* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


vendredi

15 juin 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."


CHAPITRE  VIII  "Corps féminin qui tant est tendre..."
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Plus on lit d'essais sur la prostitution, de confessions de prostituées, moins on a de certitudes tant cette activité revêt des formes multiples selon les classes de la société. Aussi y a-t-il d'essentielles différences de condition entre la pensionnaire d'un bouge de port et l'« amazone » qui sillonne en voiture les allées du Bois ; entre celle qui arpente le trottoir et celle qu'on appelle au téléphone. Entre la prostituée d'occasion et celle qui tire sa subsistance de son activité.
Non moins grande est la diversité des circonstances qui conduisent la femme à se vendre. Outre l'achat d'une fille à des parents sans ressources, voire le rapt pur et simple, beaucoup de victimes crurent aux promesses d'un amant en qui se cachait un souteneur ; aux assurances d'un proxénète, d'une vie aisée en quelque pays fortuné.
Des femmes déclarent se prostituer par choix délibéré ; non, disent-elles par goût du lucre mais par refus de l'ordre établi, attrait de l'expérience extrême, désir de vivre une situation limite en un milieu en marge, aux couleurs agressives, à l'érotisme permanent, où la violence est de règle. De là que l'« honnête » femme, en quête de son identité, et que la prostituée fascine, pressent que celles qui font droit sans réserve à leur ténèbre intérieure lui fourniraient bien des réponses – caricatures mais plausibles – quand elle s'interroge sur son statut, son rôle et l'image que l'homme se fait de sa compagne.
Il reste que ce sont bien l'adversité, le dénuement, la faim – et la traîtrise du mâle, qui conduisent la plupart à faire, selon l'expression, « commerce de leur corps ».
Ange déchu qui nous figure notre propre chute, pécheresse au cœur d'or, monstrueux vampire femelle, pitoyable victime d'une société patriarcale… Une abondante littérature s'est développée, au XIXe siècle, autour de la prostituée ; mais l'outrance de ces pages, la disparité des mobiles et des conduites, retirent de la portée à ces écrits auxquels le pinceau d'un Rouault donna un saisissant équivalent plastique. En fait, médecins et magistrats s'accordent à trouver chez les prostituées, dans les proportions habituelles, intelligences vives et esprits faibles, caractères volontaires et belliqueux ou, à l'inverse, veules et soumis. Dans ce monde sans âme, jalousie, rouerie, brutalité, sévissent, mais l'amitié, l'entraide s'y rencontrent à l'occasion.
Fantasque, versatile, la prostituée de profession ? Contradictoire en ses poses et ses propos ? Et si ces variations trahissaient les débats d'un moi malmené, obscurci ? Une volonté de perpétuel oubli, de refus du remords ? Ou simplement une façon de tromper l'ennui ?
Car l'ennui les ronge. Comme assignées à résidence en un étroit périmètre, ou en faction derrière une vitre, en liberté surveillée ou plus ou moins claustrées, elles partagent leur temps entre l'affût et les brefs séjours dans une chambre de fortune. Debout dans la rue, dans une allée du Bois, ou assises sur un tabouret de bar, elles attendent – avec cette patience que des siècles de soumission, de résignation, paraissent avoir inculquée aux femmes. Que feraient-elles d'autre ? Pour projeter, entreprendre, il ne faudrait pas être, comme elles, ébranchées, sans racines, en des lieux sans humus, privées d'imaginaire, coupées de leur corps.
De leur cœur aussi ? Naïves, elles furent souvent conduites à se prostituer pour avoir cru en l'amour de celui qui les arrachait à une famille sordide et leur prodiguait attentions et cadeaux. Leurs yeux dessillés, elles ne portent pas moins d'attachement à l'homme qui les abuse et les gruge ; la fidélité qu'elles lui vouent étonnerait ces dignes femmes qui leur jettent en passant des regards noirs.
Pour trouver inconcevable la force de ce lien, il faut ignorer l'extrême solitude de la prostituée, de ce qu'il y a de funèbre – malgré les lumières, les rires, l'alcool – dans le monde où elle vit. De dur encore et souvent de féroce. Mais ne suffirait-il pas que, fille des rues ou de bar, elle fût femme, pour que nous comprenions sa soif d'une vie privée ? De quelle autre façon se convaincrait-elle de n'être pas totalement une fille publique ? La vie privée dont elle rêve nous semble une pure dérision ? Ce besoin atteste qu'en elle le cœur survit à tout désastre. Une femme pillée, souillée à longueur de jour, entend mettre hors d'atteinte une partie de soi sur laquelle continuer de régner. De ce corps même, que l'on croirait à tout un chacun, le velours sera retranché pour être donné au seul homme aimé.
La femme « honnête » échafaude ses rêves à partir du couple et la prostituée en cela ne fait pas exception. Un jour, il le lui a dit, elle quittera ce métier et ils s'établiront sous un ciel heureux. Quand même elle devrait aller au bout de l'abjection, un jour, oui, elle sera comme ces épouses qu'elle voit passer au bras de leur mari, escortées de leurs enfants, et devant qui son cœur se serre. Elle ne sera plus celle que des milliers de pas piétinent ; celle qu'on insulte et pourchasse, qui a peur et froid, mais une compagne honorable, comblée de tendresse, qui aura seulement l'impression d'avoir vécu autrefois « un long hiver ».
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C'est par ce qu'elle engage d'elle-même, que la prostituée fascine et d'abord les femmes « qui se respectent ». On admet qu'un homme, une femme, loue ses bras, son cerveau ; qu'une femme – une nourrice loue son sein. Mais le sexe est de l'intime et plus encore, dans son rencognement, celui de la femme qui se renfonce en son ventre, donnant accès au plus obscur, au plus trouble du corps.
Or, c'est cela même que la prostituée livre sans vergogne au tout venant. Comment l'honnête femme ne se sentirait-elle pas atteinte dans sa féminité ; elle qui tient pour impensable qu'on puisse ainsi vendre ce qui par nature doit être gardé, réservé, et ne saurait se monnayer ? Elle voit donc volontiers dans la prostituée une folle de son corps que le vice seul a menée et maintient à la rue.
On étonnerait bien des femmes vertueuses en leur disant que, loin d'être une Messaline, la prostituée de profession ne sauve son âme qu'en se refusant tout plaisir qui lui viendrait de son client, et qu'elle met son point d'honneur à ne pas reluire, selon l'heureux terme en usage. À supposer que des traumatismes d'enfance ou d'adolescence ne l'aient pas rendu froide, elle s'interdit si résolument la jouissance pendant son activité, que toute trahison du corps en ce domaine la plonge dans l'angoisse et la mauvaise conscience – la honte, à ses yeux, n'étant pas de faire commerce de son corps mais d'en tirer alors du plaisir.
Un dédoublement s'impose donc, préparé par un maquillage, une tenue, une coiffure, qui déjà vous introduisent dans votre personnage. De fait, face au client, le corps se compartimente. c'est un simple orifice, au bas du ventre, un simple vide, qui est mis à la disposition de l'homme, le reste se tenant hors d'atteinte. Et la preuve en est que par un étrange renversement des valeurs établies, une prostituée se laisse pénétrer mais refuse sa bouche au baiser.
