* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

*
CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

15 novembre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes






ACTE IV

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Même décor. En voyant Parthénopé arriver ( par un côté de la scène ), Leucosia se dresse à demi au dessus de l'un des rochers.


Scène 1

PARTHENOPE, LEUCOSIA


LEUCOSIA.- Parthénopé!

PARTHENOPE.- Leucosia! Bien sûr: où te trouver, sinon ici?

LEUCOSIA.- Mes yeux me brûlent à tant vouloir qu'il paraisse enfin. Mais partout ailleurs, son image me perce la nuque. Tu sais, je crois qu'on peut devenir fou à force de considérer un absent.

PARTHENOPE.- Penses-tu mes yeux comblés? Ils ne le seraient que si j'avais pu engloutir celui que j'aime!

LEUCOSIA.- Oh, oui! dis-moi l'amour; l'amour selon la femme et ce qui t'a le plus surprise, et enchantée.

PARTHENOPE.- Le sang!

LEUCOSIA.- Mais j'en ai, moi aussi...

PARTHENOPE.- .... Sans plus de chaleur, de couleur que l'eau où tu t'ébats. Mais avoir des cuisses, c'est connaître les délices d'un sang divisé, réuni, épais et sombre comme du vin mêlé de miel.

LEUCOSIA.- Quand par hasard j'aperçois Mélissos, mon sang me saute aux joues; mes tempes palpitent ainsi qu'une gorge de lézard...

PARTHENOPE.- Mais tu ne sais pas le plus exquis, - lorsque le sang vous prend le ventre à pleine poigne; et les genoux en fléchissent, et l'on n'a plus d'autre recours que de s'étendre. A même le vin, à même le soleil.
Tu as du sang, mais il ne mûrit jamais; il ne crie pas d'impatience qu'on l'étreigne; il ne te presse pas - o saveur sans pareille! - de consentir à la terre...

LEUCOSIA.- Raconte-moi tes jours. Il a repris la mer? Je l'ai vu, ces jours-ci, s'affairer à son bateau.

PARTHENOPE.- Oui, et comme il tardait à rentrer aujourd'hui, je suis venue ici. Il se tait quand je lui demande ce qu'il prépare: -" J'ai affaire, dit-il, avec le charpentier"...Ce matin, il a pris la grande toile qu'il m'a fait tisser.
Je crains qu'il ne pense à nouveau à la mer; qu'elle ne bruisse à ses tempes au moins autant que le sang.

LEUCOSIA.- Tu serais seule alors tout le jour...

PARTHENOPE.- Je suis tels les chiens insatiables: jamais ma faim de le voir, de le toucher ne s'assouvit. Mais il est bon que j'aie à l'attendre - et à trembler un peu.
S'il repart, l'horizon sera sans cesse un fil tendu devant mes yeux et le monde aura vraiment deux parts: au delà, une contrée ténébreuse et suspecte où, toujours, on fomente un meurtre. Mais en-deçà, comme je guiderai, de loin, l'homme que j'aime, de tout mon corps l'appelant...
Ce sera le soir, quand un dernier rayon fait poudroyer les oliviers et que, dans le pin, une cigale chante encore. Assise ici, j'entendrai chaque pli de l'eau me confirmer la grande nouvelle, s'en défaire à mes pieds: "Il revient! Il te revient... Tu le verras bientôt poindre, grandir - et comme il va se détacher sur cette jonchée de lumière!"
Alors j'agiterai ma main et je croirai voir son sourire d'enfant. Debout et triomphante: "Une fois de plus, il m'aura préférée! Et, du coup, l'étendue se résigne, s'inverse et le conduit vers moi"...La puissance de l'attente quand elle est prière implicite!...

LEUCOSIA.- Comme tu as pris le parti de la terre! Pourrons-nous encore nous comprendre?

PARTHENOPE.- Je ne veux rien renier; mais qu'il puisse se dire, devant un horizon trop parfait: "Je sais une baie profonde, un sûr ancrage: deux jambes de femme entrouvertes".
J'aime toujours la mer. Chaque soir, je lui saurai gré de me le rendre, de ne l'avoir ni égaré, ni piétiné par mégarde.
Oui, entre son départ et son retour, entre expansion et resserrement, j'habiterai le jour comme un coeur immense, soumise à sa très lente pulsation...
Mais je l'aperçois. Ne te montre surtout pas: qui sait quelles images, à te voir, lui reviendraient!


Scène 2

PARTHENOPE, MELISSOS


MELISSOS, apercevant Parthénopé.- Tu es là... Voilà qui tombe bien: je vais pouvoir sans délai prendre la mer.

