maison, le disparu dont tous les proches demeurent inconsolables ? Et ils vous disent, le cœur navré, la difficulté qu'ils ont à vivre, désormais.
Oh, ce n'est pas un mot interdit, comme celui de liberté sous une tyrannie – encore que la mer soit cela même : la liberté, pour les captifs que nous sommes en nos frontières…
Et ceux, bien rares, qui l'ont vue, suspendent un instant leur geste, leurs propos, quand un tonnerre très bas, très doux, roule au loin, par-delà la montagne, ou quand le vent, la nuit, prend la maison dans ses rafales.
*

UNE JEUNE FILLE QUECHUA

J'ai demandé à mon père comment le malheur s'était produit, mais il n'a pas su me le dire.
*

L'HISTORIEN

Il est difficile de relater les faits en quelques mots… Sachez seulement qu'il y avait beaucoup plus de Chiliens que de Boliviens dans notre province maritime, et qu'ils furetaient partout. Qui cherche, trouve. Ils ont découvert des minéraux précieux et ils les ont exploités, aidés par l'argent anglais.
*

LA JEUNE FILLE

Avec notre accord ?
*

L'HISTORIEN

 Oui, la Société anglo-chilienne nous versait une taxe, pour chaque quintal de salpêtre exporté. Quand la Bolivie voulut augmenter cette redevance, elle se heurta à un refus. Et comme le préfet de notre port, en représailles, avait saisi les biens de la Société, les troupes chiliennes occupèrent et le port et la province.
*

LA JEUNE FILLE

Sans déclaration de guerre ?
*

L'HISTORIEN

Sans déclaration de guerre. Comme le pirate donnant l'assaut à un navire, ou le bandit qui détrousse un voyageur. Au vrai, le Chili n'attendait qu'une occasion pour faire main basse sur nos terres. Bien des années avant, déjà, il s'était emparé du guano de nos côtes, puis il avait occupé notre port de Mejillones. Il y a ainsi des peuples impérieux et sans scrupules. Dans la guerre qui s'ensuivit, où nous étions alliés au Pérou, ses victoires l'enivrèrent, ses rares défaites le galvanisèrent… Il y a du viking en lui : après sa victoire de Tacna, son armée, telle une troupe d'orques, s'est abattue par mer sur Lima et l'a occupée deux années !
*

LA JEUNE FILLE

Mon pays s'est défendu autant qu'il le pouvait, je veux le croire…
*

L'HISTORIEN

Toute une armée de morts et de blessés au combat pourrait en témoigner. Mais nos soldats manquaient d'armes et de munitions. Ils n'avaient d'ailleurs pas que les Chiliens pour ennemis, mais aussi la montagne, le désert – la soif. Enfin, pourquoi le taire ? Ils ne s'identifiaient pas encore tout à fait à la nation, tant notre pays avait eu de gouvernements, depuis l'Indépendance.
*

LE RÉCITANT

Et c'est ainsi que notre riche province maritime nous fut arrachée et, avec elle, notre seul balcon sur la mer.
Mais que s'avancent les chœurs qui, jusqu'ici se sont tus : ils sauront, bien mieux que je ne le ferais, plaider notre cause dans le procès en révision que nous intentons au pays ravisseur.
 *
 *
*

[1] Le prêtre-guérisseur (ou kallawaya), itinérant, pratique une médecine à la fois préventive et curative, à base de plantes médicinales.
[2] Le lac Titicaca
[3] Un aguayo est un large sac de lainage rayé qui permet aux femmes de porter leur enfant ou quelque autre fardeau sur l'épaule.
[4] La quinoa est une céréale qui rappelle le sarrasin.
[5] Du Cerro Rico (la Colline Riche), à Potosi, exploitée à partir de 1545 pendant trois siècles, on devait tirer chaque année des milliers de tonnes d'argent. 5 000 Indiens y travaillaient en 1600.
[6] Le Zupaya, ou encore le Supay, ou le Tio (l'oncle) : autant de noms du Diable, le dieu des mines à la fois bon et mauvais, maître qu'il est de la destinée des mineurs.
[7] La chicha est une boisson faiblement alcoolisée faite avec du maïs préalablement mastiqué par des femmes.
[8] La quena est la flûte droite des Andes.
[9] La Diablada ou danse des Diables se déroule pendant trois jours, lors du carnaval d'Oruro. Les danseurs – qui revêtent alors d'énormes masques fantasmagoriques – y miment la lutte du bien et du mal.

1er mars 2014 LE CHÊNE DE FLAGEY




Voilà un an (mars 2013), "LE CHÊNE DE FLAGEY"  a été accroché au Musée d'Ornans et présenté au public. Acquis grâce à une souscription et un appel aux dons, ce tableau emblématique de Courbet est venu enrichir les collections de la ville natale du peintre.
Le texte ci-après est une façon de fêter cet anniversaire.