Spectatrice d'elle-même et des mornes ébats qui se déroulent entre ses cuisses, pressée d'achever, elle a déjà oublié le visage de cet homme. À distance d'un corps insensible qu'elle a pour un temps déserté, elle est à ce point détachée de ce que l'on en fait, qu'il lui arrive de s'endormir pendant qu'on la besogne.
Par instinct de conservation, la prostituée entend bien n'être, dans son activité, qu'un corps en léthargie. Son salut est à ce prix : n'être d'aucune façon partie prenante dans cette parodie de l'acte amoureux ; n'offrir qu'une apparence, dispenser de l'illusion, et puis se garder tant bien que mal pour ceux qu'elle aime : un homme, si méprisable que nous le jugions, son enfant qui doit tout ignorer. Pour eux, elle se sent un corps chaleureux ; elle se retrouve femme et mère. La gêne qu'elle éprouve à se dénuder devant un agent du Contrôle sanitaire prouve que cette part du corps mise en sûreté pendant le travail échappe à la flétrissure. Et qui ne s'en réjouirait, sachant l'étendue, la permanence de l'avilissement auquel on soumet la personne?
Le corps survit et c'est bien un corps féminin : sauf à être homosexuelle, une prostituée repousserait avec indignation toute proposition de femme. C'est à l'homme seul qu'elle entend avoir affaire, même de façon sinistre. Sous l'apparente licence, la rigueur l'habite, voire une manière de pureté. Consentir à un commerce charnel avec une femme est à ses yeux perversion, trahison, motif à dégoût de soi non moins qu'à voir déjouée, avec un client, sa vigilance à l'égard du possible plaisir.
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Sans pouvoir, serait cette prostituée qu'on méprise et bafoue, cette femme réduite à l'état d'objet ignominieux pour lequel on acquitte à la dérobée un droit d'usage ? Mais on peut se prostituer et conserver un vif sentiment de sa dignité. Devant le client, la plupart se réfugient dans l'indifférence comme si elles raturaient mentalement l'existence de l'autre. Ainsi font-elles face tout le jour à une cohorte d'anonymes à mesure s'effaçant l'un l'autre. Quelques visages en émergent, ce qu'ils doivent à l'habitude, l'extravagance, la perversité ou parfois la douceur et la compréhension ; mais la majorité n'a pas plus de réalité que, pour nous, l'inconnu croisé dans la rue.
Au risque d'indisposer, les plus fières n'hésitent pas à se montrer distantes ; à signifier au client, du regard, du maintien, le mépris qu'il leur inspire, ou à s'efforcer, après l'acte, de l'atteindre en sa virilité par une remarque humiliante. Toutes sont plus ou moins conscientes d'exercer un pouvoir sur l'homme. Qu'il soit là, dans cette chambre, n'est-ce pas déjà, de sa part, avouer qu'il ne saurait obtenir l'« amour » que par l'argent, à la faveur d'un commerce clandestin ? Les clients lucides savent bien qu'ils ne sont maîtres du jeu que dans le temps où ils montent l'escalier. La porte de la chambre refermée, ils ne sont plus que des quémandeurs, face à quelqu'un qui leur appliquera un tarif, imposera aux désirs des bornes strictes.
Quelle revanche pour une femme à l'enfance misérable quand, pour un moment, elle se sent convoitée par l'un de ces notables – juge, médecin, notaire…– qui représentait à ses yeux une humanité supérieure ! Ainsi ce digne magistrat, cet officier redouté de ses subordonnés, cet homme politique influent, les voici nus et plus que désarmés : faibles comme des enfants. Les voici avec leurs bizarreries effarantes, leurs pitoyables fantasmes. Partagée entre le rire et le dégoût, la prostituée se tient pour plus respectable, plus pure que ces honnêtes pères de famille, que ces citoyens au-dessus de tout soupçon et fort considérés. Elle a le regard même de Goya pour les grotesques, les sadiques, les déséquilibrés qui, parce qu'ils paient, s'arrogeraient volontiers le droit de dégrader en elle la femme.
Mais leur pouvoir, elle le sait, ne tient qu'à l'argent. Elle les en délestera donc sans rien accorder en retour. Aussi s'interdit-elle ce plaisir qui donnerait au client barre sur elle. Perdre le contrôle de son corps et, partant, laisser croire à cet inconnu qu'il a fait l'amour avec vous, qu'il vous a possédée, serait une faute majeure qui vous jetterait dans le désespoir pour peu qu'on eût un reste de décence. L'usager ne doit s'y méprendre : la somme qu'il remet ne suffit pas pour qu'il y ait eu couple, fût-ce un instant. Puisqu'il assigne au corps de la femme une stricte fonction d'objet, on l'a laissé seul avec celui-ci, par essence inerte. Que cet objet devint soudain partie prenante, et tout l'édifice, en la femme, de la dignité préservée serait d'un coup ruiné.
Aussi les plus intransigeantes vont-elles jusqu'à refuser de mimer le plaisir, ce qui donnerait à l'homme une idée avantageuse de sa virilité ; ce qui entretiendrait l'immémorial rapport de domination. Non, pas même l'illusion afin que, dégrisé, il s'éprouve pleinement floué et se juge avec un peu de la lucidité qui, pas une seconde, ne quitta la prostituée. Afin, en un mot, qu'il voie, dans le miroir qu'elle lui tend à la fin, son image irrécusable.
De cet argent qui a changé de mains, la femme devra elle aussi se dessaisir si elle veut jouir à son tour des pouvoirs qu'il vous confère : celui de se procurer ce qu'une enfance démunie n'osait rêver ; celui de subvenir à l'éducation d'un enfant ; celui, et non le moins étrange, d'inverser votre relation avec le maître qui vit dans l'ombre, de votre travail, et qui vous tient par le cœur et les coups.
On s'étonne que la prostituée de métier ait si peu le souci d'amasser : on voudrait la morigéner quand elle remet au souteneur la totalité de ses gains, bien souvent. Mais les rapports de cette femme avec l'argent ne sauraient être les nôtres : il a trop figure d'abjection pour qu'elle n'ait pas hâte de le transformer en robes et en parures, en un sourire d'enfant, et d'abord en un satisfecit condescendant du seul homme qui soit.
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Il aura fallu que les prostituées parlent, écrivent, pour que sortent un peu de l'ombre les hommes à la fois pères, maris, amants, qui se tiennent derrière la plupart d'entre-elles et avec qui elles ont un rapport d'entière soumission.
Le besoin très réel d'être protégée ne conduit pas seul la prostituée à se donner un maître. Beaucoup n'ont d'autre rêve que de reproduire le modèle ancestral de sujétion à l'homme. Et plus le souteneur va se montrer autoritaire et dur, viril en un mot, plus la femelle, dans la prostituée, connaîtra les délices de l'aliénation.