PARTHENOPE, stupéfaite.- Mais... le repas?

MELISSOS.- Non, je perdrais du temps. J'ai pris des vivres et de l'eau pour plusieurs jours.

PARTHENOPE.- Comment? Tu veux dire que... tu ne rentreras pas ce soir?

MELISSOS.- Ni ce soir, ni demain et ni... Je ne sais pas, non, quand je reviendrai.

PARTHENOPE.- Tu ne m'aimes plus!... Il ne...

MELISSOS.- Et voilà bien ce que je craignais plus que tout; ce qui m'a fait me taire jusqu'ici. ( Un temps.) Ne pourriez-vous pas nous aimer sans nous vouloir sous votre coupe, comme la bête apprivoisée? Sans que nous ayons à nous défendre de votre douceur et de cette docilité qui n'est que feinte soumission?... Vous qui vaquez tout le jour, ne pourriez-vous comme nous, avoir à faire?
Que m'est-il arrivé? J'étais un homme simple, assez taciturne, qui se défiait des sentiments et qui passait ses jours en mer. Puis je t'ai rencontrée et j'ai vécu dès lors dans la paresse et le plaisir. C'est en toi que j'ai encore et encore jeté l'ancre; dans le même recoin, tel un pêcheur d'éponges.
Ah, je peux témoigner des mérites de l'amante: si tu n'avais pas été cachetée, je t'aurais prise pour une bacchante... Que vous savez donc bien, femmes, nous rompre les  reins, de votre ventre candide... Et qui pourrait croire que vos bras fluets ont tant de force?

PARTHENOPE.- Dieux!... Est-ce bien de toi que j'entends monter tant de rancune? Tes mots me blessent, ta voix me glace.

MELISSOS.- Quand je quittais notre couche pour m'en venir rôder ici, je lisais la surprise dans les regards; et le mépris.

PARTHENOPE.- T'ai-je fait quelque reproche, les jours où tu partis en mer?

MELISSOS.- Il me suffisait bien de sentir, jeté sur moi, le filet de ta pensée. Alors, chaque fois, j'ai fait demi-tour; j'ai mis le cap non pas sur la terre ( elle n'aurait pas eu le pouvoir d'abréger ma course), mais sur un minuscule mouillage.
A la fin, pour ne plus me détester, je me suis promis de prendre un jour un tel élan, que je déchirerais ton filet; et que j'irais sans jamais me retourner, jusqu'au bout de mon souffle.
La rame te permet de peser sur mes épaules et mes bras; j'ai donc cherché quelque chose d'irrésistible.

PARTHENOPE.- Et tu l'as trouvé, bien sûr - pour mon infortune...

MELISSOS.-  Le désir d'évasion rend le captif ingénieux. Un jour, tu as pendu l'un de nos draps entre deux arbres; et, le regardant se gonfler, tirer sur ses attaches, je me le figurai, fixé sur ma barque et cependant assez mobile pour que le vent, toujours, y donne tête baissée.

PARTHENOPE.- A présent, je comprends pourquoi...

MELISSOS.- Il me fallait une pièce d'étoffe, un mât et des filins, oui. Cela fait plusieurs jours que j'apprends à jouer au plus fin avec le vent. C'est un jeu qu'il ne refuse jamais, tant il est impulsif. Un jeu d'esquives avec un taureau invisible...
Moi, l'Homme, il me faut être plus vif et plus rusé que le vent et la mer conjugués pour me perdre... Leur dérober ma subsistance, voilà qui est plus malaisé que de traire une chèvre ou de cueillir des olives.

PARTHENOPE.- Il faut bien que certains élèvent et cultivent; qu'ils façonnent le bois ou forgent le métal...

MELISSOS.- Je le laisse à ceux qui, jamais, ne lèvent la tête, jamais ne soutiennent le regard acéré de l'horizon de mer.
Pour moi, je partirais pour le seul plaisir de vivre dans l'élasticité; la griserie d'être hissé puis ressaisi et rabaissé; et on s'enfonce comme si le monde s'affaissait sous vos pieds. Ou plutôt, je crois peser sur la poitrine d'un ennemi jeté bas; et à peine m'a-t-il repoussé, que je lui impose à nouveau mon pouvoir. Et c'est ainsi que je soumets, un instant sur deux, une étendue de jeunes muscles.

     PARTHENOPE.- La raideur de la terre? Bien sûr; mais sa constance, mais sa résolution...

MELISSOS, sans l'entendre.- Pendant que vous vous mouvez dans l'apathie des choses, j'oscille comme l'arbre; j'ondule sur l'échine d'un chat que l'on caresse - ma tête dans une palpitation d'ailes; mon corps pris dans une grande respiration.
On est parfois ballotté, quand la mer est discordante? Mais, par embellie, le baume du bercement...