                                           Le chêne de Flagey
*
Les chênes de Tronçais, épaulés à dessein par des hêtres qui entravent leur ramification précoce, fusent, rectilignes, à trente ou quarante mètres. Le chêne de Flagey que la foudre anéantit mais qui traversera les siècles par le génie de Courbet, bas sur patte, tôt branchu, est la figure de la puissance solitaire. D'autres chênes, à distance, peuvent bien tenir conseil, il est le potentat qui, tel le « César » de Valéry, « le pied sur toute chose », proclame un « Je suis » que nul ne conteste.
Bref, résolu, opiniâtre, son tronc dissuade. De le ceindre de nos bras, d'y porter la hache. Ne serait-il pas plutôt un surgissement du minéral – monolithe que l'érosion aurait creusé, raviné, pour en rendre manifeste l'antiquité ?
Nos mains, autour de lui, ne sauraient se rejoindre, mais une poigne invisible l'étreint, qui fait jaillir en haut la membrure et, sous la prairie, un système racinaire que nous devinons à l'image inversée du branchage. Et le tronc se fait poigne agrippant, inébranlable, le sol nourricier. Qui a vu les racines de l'olivier sait qu'elles ont, pour la terre, des serres de rapace, que la sécheresse multiplie, convulse, enchevêtre. Ici, nulle trace de siccité, mais dans ce tronc, la gigantesque aspiration d'un feuillage. Laquelle, à le voir, nous gagne et nous soutire le sang par les pieds. Et c'est  nous qu'on propulse dans l'espace ; nous, à qui l'on donne des bras multiples de Shiva. Nous qui rejaillissons en une  nuée de grandes lentilles d'eau.
Après l'extrême contention, l'expansion de palpes innombrables augurant de l'air et du soleil – et n'est-ce pas merveille, que le bois pétré s'amincisse en souples lamelles suspendues et comme flottantes, dans un éparpillement retenu ? Que d'un tronc à jamais coi, fait de silence lignifié, naisse, de ce feuillage tramé de brise, un bruissement de rives qui fait ombre, dans le jour d'été, en parallèle avec celle, tournante, qui mouille l'herbe ?
Il est maintes façons de se faire trait d'union entre ciel et terre, et il est des arbres altiers comme le séquoia d'Amérique ; femmelin, tel le hêtre ; janséniste comme le pin maritime.
On n'imagine pas ce chêne en savane, en terrain sableux. Rustaud, pérenne, il n'est accordé qu'aux antiques terroirs, à un horizon de collines amollies de bleu où s'égrène un village auquel donner une leçon de ténacité, de maintenance, et de maintien.
L'arbre entre tous ? Quelle autre espèce s'imposerait à son égal : le cyprès sempervirens ou le peuplier d'Italie, que l'on dirait grandis d'un trait et dont la silhouette fuselée fait oublier la terre ? les grâces aériennes du bouleau ? le dénuement ordonné des résineux ? On n'atteint à pareille majesté qu'à grands ahans et une constante « difficulté d'être » qu'attestent tant de nœuds, tant de contorsions de bras qui lézardent de noir le bas des ciels d'hiver.
D'autres chênes l'escortent. Pas un ne pourrait, autant que Lui, se prévaloir de tirer, de la terre, un tel geyser figé en son épanouissement, une telle harpe éolienne. Un tel toast de verdure porté à tout venant, dans une assomption de la prairie.
*
*
Pouvoirs du génie! La foudre eut raison du chêne de Flagey; la photographie l'eût réduit à une curiosité documentaire , à l'image des "arbres souverains" qu'on trouve en des albums et sur lesquels glisse les regards. 
La toile de Courbet assure à l'arbre une postérité aussi longue qu'il y aura des hommes épris de beauté.
L'arbre, dans la peinture classique, est décor de théâtre, et Poussin excelle en ces figures de convention qui croissent dans les ateliers.
Watteau fait de lui le poétique confident des propos qui se tiennent dans les assemblées, en un parc. 
Plus ou moins échevelé, il participe aux élans romantiques, et les rend manifestes. Il est, pour Nerval, "habité par un esprit". Comme l'océan, il n'est de sentiment qu'on ne puisse lui prêter.  
*
Vint Courbet qui, comme Flaubert, avait "l'amour de la contemplation", et qui tenait en bride l'imagination pour s'attacher à l'écriture (picturale) du réel.
Aucune individualité ne semble s'interposer entre son chêne et nous; aucune transposition qui le chargerait d'un message implicite.
Par son effacement apparent, l'artiste fait confiance au sujet représenté pour qu'il s'impose à nous et prenne place dans notre "musée imaginaire".
Détaché de tout second, de tout arrière-plan, et comme la proue du règne végétal, voici l'Arbre en majesté, puissance brute, solitaire, un fourmillement de ciselures faisant, du feuillage, une gigantesque éponge alvéolée d'air. Le tronc reliant la terre massive au libre espace ç l'infini délié.
*
Présence! Non plus lointaine, conventionnelle et chargée d'intentions, mais celle de l'Arbre-en-soi, immédiate et qui nous intime silence de sa seule réalité singulière.
Ah!, je crois entendre l'artiste en donateur invisible, dans la marge, nous dire: "N'est-ce pas, que le génie est une longue patience?"
*
*
*  *  *

Archives du blog

Compteur pour blog gratuit