Avant de lire certains témoignages, nous voyions déjà souteneurs et proxénètes en individus paresseux, cyniques, rapaces, menteurs, vaniteux, occupés de jeu et de voitures de luxe, soucieux de leurs costumes et de leurs mains soignées. Mais les savions-nous aussi, et à quel degré, lâches, cruels, brutaux, ne reculant devant rien – ni les « amendes » ou le chantage à l'enfant, à la famille, ni les coups, ni le « dressage » – pour forcer la femme à obéir, pour la garder sous leur coupe, face à la moindre velléité d'indépendance ? Les promesses d'une vie meilleure, les protestations d'amour alternant savamment avec les sévices.
Que certains soient même des tortionnaires-nés, la déposition ancienne de Xavière Lafont intitulée La Punition en fournit la preuve. On y voit quelques hommes s'employer à briser, à détruire une femme par la claustration, l'obscurité, le silence, la peur, les violences et, plus que tout, l'incertitude quant on sort qui lui sera réservé. Ce qui frappe ici et terrifie, c'est la paisible détermination des bourreaux, le caractère tranquillement inexorable de leurs agissements. Comme on sait que la notion d'un temps indéfini est une composante de la torture, on affiche une patience sans limite. Spectateur des progrès de la déchéance de l'être, chacun des scélérats a tout temps. Il fait montre de la sereine et souriante assurance que vous donne un pouvoir sans partage. Il jouit calmement de son sadisme – et rien plus que cette placidité n'est de nature à persuader la victime que tout se déroulera comme prévu ; que toute rébellion échouerait. Par un surcroît de raffinement, on s'autorisa même, en cet enfer, des mouvements « humains » au cas où subsisterait, dans l'être anéanti, une parcelle encore sensible à l'espoir, – quitte à ruiner bien vite celui-ci.
Le bourreau fume posément, en regardant sa proie. Et il ordonne. De s'avilir davantage encore. D'ingérer l'ordure ; de se confondre avec elle. Puis le chien battu, torturé, vient lécher la main du maître méprisant.
On livre délibérément cette femme à des clients pervers ou déséquilibrés ; elle est frappée, insultée, brûlée, cinglée de lanières de cuir… Et lui faut dissimuler sa peur, de crainte de déclencher, chez l'un de ces détraqués, une envie de meurtre. Mais, dit-elle, « on s'habitue aussi à la peur ».
Elle s'étonne de ne pas même haïr, de n'avoir « aucun mouvement de colère profond ». On a si bien annihilé son instinct de conservation, qu'elle perd jusqu'au désir de quitter l'enfer. D'une femme vivante, intelligente, des hommes auront fait un être au regard « animal et vide ». – « Je ne pensais à rien, dit-elle. C'était comme une espèce de contentement. Un engourdissement. Une mort. »
Oui, les bourreaux peuvent triompher dès lors qu'une victime parle de « ce besoin écoeurant de recevoir des coups » et qu'elle ajoute : « La peur, l'humiliation, rayonnaient en moi comme une puissance chaleureuse et souveraine, comme une joie trop forte… »
Nous avisons-nous qu'il nous arrive de passer, heureux, libres, devant un hôtel pour filles « punies » ?
Mais pourquoi notre bonne conscience de male, s'alarmerait-elle ? La loi ne punit-elle pas la séquestration ? Ne sait-on pas ce qu'il entre de consentement chez la victime dans le rapport qu'elle entretient avec son tortionnaire ? Qui nous ferait croire que les prostituées de ce temps ne peuvent rompre à leur gré avec leur activité ?
À lire les confessions de certaines, on est déjà moins sûr qu'il soit si aisé d'échapper à l'emprise qu'un souteneur résolu à conserver sa source de revenus. Mais quand chaque prostituée serait sous nos climats maîtresse de son destin, il reste par le monde mille et mille maisons de tolérance que la faim, le rapt et la ruse alimentent.
Que l'homme « civilisé » a peu d'imagination pour ce qui touche à la condition féminine ! Sinon, comment – touriste – se ferait-il le complice des pirates qui livrent à quelque bouge, après les avoir violées, les jeunes filles, les femmes qui fuyaient leurs pays ? Comment oserait-il dégrader, lui le civilisé, une enfant victime de la misère, la naïveté ou la cupidité d'une famille ? Peut-il croire avoir affaire à des êtres autonomes, quand ils sont pieds et poings liés ?
Nous dont l'enfance, l'adolescence, furent protégées, qui vivons là où nous l'avons décidé, devrions bien nous figurer coupés de notre famille, parfois de notre langue, et claustrés dans une maison dite « de passe » où l'on violerait notre corps quarante fois le jour, jusqu'à ce que nous soyons jetés au rebut, à moins que l'usure, la maladie, n'aient abrégé notre vie. Car il faut restituer aux actes leur nom, et la pénétration d'un corps de jeune fille livré par des adultes, celle d'une femme victime d'un traquenard, d'une razzia, d'un abordage, d'une femme sans recours ni secours hormis la mort, cela porte le nom bref de viol. Et la prostitution n'est alors qu'une forme élaborée du viol de masse, d'un viol indéfini.
Se peut-il qu'à cette minute où j'entends crier de joie des petites filles, des jeunes filles que la vague rudoie, embrasse, enlace, jette à bas, il en est qui à longueur de jour, croupissent en un bouge, allongées dans la pénombre sur un matelas maculé, et qui ouvrent leurs jambes pour livrer leur ventre aux friands de chair tendre ? Mais oui, cela se peut puisque le plus abject négrier se trouve toujours des complices parmi les hommes respectables. Par centaines de milliers, des enfants, des adolescentes, n'auront ainsi rien su des saisons, des quatre éléments, – du soleil ! – et rien de la tendresse, des jeux, de la rêverie, de l'attente, de la secrète maturation d'un corps. Seulement l'éclairage électrique, un lieu sordide, et ce défilé d'hommes mûrs, étrangement venus s'ouvrir votre bas-ventre, à coups précipités ; seulement ces maladies d'homme désormais en votre corps à peine pubère, et déjà cet enfant en vous, d'on ne sait qui … Et parce que ces filles sourient, comme on le leur enseigna, jamais ce digne client ne penserait s'être rendu complice d'une ignominie.
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À cela près qu'on n'y trouve pas d'enfants, nos maisons « d'abattage » ont, dans l'ignoble, peu à envier aux établissements qui se proposent de pimenter l'exotisme. Car le travail à la chaîne se rencontre jusque dans la prostitution, même si, devant certains chiffres, l'esprit se dérobe, incapable qu'il est de considérer autrement que dans l'abstrait, avec un sentiment d'irréel, le fait, pour une femme, d'être saillie soixante, quatre-vingt, cent fois de suite en une journée.