PARTHENOPE, en aparté.- Ah, vous lui avez donné trop d'esprit, Aphrodite... Par pitié, inspirez-moi!

MELISSOS.- Que dis-tu?

PARTHENOPE.- Moi aussi, j'aime la mer. Pour la surprise qu'elle nous fait, par la moindre échancrure de la côte, d'un autre ciel plus intense encore que le vrai. Elle est même celle qui toujours vous salue la première, de sa face inclinée... Et je l'aime encore pour ce qu'elle tire des rochers: des croissants de plage doux à voir comme une taille de femme.
Pourtant, c'est l'île que je préfère. Que serait le poisson que tu rapportes, sans la braise, l'huile et les herbes? L'aliment des dauphins et des phoques... Ou celui des sirènes.
Moi aussi, j'entends le flot; j'en sens toute la force persuasive; mais la tendresse qui s'entrelace à un filet d'eau douce!...

MELISSOS.- Je sais à présent que je suis fait pour prendre et quitter - la terre, la femme; l'une et l'autre tentées par la même inertie.

PARTHENOPE.- Déesse!... Vous l'entendez?

MELISSOS.- Et celui qui soulève une femme entre ses bras se réjouit d'abord de la trouver lourde; il pense aux sucs dont il va s'assouvir. Mais non: elle n'est que l'otage de la pesanteur qui compte bien, par elle, se gagner l'homme

    PARTHENOPE.- Diras-tu de l'arbre qu'il consent à la pesanteur?

MELISSOS.- Comme la graine, comme lui, vous n'aspirez qu'à prendre racine et à fructifier là. Dans un enclos. Et cela vous suffit, cet espace entre quatre murs, que vous agencez, que vous ornez - sans vous douter que certains hommes préféreront toujours, à vos fleurs, l'écume des vagues.
Prenez bien garde, vous autres femmes: à n'avoir que si peu de goût pour l'étendue, à tant aimer l'intérieur, on vous enfermera un jour...

PARTHENOPE.- Il n'est pas un de tes propos qui ne me transperce, qui ne m'exclue Et ta rancune, que je découvre, me terrifie. ( Un temps.) Elle est donc si coupable, l'amoureuse, de souhaiter revoir l'aimé chaque soir, quand une meute d'ombres mouvantes assiège l'île?

MELISSOS.- Que vous savez donc vous faire un sûr allié du soir! C'est lui qui rompt le courage des hommes quand le soleil fléchit. Avec votre complicité. Car vous allumez une lampe quand l'ombre se hausse; une lampe dont la clarté vient toucher notre nuque. Vous ranimez le feu; vous y faites cuire quelque viande... Et c'est ainsi qu'un lointain clapotis de rivage l'emporte sur le chuchotement pressant du large. C'est ainsi, oui, que parmi la levée en masse des vagues, l'homme déserte.

PARTHENOPE.- Elle est blâmable, l'amoureuse, de se vouloir le port - ses bras comme deux jetées qui se refermeraient sur le bateau jusqu'au lendemain?

MELISSOS.- Je ne serai pas de ces passeurs qui, leur vie durant, tissent l'eau avec leur barque: tisser est affaire de femme!... Je ne veux plus que chaque soir annule ma conquête quotidienne. Aidé du vent, je franchirai la nuit au lieu de me pelotonner sous elle. C'est avec une vraie aurore que j'aurai rendez-vous, et non pas cette fausse que vous fomentez tout le jour en votre ventre pour ajouter aux pouvoirs de la lampe.

PARTHENOPE.- Ah, la douleur de ne plus te reconnaître, toi qui, me disais-tu, retrouvais entre mes jambes - mais chaudes, épaisses, habitables - la coulée du soleil levant, celle du soleil couchant...

MELISSOS.- Comment faites-vous donc, femmes! pour nous forcer à dire tant de sottises?... Mais je n'ai que trop tardé: l'impatience de la voile est en moi, et j'ai hâte de prendre congé. ( Avec commisération.) "Au revoir, petites gens que vos menus soucis occupent tant. Demeurez à votre place, elle vous convient. Et continuez de bâtir et d'élever bêtes et enfants; continuez de remplir et de sceller vos jarres... Pour moi, je n'ai pas l'âme d'un assiégé. Je fendrai cette assistance de vagues et gagnerai le large; toutes les terres au plus loin précipitées. Et j'irai ainsi, au centre toujours d'un cercle parfait; de partout scruté par un oeil sans paupières.
Je veux aborder à la pure étendue, à ce lieu de convergence et de fuite où si peu de mots suffisent, au contraire de ce monde-ci. Bouche close. Rien que la vue, qui toujours vous déborde le regard... Ah, je m'imagine dans cette clarté de sommet, ivre d'une grande rasade de rien; ivre, dément - et dieu!...

PARTHENOPE.- Pourvu que Poséidon ne t'ait pas entendu blasphémer...

MELISSOS.- Pourquoi en prendrait-il ombrage? Je fais l'éloge de son empire.

PARTHENOPE.- Et moi, je voudrais dire la faveur d'être en un monde à ma mesure. De l'aube au soir, il n'est de bruit venu des hommes qui ne m'émeuve; il n'est ici de chose qui ne me plaise. A commencer par ce soleil qui ne sait tirer de la mer que des miroitements... A cause du tintement d'une eau rare mais douce, à cause de l'ombre d'un figuier, j'aime cette sécheresse striée par les cigales...

MELISSOS.- Immense est la saveur du sel...

PARTHENOPE.- Étroites, mais poignantes, celles du raisin sec, de la châtaigne grillée - ou de la lampe au soir.
Filer, teindre et tisser, cultiver le jardin, orner un vase, il n'est de tâche qui ne m'agrée si je peux te la dédier - ta surprise et ton aise pour récompenses.

MELISSOS.- Ainsi je me serais tenu tout le jour au coeur de la grande Ode marine - l'horizon pour initiale! - et je devrais, le soir venu, écouter combien on cueillit d'olives, et comment se porte le chevreau nouveau-né? Ah, j'aspire à saisir le ramage de l'étendue et non pas à entendre, en un monde fini, les ressassements du réel.

PARTHENOPE.- Où es-tu, mon amour, pour que ma voix ne te parvienne plus? Cela peut donc se griser de mots aussi bien que de vin, un homme?

MELISSOS.- Un seul mot - et le beau leurre! - suffit à faire de vous, femmes, des dupes perpétuelles: le mot bonheur.

PARTHENOPE, en aparté.- Inspire-moi, Déesse! ...( Après un temps, à Mélissos.) Attends au moins que j'aie un enfant de toi. Un ventre de femme grosse, aussi, cela forme un cercle parfait... Et quand ton fils sera né, je démêlerai si bien en lui tes traits et tes façons, que tu me sembleras présent.

MELISSOS.- La ruse ultime pour nous garder!... Tu étais déjà comme une île dans l'île. Avec un enfant dans ton ventre, j'aurais un triple rempart à franchir. Alors, je me mêlerais à ces hommes qu'on dirait de tout temps accablés, à force de fixer la terre.
Un enfant! Un nouveau grappin; un piège dans le piège... Un enfant, pour empêtrer un peu plus mes jambes et me barrer plus sûrement la route du large... Et plus c'est petit, chétif, plus vous vous en faites un puissant allié.
A peine avons-nous en vue quelque grande action - de celles qu'on ne saurait accomplir que sans vous, loin de vous -, que vous jetez d'abord des lianes à nos chevilles ( rien qu'en dénouant vos cheveux! ); et si nous passons outre, vous brandissez un enfant... Quand cesserez-vous de nous aimer comme si nous étions votre semblable?

PARTHENOPE.- Qu'est-ce qu'un amour qui prend son parti de l'absence? Tu n'as donc pas alors un corps vague et rétif, un visage altéré?

MELISSOS.- C'est loin de la face marine simple et nue, que j'ai le visage absent... Et si brûlant, parfois, que je le crois écorché vif.

PARTHENOPE, à part.- Douleur!... Ma compagne intime, à présent...

MELISSOS.- L'assurance et le calme que j'aurai tout à l'heure à défaire l'amarre... Et le soulagement, face au rivage qui se retire, au fossé qui s'élargit...Rejoindre est ineffable quand c'est là se rejoindre - et se trouver enfin.
...Mais voici Delphis. A lui aussi, j'ai voulu dire mon départ. Tiens-toi, je te prie, un peu à l'écart. ( Parthénopé gagne l'un des côtés de la scène où elle va se tenir en retrait, à demi dissimulée par un rocher.)



Scène 3

DELPHIS, MELISSOS, PARTHENOPE


MELISSOS, avec gêne.- Bonjour... Je t'ai bien vu guetter aux alentours... Mais quelle excuse te donner? Je ne sais toujours pas ce qui m'a pris. Un jour, j'ai trouvé sur mon chemin quelque chose de plus vorace encore que l'avidité du large... Cela faisait une ombre sur le ciel clair, comme si l'Oubli se tenait là, en personne, à l'entrée de son gouffre... Pourquoi ai-je pensé que cette femme éteindrait ma soif de l'ailleurs; qu'en referment mes bras sur elle, j'embrasserais enfin l'en-deçà et l'au-delà de l'horizon?