S'il serait indécent de regretter qu'une prostituée condamnée à ce huis-clos ne nous ait pas donné un témoignage équivalent à ceux de ses congénères « libres », l'évocation de cette situation limite mériterait pourtant son Dante femme. C'est là que l'expression d'« égout séminal » prend tout son sens ; que le bassin de la femme se confond avec un bassin de déjection. Là encore que s'actualisent des réalités que nous pensions révolues, qui ne sont plus pour nous que notions : celle d'esclavage, celle d'univers concentrationnaire. Preuve, comme on l'a dit, que les plus opprimés, les plus déshérités des hommes aussi bien que les plus méprisables, trouvent toujours un être à ravaler – qui est la femme. Celle pour laquelle s'est formée cette file d'attente dans l'escalier n'est-elle pas une fille publique ? On est donc fondé, le temps d'entrer et de sortir de sa chambre, à couvrir son bas-ventre de crachats, à transformer son vagin en cloaque.
Il faut se garder de toute littérature ; pourtant, comment le mot de Hugo sur « cette chair formidable et livrée à la nuit » ne nous viendrait-il pas à l'esprit ? Formidable, en effet, par l'empire qu'elle exerce, mais haïe, mais avilie en proportion, comme si l'homme s'en vengeait. Et c'est ainsi qu'il existe des filles publiques comme il est des décharges publiques, sur lesquelles, en foule, jeter le trop plein de ses humeurs. Des femmes exutoires, donc, qui n'ont pas à avoir de rapports avec leur corps, avec le monde sensible. Il n'est même pas nécessaire qu'elles aient un visage – dont on n'a de toute façon pas le temps de s'enquérir : un orifice béant suffit, au confluent des jambes.
Fille publique… L'accolement de ces deux mots navre, je veux le croire, tout amoureux de la femme, tout homme pour qui le beau nom de fille est synonyme d'être autonome, vertical, qui ne donne privilège qu'à ceux qu'elle aime. Il est vrai que, par inconscience ou cynisme, l'homme désigne aussi celles qu'il souille par l'expression de filles de joie ! S'il a en vue, ce faisant, la joie de sa partenaire d'un moment, quel aveuglement de mâle est le sien ! Et s'il pense à la joie qu'il retire d'elle …
Si l'acte comportait apprêts, durée, il nous serait plus intelligible, mais on reste interdit devant la forme qu'il prend pour le client de la prostituée commune, pour la familier des maisons dites d'abattage (peut-être parce qu'on y voit les hommes s'y abattre comme des quilles, l'un après l'autre !) À peine entrés, ils savent que leur séjour est minuté ; que celle qui vous reçoit n'a pas de temps à perdre en préambules. Et déjà, la voici étendue, jambes ouvertes et il faut s'exécuter. (Que le désir du mâle puisse alors se soutenir dit mieux que tout la part de la bête en l'homme.) Déjà, elle s'est absentée d'elle-même, de sorte qu'un jour de travail de prostituée se résume en une suite de dédoublements, de désertions du moi, alternant avec de brèves restaurations de l'être.
Il va de soi que le client, n'a cure des états d'âme de cette femme sur laquelle il se jette. On lui dirait que c'est une morte encore chaude, qu'il n'en serait troublé. Non plus que ne l'affectent le décor sinistre ou la cohorte de ses semblables qui l'ont précédé là, entre ces jambes inertes.
Dés lors, l'acte devient à ce point dérisoire qu'une prostituée d'abattage eut un jour ce mot : « Mais c'est fou, comment peuvent-ils payer pour ça ? « Elle ne comprenait pas qu'entre deux plaisirs également solitaires, on pût choisir l'onéreux ! Il lui semblait inconcevable qu'un être doué de raison payât pour enfoncer son sexe entre des lèvres insensibles, au préalable lubrifiées ; s'y agiter quelques minutes, et puis quitter la place, avec le sentiment d'avoir été floué par cette femme déchue, par cette esclave qui, n'ayant un instant perdu la tête, n'aura cessé de vous dominer.
On devrait bien, pour prendre les mesures de l'homme, interroger, parmi les prostituées, celles qui, par la contrainte, virent leur sexe transformé en égout ; leur jugement serait propre à balancer les airs de respectabilité ou d'importance qu'on se donne à peine quittés les « mauvais lieux ».
Et puis non : ayant à l'esprit les témoignages des courtisanes et des ribaudes, et sachant que le « haut du pavé » emporte la palme de la perversité, nous serions trop tenté devant un notable, un personnage respectable, de nous demander si, d'aventure, il ne ferait pas partie du cortège des excentriques, des égarés, des sadiques, des petits-garçons, qui hantent les hôtels borgnes. Si tel ne jouit pas de se faire flageller ou couvrir d'excréments ; si tel autre n'est pas venu, un jour, avec un rasoir pour… dépouiller une prostituée de sa toison !
*
Il s'en faut, néanmoins, que la violence masculine ait seule assuré à la prostitution sa pérennité et son ampleur. Trop de ses formes ne doivent rien à la contrainte mais supposent l'adhésion, la complicité de la femme – et d'abord chaque fois qu'elle mise d'abord sur sa beauté, son charme, son corps, son sexe et, en bref, son apparence.
Quand les plus lucides de nos compagnes déclarent : « Nous sommes toutes des prostituées », que veulent-elles dire sinon que s'est instaurée, immémoriale, une relation entre l'homme et la femme, où la vénalité joue toujours de quelque manière ? La protection, la sécurité, la subsistance, les faveurs, les présents, se trouvent mêlés ainsi que l'argent nu avec la prostituée, à ce qui devrait relever pour chacun des deux partenaires, de la libre disposition de soi et d'un total désintéressement.
À ce qui peut sembler une fatalité, compte tenu de son infériorité physique, chaque femme apporte sa réponse propre ; beaucoup acceptent sans scrupules excessifs, cette relation, de nature ou non conjugale, où s'imbriquent l'argent, les biens matériels et les sentiments. Aussi, la prostituée de métier nous apparaît-elle comme une femme qui assume, de gré et plus souvent de force, toutes les conséquences de cet état de fait. Et ici, nous écouterons moins celle qui doit son sort à l'adversité, la misère, la sottise ou la contrainte, que la femme qui embrassa cette carrière en toute connaissance de cause : « Puisque la prostitution est, comme la violence, au cœur de la condition féminine, j'entends bien en tirer bénéfice. Je ne serai  pas à demi-complice, à la façon de mes vertueuses congénères, mais tout-à-fait – pour mon plus grand profit ! »
Dans le miroir que tend la prostituée de vocation à l'« honnête femme», que peut, en définitive, lire celle-ci ? Quelle part d'elle s'y révèle, bien enfouie, soigneusement tue à l'ordinaire ? La fascination du rapport maître-esclave, sans nul doute, à plaisir entretenue par la littérature et l'image. La fascination de la soumission, de l'aliénation, mais celle aussi de la souffrance, de la destruction de soi – dont on dirait qu'assez commune aux deux sexes, on la rencontre d'autant plus chez la femme, que celle-ci a mieux que nous le sens de l'absolu. (Lequel sera mis alors au service, non de l'amour, mais de la dérision, du meurtre de l'amour, ainsi qu'on voit des gens détruire avec rage ce qu'ils vénéraient, après qu'ils l'ont trouvé profané.)
Maintes femmes pourraient aussi reconnaître en ce miroir leur aptitude – innée ou acquise – à refuser leur corps ou à s'en dissocier pour un temps. À le tenir, comme fait l'homme, pour suspect, méprisable, digne de haine, ou pour un simple objet. Et ce n'est jamais là qu'aptitude à se mutiler afin de répondre au schéma masculin qui différencie la femme en mère, jeune fille vierge, servante, prostituée… Au point que celle-ci est souvent convaincue de remplir une fonction sociale, puisqu'elle fait droit aux fantasmes de l'homme que l'épouse repousse avec indignation. Sans préjudice d'une aptitude à se détailler en portions prisées du mâle et en bas morceaux.
Tout se passe alors comme si, en acceptant que leur corps soit travesti, exposé, loué, vendu, bafoué, violenté, les prostituées entendaient se punir de la faute d'être nées femmes – convaincues qu'elles sont de leur indignité originelle. À moins qu'elles ne se chargent du péché d'être femme afin que le reste de l'espèce trouve plus ou moins grâce aux yeux du maître.
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A suivre


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samedi

1er juin 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."


CHAPITRE VIII (suite)
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" CORPS FEMININ..."
Comment survit-on après, soit que votre vie ait été épargnée, soit qu'une cause fortuite ait mis fin à l'agression ? Nous ne nous le demandons pas, nous autres hommes qui lisons distraitement les quelques lignes du fait-divers. Pourtant, après ces heures où, dans sa chambre, elle demeura prostrée, abasourdie, envahie d'angoisse, incapable de pleurer (mais telle autre, secouée de tremblements, n'en finit pas de sangloter et de vouloir vomir, vomir jusqu'à rendre ce qui lui reste de vie) ; après ce temps où le malheur déborde à tel point l'être que celui-ci s'attend à chaque instant à se voir disloqué, il faut bien renouer avec le quotidien et, s'absorbant dans les tâches habituelles, donner le change à l'entourage.
Sans oublier jamais, des femmes ont pu revivre, qui avaient trouvé accueil, écoute, et qu'un homme précautionneux baigna d'eau lustrale ; mais que d'autres aussi qui, pour s'être murées dans la honte, pour n'avoir rencontré ni compréhension ni secours, guériront d'autant moins qu'elles avaient davantage le sens de l'intégrité, de l'autonomie de leur moi, et qu'elles plaçaient plus haut les valeurs humaines !
J'écoute cette jeune femme qui fût, dix ans auparavant, victime d'un viol multiple et le tut, et qui vit seule en marge d'une grande ville. Je l'écoute livrer par bribes sa condition présente.
« De ce jour-là, je me suis sentie vulnérable. C'est au point que je dors assise dans mon lit, les bras entourant mes genoux, sur le qui-vive, prête à bondir ! Jamais je ne m'allonge… ! Parce que le lieu où je dors me paraît toujours trop grand, peu sûr, j'ai passé des nuits dans la salle de bains, – et comme c'était trop encore, je me réfugiais dans les toilettes. Mais où que je dorme, ma nuit est peuplée d'ombres difformes et démesurées qui s'avancent sur moi.
«  … À cause de la peur, tout est altéré. Le geste qui me frapperait et celui qui s'achèverait en caresse sont les mêmes au départ. Je vois donc, en tout geste de caresse, un début d'agression. Et me tendrait-on une rose, qu'elle m'apparaîtrait d'abord une menace.
«  … Je ne cesse de me sentir coupable, et ignoble. D'ailleurs chacun dans la rue s'en aperçoit. Et la preuve, c'est que je n'ai plus aucun regard, aucune réflexion d'homme, et que je pourrais me trouver en des lieux louches sans avoir à craindre, tant je répugne. Aussi, parce que je me sens tout le temps sale, je me douche plusieurs fois par jour pour avoir, après, un quart d'heure de répit. Bien entendu, je me lave sans regarder mon corps, pratiquement dans le noir. Et je m'étrille. Avec le tampon à récurer. Mais que sert de vous frotter la peau : c'est le dedans qui est maculé, mâchuré !
«  … Je ne supporte pas qu'on m'embrasse, sauf ma mère. Comme je caressais mon chat, quelqu'un qui sait m'a dit : "Toi, tu te caresses à ton chat !". Je suis restée une semaine sans le faire, de crainte qu'il n'ait dit vrai, car je cherche sans cesse des moyens de me punir, de corriger ce corps qui m'a trahie.
«  … Tout un vocabulaire et les images qui s'y attachent me sont interdits. Ces mots, je peux les lire, les entendre à la rigueur, mais si je les prononçais, mon corps, là aussi, se trouverait engagé, vous comprenez ? De même au cinéma, je ferme les yeux et me bouche les oreilles devant certaines scènes – que je ne m'autorise pas ».
Je comprends. On jugerait de prime bord qu'elle est femme. Il y a chez elle des fleurs, des disques et des livres tels que les aime une femme (heureuse), des cartes postales épinglées, des tapisseries en cours. Mais il est patent que le corps est mis en quarantaine et qu'à la façon des veuves de la campagne, jadis, on s'interdit les vêtements seyants. La robe restera, par beau temps, boutonnée jusqu'aux poignets, jusqu'au cou, et je n'apercevrai, le soir, qu'une couventine revêtue d'une grossière et opaque chemise de nuit frôlant le sol.
Si sa mise, déjà, ne nous semblait insolite, la brusquerie de ses gestes nous alerterait, qui a son équivalent dans la diction un peu mécanique, l'excessive hauteur de la voix, l'inquiète mobilité du regard comme si l'être où perce l'absence de cohésion et d'unité, s'était établi en situation de défense.
Parce qu'on est, en sa présence, comme devant un grand brûlé, on n'imagine pas d'autres rapports avec elle que ceux de frère à sœur. À supposer que la pensée vous en vînt, on tiendrait pour dégradant de considérer la femme de chair, en elle, d'en surprendre la moindre parcelle, et on détourne par avance les yeux quand elle amorce une position à peine détendue qui vous découvrirait sa cheville. Femme par sa morphologie, on la dirait asexuée, privée de tout pouvoir d'aimantation. À moins qu'un tabou ne la frappe, qu'un « ne me touchez pas ! » n'émane d'elle, seul message à notre intention de ce corps auquel, pour le reste, on impose sans défaillance silence.
Jeune, elle parait sans âge ainsi que certaines pauvresses. Si bien que lorsqu'elle vous dit : « Que ne suis-je de dix ans plus vieille ! … », elle exprime le souhait d'avoir atteint cet âge indéterminé qui cesse d'être porteur d'avenir et qu'elle sent être désormais le sien.
Oui, on jurerait qu'elle est vivante, mais qui la regarde et l'écoute la découvre fissurée, délabrée, ouverte à tout le froid de la terre. Et je pense à ce qu'on éprouve en retrouvant son appartement cambriolé. Quelqu'un s'est introduit chez vous et, non content de voler, il a vidé les tiroirs et tout éparpillé. Ce qui vous tenait à cœur – lettres, livres, papiers, photographies, souvenirs –, ce qui représentait, tangible, votre passé lointain, récent, ce qui l'attestait, l'ordonnait, s'offre à vos yeux dans une totale confusion et parfois délibérément maculé, mis en pièces.