DELPHIS.- Vraiment!... Tu as pu croire, toi, qu'une de ces créatures...

MELISSOS.- Elles ont le sel à la jointure des jambes...Dommage qu'il soit si vite affadi par l'amande et le miel dont elles regorgent, dont elles nous gavent.

DELPHIS.- J'en étais sûr!...Et ce n'est pas, non, d'une autre mère dont j'ai besoin.

MELISSOS.- On s'y laisse prendre, d'abord, comme si on cherchait là des saveurs de nourrice... Puis on se méprise un peu.

DELPHIS.- Ah, tu me reviens enfin!... Je savais bien que...

MELISSOS, comme s'il n'avait pas entendu.- Alors, on se remet à penser au gisement de sel qui doit se tenir là-bas, passé l'horizon. Au sel dans sa sauvagerie - qui vous harasse l'âme.
Je t'ai appris les bêtes, les plantes et les pierres. A présent, je peux t'enseigner les femmes. La Terre. Elles sont la Terre - basse, allongée de préférence. Toujours elles regardent vers l'intérieur - de l'île, de la maison, d'elles-mêmes. Ou si elles jettent les yeux sur la mer, c'est que nous sommes en retard... La lumière marine a beau affluer de partout, elles se tiennent à contre-jour...C'est ce qui nous donne, à les voir, une telle impression d'ombre.

DELPHIS.- Tu parlais aussi de gouffre... Eh bien jamais, devant une femme, je n'ai senti...

MELISSOS.- Si, si, un gouffre à pic où tout de suite on fait naufrage, une dernière vague vous jetant au rivage, la face contre terre...Tandis que ce qui m'attend, horizontal, illimité, c'est comme l'évasement, l'épanouissement de l'abîme.
Et le ventre marin - la belle sangle abdominale! - c'est quand même autre chose qu'un ventre de femme, même ondulant de plaisir.

PARTHENOPE.- Ah, le crève-coeur de se voir ainsi reniée!...

DELPHIS.- C'est vers moi, dis, qu'à nouveau, chaque soir, tu reviendras?

MELISSOS.- Mais qui te parle de retour? Un marchand d'étain m'a rapporté qu'en Ouest il y a une mer qui respire à grand bruit, telle que cent troupeaux de boeufs à l'étable; une mer aux poumons si puissants que deux de ses inspirations, deux de ses expirations occupent tout un jour.
La vague y est verte, et je crois voir, déjà, une prairie profonde, une forêt se couchant et se relevant en désordre...
J'en ai assez de cette mer femelle, tout juste bonne à lécher et baisoter sous le soleil... Assez, d'une eau qui a ses nerfs et se hérisse, mais qui bientôt retombe en ses rêveries de rives repues.
A présent, c'est à l'élément mâle que je veux avoir affaire. A un champ de muscles - ainsi qu'on s'étendrait sur le râble d'un homme.

DELPHIS.- Tu n'as pas le droit de me laisser!...

MELISSOS.- C'est reprocher au ruisseau de descendre...Pas plus que lui, je ne suis libre: je dois aller à la rencontre de cette eau qui cogne et saute et rue - et qui souffle et crache, m'a-t-on dit, comme au contact d'une pierre brûlante... Et j'irai, avec le gracieux concours d'Eole.

DELPHIS.- Comment le pourrais-tu? Cette mer est fermée.

MELISSOS.- Si j'en crois un autre voyageur, elle possède une issue, une seule. Entre deux rochers énormes. Cette porte franchie, on débouche sur l'autre mer, l'intraitable, qui vous attend debout.
Je veux être le premier à me tenir dans l'embrasure, face au tumulte. Le premier à m'engager dans la passe. Et j'irai, toujours plus avant parce qu'alors on ne saurait plus s'arrêter - comme dans le plaisir.

DELPHIS.- C'est là compter sans Poséidon, et l'orgueil va te perdre.

MELISSOS.- Pourquoi le dieu défendrait-il qu'on pénètre en mer étrangère? Serait-ce que là-bas il se révèle en sa vérité, sa nudité? ( Songeur.) Peut-être, après tout, que la mer que voici est son jardin d'agrément où, travesti, il vient parfois se divertir parmi toute une cour prodigue en révérences...
Oui, c'est là-bas, je le pressens, qu'il tient ses assises et non dans cette pièce d'eau fermée de rocaille... Là-bas, qu'on peut le contempler seul à seul, face à face, hors du troupeau de ses fidèles. Au reste, il y a ici trop de lumière: on ne saurait bien voir. Tandis que là-bas où sans fin l'on entend, m'a-t-on dit, la nuit et l'eau se désempêtrer...