J'essaie d'imaginer quels sentiments alors vous assaillent : l'humiliation devant un tel mépris de vous-même, la révolte, la rage, et le goût du meurtre ; la culpabilité encore, pour n'avoir pas fait bonne garde, jointe à l'amertume de se dire que l'ordre ancien ne sera jamais vraiment restauré, et à l'accablement face à la tâche qui vous attend.
Certains, dit-on, sont en état de choc après avoir découvert leur logis saccagé. Encore s'agit-il là d'intimité matérielle : l'intérieur qu'ils retrouvent profané, leur tenait lieu d'enclave, d'abri, au sein d'un monde inamical. Mais avec le viol, c'est dans votre corps qu'on pénètre par effraction. Non pas même en utilisant un… poignard, arme noble, mais un coutre de charrue, un pilon. Pour s'introduire chez vous, on fracture d'emblée le mieux réservé, on emprunte de force la voie qui mène au plus obscur, au plus confus de l'être ; une voie dont la souveraineté que vous exercez sur elle et son usage ne pouvait, pensiez-vous, vous être retirée.
Vous aviez, en ce domaine, donné privilège à l'aimé. Et voici que la première brute venue s'arroge le droit de vous spolier. Ce qui ne devrait s'accorder que librement vous est arraché à la faveur d'une mise à sac de votre moi. Vous vous croyiez maîtresse de votre vie ? Vous découvrez qu'on peut passer outre à vos défenses et vous nier absolument. Il suffit d'être homme et, par là même, porteur d'une arme. À supposer que vous n'ayez pas eu jusqu'alors conscience de votre faiblesse native, vous voilà une vaincue qui nulle part ne se sentira plus en sécurité. Le sentiment de votre infériorité physique ne vous épargnant pas de vous croire coupable d'imprévoyance ou de témérité.
Toute agression physique retentit sur le moi ; mais ce qui, chez la violée, se trouve atteint – à la jointure de l'âme, du cœur, de la chair –, ce n'est rien de moins que son essence de femme. D'aucunes estiment raisonnable de n'accorder au viol qu'une importance relative ; mais le moyen de persuader celles qui s'éprouvent viscéralement femmes, que la féminité en elles ne fut pas ravalée ? « Le viol, c'est la femme tuée dans la femme » a dit Hélène Cixous. Sinon tuée, du moins décentrée, gauchie, rendue étrangère, haïssable, à celle qui vivait en harmonie avec soi. Comment les femmes qui tiraient assurance et gloire de leur état, oublieraient-elles désormais que ce sexe où se condensait la saveur d'être chair et qu'on croyait si bien à soi, en son renfoncement, a pu vous trahir, livrer passage au premier venu, se faire l'informe et noir orifice qu'ont, aux yeux de la brute, les prostituées, au bas du ventre ?

Ah ! comme à peine rentrée chez elle, hagarde, aveuglée de pleurs et la face boursouflée, balafrée de cheveux, cette femme s'est farouchement lavée !… Pourtant, qu'en sera-t-il de sa volonté d'oubli si, quelque temps après, elle voit se confirmer ce qu'elle redoutait : oui, la haine, le mépris, la violence qu'on lui fit entrer de force dans le ventre se sont mis à fructifier ; jour après jour, ils se nourrissent de son sang.
Un enfant … Quel sens peut bien avoir ce mot pour elle, sinon la perpétuation physique du viol, la résurgence du monstrueux corps étranger qu'elle hébergea sous la contrainte ? La souillure interne se matérialise ; elle s'accroche à vous, ne fait qu'un avec votre chair et – cela vaut toujours pour une large part de la terre – , on ne vous en délivrera pas avant le terme, alors qu'on vous extirperait une tumeur, qu'on vous amputerait d'un membre gangrené. Un enfant… En l'occurrence, la dérision même ! Et d'abord, comment peut-il vivre, croître, dans un corps dévasté, nécrosé ?
« C'est une pensée scandaleuse, intenable, que celle-ci : je vais neuf mois durant sentir se développer puis bouger en moi ce qui m'est un constant rappel de l'ignominie ; ce que tout en moi refuse avec rage et voudrait sur l'heure expulser ; ce qui ne saurait naître qu'abreuvé, que saturé de haine – la mienne, relayant celle de l'agresseur.
« J'avais espéré enfouir en moi ma honte : elle se profilera chaque jour un peu plus pour la délectation de celles qui n'auront cure des circonstances ou qui pensent que les… honnêtes femmes ne sont jamais violées, elles ! Déjà coupable à mes yeux de n'avoir su prévoir puis me défendre, je lirai dans leur regard la distance, le déni de l'autre dont s'assortit la bonne conscience.
Puis un jour… c'est lui qui posera les yeux sur moi – et je devrai le regarder, vraiment ? Je pourrai réprimer mon haut-le-cœur, mon ressentiment devant ce qu'il me rappellera, surtout si je retrouve en ses traits ceux de mon bourreau ? J'aurai la patience de supporter ses exigences, ses cris, ses pleurs sans être tentée de lui imposer brutalement ma force à mon tour, un goût de revanche en la bouche ? Cet enfant, je pourrai le toucher sans horreur, sans croire être à nouveau touchée par une peau abjecte ? Je devrai – je pourrai – le prendre en mes bras et mimer la lente torsion oscillante des mères heureuses ? Je devrai le laver avec, chaque fois, la vue de ce sexe si c'est un garçon ?… Le veiller, le soigner ? Et d'abord lui donner ce sein qu'on brutalisa d'une main rapace ? Je devrai… l'aimer ? »
On comprend que des filles, des femmes violentées ne virent d'autre issue à tout un avenir de gestes impensables, infranchissables, que le suicide. Elles ne faisaient là que parachever avec logique l'œuvre de destruction commencée, que consommer leur mort.

Même quand elle n'est pas exclue par le clan ou que les mœurs de son pays lui sont indulgentes, on comprend qu'une femme consciente du prix de sa féminité soit tentée d'abolir son corps s'il lui advient d'être violée. Comme on trouve des oiseaux qui abandonnent leur couvée à peine a-t-on posé les yeux sur elle, il est des femmes qui désertent ce dont on a disposé contre leur gré. « Puisque mon refus, lors de l'agression, fut méprisé, je rejette ce corps qu'il m'a laissé et que je ne reconnais plus pour mien. On l'a traqué puis ouvert de force avec une fausse clé ; on l'a dévasté, maculé, flétri, on l'a rendu anxieux, irritable, agressif : je ne coïnciderai jamais plus avec lui – quand femme heureuse, nous ne cessions d'aller de concert.»
Crime contre la femme – l'avant-dernier degré du meurtre avant l'assassinat pur et simple –, le viol est aussi, par voie de conséquence, un crime contre l'homme et l'amour. Ce corps envers lequel l'épouse, l'amante, se reproche de n'avoir pas été assez vigilante ou combative, ce corps profané ne peut plus être médiation entre elle et l'aimé. Celui-ci, par chance – car, que de femmes rejetées après un viol ! – s'efforce de restaurer, par sa sollicitude, l'unité de la peau, la nappe du regard, la disposition au désir, à la saveur, mais ce n'est plus le compagnon qui la caresse, et la convie à l'abandon, c'est un homme et elle ne saurait plus avoir foi en l'espèce, et d'autant moins que son agresseur lui était mieux connu.
« Morte ma chair et mortes ma confiance et ma spontanéité. Je ne cesserai plus d'être spectatrice et de me tenir sur mes gardes. Cet homme qui m'assure m'aimer, que j'aime encore peut-être, je vois bien sa patience et sa douceur et je voudrais ne pas le blesser ; mais à la seule pensée d'être prise ou seulement attouchée, mon corps se glace et se ferme et n'est plus que refus hargneux. La brutalité en moins – mais qui sait si elle ne va pas se déchaîner? –, trop de gestes sont semblables ; et l'on attend de moi en fin de compte, la même chose. Ne sent-il pas qu'il s'introduirait dans une morte, que je ne suis que refus muet ? Que je ne cesserai, dans la pénétration, d'analyser la tonalité de l'acte : Cet homme n'est-il pas en train de m'agresser ? »
Fondée à voir en tout homme, fût-il courtois, une bête virtuelle dont les soubresauts de désir et de haine ravagent la face, et dans ces mains en apparence anodines, celles d'un étrangleur, la femme violée tient tout pour suspect : un visage amène, un mouvement d'une authentique tendresse, un éloge, une attention désintéressés … Et suspect d'abord est le terme d'amour. « Dire que j'ai pu croire les poètes ! Que j'ai pu rêver d'une vie de sujette de l'amour… On devrait mieux prévenir les jeunes filles romanesques que le désir masculin peut prendre la forme d'une frénésie dévastatrice qu'un mâle en rut porte au coeur d'une chair, d'un moi dont on pensait disposer à son gré tout comme cet enfant conçu dans la répulsion, la violence – l'horreur, est l'image caricaturale, perverse, de ce qu'on m'avait appris de la maternité. Et je hais de toutes mes forces cette nature qui peut faire d'un homme un boutoir, un bélier de sang, et qui permet qu'un enfant – un enfant ! – soit le fruit de la bestialité, quand il ne devrait procéder que de l'amour vrai ».
Une femme aimée qui n'aurait rencontré jusque là que délicatesse trouverait du moins, dans ses souvenirs, de quoi ne pas désespérer de l'homme. Irrémédiable, en revanche, est le saccage chez une jeune vierge qu'on force, et notre faculté de compassion échouerait à vouloir en prendre la mesure. Avertie ou non, l'adolescente ne se représente pas l'accession à la dignité de femme en dehors du consentement de tout l'être ; elle entend bien agréer son initiateur et s'il se peut l'élire pour les égards et la tendresse qu'il aura envers ce corps si plein d'appréhension. Et voilà que ce qui devait être affermissement, enrichissement du moi sensible, source de fierté, neuve prérogative, ce qui surtout se trouvait lié en pensée à l'amour – à titre de preuve et d'accomplissement –, voilà que cela prend figure de pire cauchemar… Dans les coups, les injures, dans la peur de mourir, un homme à face de dément renfonce votre chair, vous déchire, vous brûle et cela dure, dure, dans le chaos, le sang, les cris, cependant qu'on sent la mort toute proche, attentive à courir sa chance…
C'est donc cela, l'amour ? Cela, le plaisir tant vanté ? Cette sauvagerie de brute déchaînée, et toute cette ordure déversée sur vous en paroles, et en vous aussi ?… Cette souffrance physique telle que si on vous éventrait, et cette honte qu'on sait d'emblée indélébile ? Par quelle faveur des dieux cette fille violée rencontrerait-elle un homme capable de la réconcilier avec l'homme, avec l'amour ? Et d'abord un juge qui la croirait ? Si des victimes s'emmurent de silence jusqu'à devenir des blocs de haine, de rage et de dégoût, n'est-ce pas de peur que leur parole ne soit récusée, prise à la légère, sapée par la suspicion ? Que l'avilissement, la négation de leur moi, ne se trouvent confirmés, légitimés par les curiosités équivoques des enquêteurs et la légèreté d'un magistrat, son indulgence envers un semblable ?
Dans le viol, l'horreur a ses degrés. Il est déjà difficile de suggérer ce marquage à vif, au fer rouge, qu'est un viol ordinaire et le deuil indéfini qui s'ensuit. Comment dirait-on le désarroi, l'effondrement de l'espèce en vous, quand une fille, une femme est présente qui, loin de s'interposer, encourage et seconde ? Par cette félonie, c'est tout le genre humain qui s'est ligué contre vous pour une subversion mentale analogue à une grande vague de ténèbres.
L'horreur a ses degrés et la cime de la souffrance est sans doute atteinte quand des soudards vous violent sous les yeux de l'homme aimé qu'on a au préalable ligoté. Car on le bafoue, on le nie non moins que vous, et son supplice et le vôtre n'en finissent pas de se réfléchir, de s'agréger l'un à l'autre. Pourra-t-il jamais dépasser l'image de l'abjection qu'on enfourne en vous, celle de votre infidélité de fait ? Et lui-même, que vous avez vu réduit à l'impuissance, lui qui devrait être votre rempart, de quels yeux se verra-t-il désormais ?
Surtout, comment dénoncer un viol pourtant effectif, quand le plaisir se joignit à la douleur, à la brûlure, ou plutôt qu'il en surgît et les submergeât ? Et vous voilà face à l'inconcevable : « Ainsi, le violeur avait un allié dans la place ! Et je découvre avec épouvante que ce corps n'y regarde pas de si près, que c'est celui d'une fille de joie… Dès lors, y eut-il vraiment viol ? Si oui, suis-je fondée à m'en plaindre quand, à ma stupéfaction, mon ventre n'attendait que cela pour exulter ? Qui suis-je au juste : celle qui se débattit de toutes ses forces pour défendre son intégrité, ou la ribaude qui jouit jusque dans la violence et l'ignominie ? »
L'horreur du viol a ses degrés oui, ce qui nous permet d'excuser la plupart d'entre eux. Il supporte si bien les interprétations, que l'Église en a – par avance – béni des multitudes. Car il y a bien viol chaque fois que l'homme brusque le mouvement – le tropisme – d'un corps qui voudrait pouvoir accommoder, dans une lenteur ensoleillée, sur ce qu'on lui fait entrevoir. Il y a viol quand une part étroite du corps féminin est seule convoitée, alors que s'offrait la totalité d'un être – à peine suffisante, pensait-Elle, pour cette haute aventure : donner à l'amour une commune demeure – savoureuse ! –, une tour ronde entre les murs de laquelle il ne cesserait de se réfléchir.