PARTHENOPE.- Épargnez-le, ô Dieux: il ne sait plus ce qu'il dit!

MELISSOS.- J'aime bien trop la mer pour me contenter de cette eau parquée, tenue en laisse, et qui se prélasse au soleil.
Sil reste, quelque part, un peu de la confusion, de la sauvagerie, de l'Ombre primitives, ce ne peut être que là-bas, dans cette mer - et son espace passionné.
Et, puisque je suis amené à jouer ma partie sur cette scène-ci, je veux savoir qui a distribué les rôles, qui dirige les acteurs. Je veux voir les dessous et la machinerie de ce monde; et, si je le peux, approcher l'auteur de la pièce, histoire de lui poser quelques questions.

PARTHENOPE.- Hélas! Je vois bien qu'il a perdu la raison...

DELPHIS.- Si tu blasphèmes ainsi, je ne vais plus cesser de craindre pour ta vie...

MELISSOS.- Il se peut, après tout, que je sois foudroyé là-bas - par l'excès du tumulte, l'intensité du rien...Mais une telle mort, violente, illuminée, vaut bien celle qu'une femme croit apprivoiser pour vous, quand elle vieillit à vos côtés.

PARTHENOPE, s'avançant un peu, à Mélissos.- Même cela!... Tu auras tout refusé.

MELISSOS.- Je refuse et le bonheur et la mort selon la femme: ce sont les deux faces d'un même ensevelissement. Je refuse une sagesse contemplative quand ce qui nous importe est invention, édifice ou conquête - et la solitude pour les mener à bien.

PARTHENOPE.- J'ai cru détenir le sel; je pensais t'offrir l'égal de ces épices dont on parle partout... Et je me découvre aussi fade que l'herbe verte.

MELISSOS.- Fade, non; mais le sang, chez les femmes, ne masque jamais longtemps la source de lait - et j'aspire au piment.
Cette autre mer que je veux atteindre doit être le vivier de ces créatures dont l'une, un jour, surgit près de ma barque. Et je les crois malignes et retorses, et plus lascives qu'une seiche. Mais dispenseraient-elles la mort, que celle-ci serait belle, ayant goût de vent, de neige et de saumure.
Mais j'en ai dit assez... A cette brise de terre, je vais tendre la plus belle des amorces - et comme elle va se jeter dessus!... Vous deux, demeurez ici, entre l'au-revoir et l'adieu: que je n'aie pas, pour appareiller, à dénouer aussi vos bras. (Il s'éloigne sans se retourner.)

PARTHENOPE, implorant.- Ne t'en va pas, je t'en supplie! C'est me priver de mes sens, me retirer ma raison d'être... Ah, je deviens comme égarée...


Scène 4

DELPHIS, PARTHENOPE


DELPHIS, véhément.- Tu me l'avais volé... Tu n'en auras pas longtemps joui!

PARTHENOPE, avec douceur.- Toi non plus, tu ne sus le retenir. Vois ce que ton visage pèse à ses yeux, et le souvenir qu'il a de ta nuque et de tes reins...

DELPHIS.- C'est la vie molle et mielleuse que tu lui as faite, qui lui donna un tel désir de fuir... Je vous hais, femmes, avec vos lignes serpentines et votre façon d'onduler jusque dans le repos.

PARTHENOPE.- Bientôt, nous serons tous les deux très malheureux; à quoi serviraient les reproches? Mais je ne peux te laisser médire de la femme. Tu t'écorcherais sans cesse à ce monde, si elles n'avaient, par leur patience, arrondi ses angles, adouci ses rugosités; si elles ne l'avaient apprivoisé à votre usage.

DELPHIS.- J'ai une mère, qui me suffit bien.

PARTHENOPE.- Oublie qu'elle est femme; et devant une femme, oublie qu'elle peut être une mère - et consens à la pure douceur. Laquelle est si vaste et diverse, si tu savais... Et extérieure et ... intérieure. Tes mains en retireraient la souplesse des palmes; ta bouche en aurait un goût d'amande.

DELPHIS.- C'est avec de telles paroles que tu l'as dévoyé...