Aussi, qui oserait prétendre qu'un même destin de femme attend celle qui entra dans la vie charnelle par la violence ou simplement l'impatience, la rudesse, le manque d'égards, et celle qui y accéda par une maturation naturelle où le sang devient suc, et pulpe la chair ? À nous rappeler que des jeunes filles sans nombre auront vu s'ouvrir cette vie-là par un viol, au soir ou non de leurs noces, nous serions moins étonnés de la rancœur et du mépris d'apparence inexplicables que des femmes nous portent. Surtout quand la confiance initiale avait la fougue et l'aveuglement de l'avalanche, il est des meurtrissures d'âme que « tous les parfums de l'Arabie » ne sauraient effacer. De riches biens perdus qui n'admettent de compensation.
Au vrai, que dire à toutes celles qui furent ou seront les victimes de ce crime parfois « sans traces » qu'est le viol, sinon, avec ce juge d'instruction qui venait d'écouter la déposition d'une femme violentée : « Pardon. Pardon pour nous tous » ?

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Je ne doute pas que maintes naissances soient, pour la mère, l'un de ces moments de gloire intérieure que connaissent ceux qui viennent d'accomplir un haut fait ; et de s'accomplir par cet acte même : tout en illustrant l'exigence de dépassement qu'ils recelaient, ils firent droit à la finalité universelle assignée à tout vivant.
Il n'existe pas à ma connaissance de témoignage de femme qui, jour après jour durant neuf mois, aurait exprimé sa haine du fruit qu'elle portait. Celles qui furent tentées de le faire ont dû reculer devant ce qui eût paru au lecteur une œuvre monstrueuse. Au demeurant, y a-t-il des mots pour traduire les sentiments d'une femme qui se voit imposer, en un total bouleversement charnel, affectif, social, une sorte de subversion de l'être entier ?
Quelques secondes en auront décidé. Il n'en faut pas plus pour vous contraindre à porter, à nourrir à vos dépens, à sentir bouger – si bien qu'on ne peut oublier qu'il vous habite, qu'il est vivant, qu'il est autre – un enfant que tout votre être refuse parce qu'il est le fruit du hasard ou pis du viol, « légal » ou criminel.
« Avoir la main forcée » est ici une litote puisque le corps, le cœur, l'esprit, vont devoir s'engager en des voies qu'ils n'auraient pas spontanément prises. Le destin dont on se voulait maîtresse vous échappe. Un accident vous est arrivé, qui va infléchir le cours de votre vie, et longtemps l'entraver, si ce n'est même toujours comme il advient quand un infirme, un débile, naît de vous. Un accident, jadis tout simplement mortel pour nombre de femmes.
D'autres menaces pèsent sur le destin de l'homme, sur son autonomie, non celle-là. Jamais l'un de ses semblables, même dans le viol, n'aura déclenché le processus qui permet à une vie de se développer en vous, de vous – une vie qui, expulsée, n'aura cure d'entraver, de ruiner vos projets, de piller votre temps.
À cause de cette fatalité qui pèse encore sur la plupart d'entre elles par le monde, les femmes ne sauraient regarder l'acte avec nos yeux. N'en redoutant de conséquence organique, hors la maladie, l'homme peut l'accomplir dans une totale insouciance. La femme en revanche, sait que ce forcement risque de grever un peu plus sa condition. Elle sera prise, suivant l'expression populaire ; captive de rets internes puis extérieurs. Ce qui guettait l'instant propice dans un diverticule de son corps, à présent triomphe : le Temps vient de jeter sur elle son grappin.
La désinvolture, le mépris, l'infamie de l'Autre, vont s'intégrer à elle, devenir chair de sa chair, grossir, bouger, l'encombrer ; puis, une fois rejetés, ils se tiendront devant elle, sous les espèces d'un enfant – et il faudra continuer de nourrir ce vivant rappel de l'effraction de votre espace intime.
Il ne suffit pas que le corps aspire, en aveugle, à être fécondé : l'esprit, le cœur doivent non moins s'y disposer. Sinon, tomber enceinte – et cette pesanteur, cet accablement qui vous envahissent en y pensant – risque d'être vécu comme un mauvais tour du destin, la perpétuation – indéfinie ! – de la violence que l'on vous fit, et d'abord sous la forme d'un étranger qui aurait table mise en vous – le vivre et le couvert ! – et qu'on ne saurait déloger sauf à exercer des violences sur soi.
Qu'il est donc étrange qu'un même état paraisse tantôt le comble de l'opprobre pour une femme et tantôt une bénédiction !… Qu'il puisse lui valoir médisances, malédiction, bannissement, voire l'acculer au suicide, ou lui conférer une dignité singulière. Cela, simplement parce que le Temps agit chez l'une par voie de réquisition, quand Il trouve chez l'autre, pour y faire Son œuvre, un beau temple de chair consentante et un cœur, un esprit accordés. Parce que, en d'autres termes, le Temps rencontre chez celle-là un être mortifié, en rébellion, quand celle-ci se donne à Lui entière, se met à son service avec une gratitude éperdue, assurée qu'elle est de Lui devoir bientôt le mûrissement auquel l'amour seul, stérile, ne saurait tout à fait la conduire.
Que la possibilité qu'ont les femmes de ce temps, en certaines sociétés, de se défaire d'un embryon, ne nous fasse pas oublier la foule de celles qui eurent, qui ont encore sous leurs yeux, la vie durant, vif et vigoureux, le fruit de l'abjection.
Ou qui moururent d'avoir tenté de l'effacer.

*

À voir un documentaire animalier, on s'avise que la peur est inhérente au règne animal ; que chaque espèce y est à la fois prédatrice et proie. Le danger y infuse également l'inquiétude en les airs, les eaux, et jusqu'en le sable des déserts ; il y altère veille et sommeil. L'individu n'y doit sa survie qu'à une vigilance de tous les instants ; son déplacement par bandes ou bancs ne le préservant pas de l'agression, puisqu'il se trouve toujours, dans la faune, plus prompt, plus fort, plus rusé, que soi.
Qu'elle fonde des airs, qu'elle guette, rampe ou bondisse, la mort fait de la nature, latent ou manifeste, un sauve-qui-peut universel.

Il reste, homme, à nous imaginer, devenu, par notre faiblesse native, la proie désignée du faraud qu'un refus bafoue ; celle de la brute qu'aveugle un voile de sang ; celle du soldat, de l'émeutier, du révolutionnaire, qui voient, dans la violence de l'action, la subversion de l'ordre établi, la justification du viol des femmes.
Il reste à nous représenter, nous sachant vulnérable et objet de convoitise, devant nous interdits par prudence, les lieux, les actes, les situations, pour licites qu'ils soient, où rencontrer l'abjection à face humaine.
Ce serait aliéner notre liberté, restreindre notre autonomie, en retirer un sentiment d'iniquité ? Ne savons-nous pas que la chasse est dans les fibres de l'homme, et que certains n'ont de scrupules à étendre la jungle en tous lieux où ils sont ?   
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A suivre


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