PARTHENOPE.- Ce ne fut qu'une halte. Je n'aurai pas su infléchir sa route...(Regardant la mer.) Mais je vois son bateau... Dieux, qu'il s'éloigne vite!... Ce qu'il y a là d'irrésistible me prend de court, me prive de ... la douleur de l'arrachement. Tout de suite, c'est le fait accompli - et, pour moi, l'incrédulité.
Ah, si ce morceau de toile ne me ravissait mon amour, que je trouverais cela beau, cet enlèvement, cet envol au ras des flots...

  ( Tous deux regardent un long temps en silence.)

DELPHIS.- J'ai trop mal: je vais retrouver ma mère.

PARTHENOPE.- Va... ; mais n'oublie pas que dans le polissage des humains par la mer et le vent, la femme a quelques années d'avance.

DELPHIS.- Je n'oublierai pas, non, que vous êtes de belles enjôleuses. ( Il sort.)


Scène 5

PARTHENOPE


PARTHENOPE, continuant de regarder la mer.- Comme il a tranché net nos liens! Comme il s'élance! ... Une fuite, une délivrance... Et que cette vitesse, dont il n'est pas comptable, m'est donc une offense! Il y a des hâtes qui font augurer le rendez-vous d'amour...
Puissante Aphrodite qui voyez cette désertion, cet adultère, que vais-je à présent devenir? Comment survivre à notre couple?

VOIX D' APHRODITE.- Tu as voulu cet homme subtil et inspiré. J'aurais dû t'avertir: l'insatisfaction leur vient avec l'esprit. Et l'orgueil aussi leur vient. De concevoir, de conquérir... Et toujours leur désir et leur quête sont plus vastes que vous.
Tels sont les hommes, pour votre joie d'un instant - et votre durable malheur.

PARTHENOPE.- Il est à l'horizon, déjà... Bientôt je ne le verrai plus. ( Un temps.)  Il vient de basculer de l'autre côté... Oh, faites, Déesse, qu'il me revienne!... ( Elle tombe à genoux.)

VOIX D'APHRODITE.- Ta rivale est de taille et je ne promets rien; mais sois fière, du moins: aurait-il fait un pareil  bond, sans un si beau tremplin?


RIDEAU

1er novembre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes




ACTE III




*



Même décor qu'au premier acte. Leucosia se tient derrière l'un des rochers bas. Parthénopé paraît, venant de l'un des côtés de la scène. Elle est vêtue d'une jupe évasée et d'un corsage ouvert jusqu'à la taille, lacé par devant.
 *


Scène 1

LEUCOSIA, PARTHENOPE.
 *

PARTHENOPE, apercevant la sirène.- Leucosia!... Tu ne m'attendais pas, j'espère?

LEUCOSIA.- Si, cet arc-en-ciel, hier, tout proche et le plus chatoyant que j'aie vu, j'ai compris que c'était pour toi.

PARTHENOPE.- Oui, une façon de tribunal. Ce qu'on m'a reproché? L'ambition, l'ingratitude, la désertion. Et un rien d'insolence...

LEUCOSIA.- Mais Zeus t'a  exaucée! Ah, raconte-moi... Ce fut long? Tu as eu mal?

PARTHENOPE.- En m'éveillant ici, j'ai senti que j'étais habillée. Alors j'ai fait mouvoir le bas de mon corps - avec précaution: si j'allais abîmer quelque chose...Des jambes! J'avais des jambes - que je pouvais écarter, fermer, rouvrir... Et l'air, entre elles, en paraissait élastique. (Écartant bras et jambes.) Regarde: une étoile de mer qui se tiendrait debout!

LEUCOSIA.- Tu as dû chanceler en te levant: c'est si stable, l'appui de deux paumes et d'un ventre...

PARTHENOPE.- Je me suis redressée, étonnée d'être si haute et, c'est vrai, guettée par le vertige. Dans un remous d'images, de clarté... J'ai hasardé un pas, et puis un autre, et j'ai marché dans la frange de la mer - qui me passait des anneaux aux chevilles...

LEUCOSIA.- Je n'ai que mes poignets à lui tendre, mais je sais le plaisir d'être une captive pour rire.

PARTHENOPE.- Relevant ma jupe jusqu'à la taille, je me suis avancée dans le flot. Et j'ai senti, avec un peu de tristesse, que je ne savais plus nager; mais cette lame souple, entre mes cuisses... Des cuisses rondes dont l'eau fait le tour sans se lasser... C'est là une caresse jamais encore éprouvée - qui vous rend toute rêveuse... Ascendante - elle a sûrement à voir avec le ventre -, une caresse annonciatrice d'on ne sait quoi de redoutable et de délicieux

LEUCOSIA.- J'en ferme les yeux, à seulement l'imaginer!

PARTHENOPE.- Mais l'île surtout m'appelait. J'ai quitté le rivage et gravi la colline; et je n'ai plus cessé de marcher, grimper et redescendre, des ailes aux chevilles, comme Mercure.
Là est ma patrie, rugueuse et affable, et non pas ( Désignant la mer.) dans cette étendue que son bleu obstiné fait paraître insipide.

    LEUCOSIA.- Comment est-ce, à présent, là-haut? Je ne sais plus que cette rive...

    PARTHENOPE.- Des bois, des champs, comme autrefois... Je me suis tenue loin des gens: qu'aurais-je répondu, si l'on m'avait questionnée? ( Un temps.) Ah, j'ai vu un bélier et j'ai pensé qu'il ferait bon l'enfourcher... Et que ce serait meilleur encore avec une bête au pelage lustré, qui irait très vite ( à cause des cheveux dans le vent ). Aussi vite que les dauphins quand ils bondissent de vague en vague.

   LEUCOSIA.- On dirait alors les ricochets d'une pierre plate lancée par un enfant... A les monter en amazone, on est tout de suite à la renverse.

   PARTHENOPE.- L'étrange, vraiment, c'est que mes cuisses veulent tantôt s'ouvrir, ainsi qu'on écarte les bras devant le soleil; et tantôt se refermer comme pour étreindre.
Et je crois bien que le plus vif plaisir, celui qui fait battre le plus fort mon coeur, c'est le resserrement qui me le donne.

   LEUCOSIA.- Pourquoi, en t'écoutant, pensé-je à ce garçon à qui je ne pourrais offrir que mes seuls bras?... Se tenir debout, serrée contre lui, et simplement sentir nos ventres joints qui respirent ensemble... Comme on doit être ployante, alors...

   PARTHENOPE.- Avant de rencontrer celui que j'aime, je voudrais être plus assurée de mes nouveaux pouvoirs; mieux éprouver comment cela joue, quand on  franchit, d'une enjambée; quand on s'asseoit à califourchon...Ah, je grimperai dans un grand arbre et, m'élevant de branche en branche, à chacune de ses fourches, je montrerai la mienne!

LEUCOSIA.- Justement: je voulais... je n'osais te demander... comment c'est, à l'enfourchure.

PARTHENOPE.- Ce fut là ma première pensée, bien sûr. Un pied de part et d'autre d'une flaque, j'ai donc regardé mon reflet. Ce qu'on voit?...( Je ne sais ce qui me retient de te le montrer. ) Au sommet de l'arche, une poignée de mousse sèche. Puis on distingue... Imagine une entaille aux rebords renflés,- mais sans trace de sang; seulement une sorte de sueur, ou de salive.

LEUCOSIA.- Je me souviens de la crevasse des figues trop mûres... Comme nous les aimions!...

PARTHENOPE.- C'est bien plus confus. Comme si on avait garni l'entaille de festons de chair... Mais je vais te dire le plus étrange. ( Elle porte à son nez le bout de l'index.) Cette encoignure a l'odeur même des goémons séchant au soleil. Plus grisante encore d'être resserrée.

LEUCOSIA.- Ainsi nos lèvres se trouveraient, là, reproduites, redoublées?

PARTHENOPE.- Oui, et j'avais l'impression, en marchant, d'adresser maints sourires à la Terre. Étirés, un peu sinueux, mais de vrais sourires. Comment, dès lors, ne pas recevoir du sol un bel accueil?
Surtout quand la marche se fait danse: sais-tu que je me suis essayée à mimer les vagues, leurs élans, leurs pas chassés, glissés, et même leur grand écart quand elles s'affaissent sur la rive?...

LEUCOSIA.- Tu n'as pas mal?

PARTHENOPE.- Non, non, bien au contraire. Ou c'est un mal d'avidité d'on ne sait quoi. Avec, au coeur, l'angoisse de ces après-midi où l'orage se cherche. J'ai mal d'une douceur excessive, insistante, qui voudrait se déployer - et le corps se sent à l'étroit, les membres sont travaillés d'élancements, et l'échancrure, en moi, gagne alors de proche en proche.
S'ouvrir! Et non pas à demi comme les valves des coquillages, mais à deux battants puisqu'il y a ce sillon qui vous divise la croupe même.

LEUCOSIA.- C'est vrai: j'ai deux yeux, deux bras, deux seins - et après, c'en est fini du bel attelage...

PARTHENOPE.- Cette impatience de s'ouvrir qui s'attache à la charnière!... On veut se jeter au plus loin de soi; on voudrait voir s'allonger ces lèvres secondes en rebords de barque où l'homme viendrait s'étendre.
Car l'homme a, je le sens, affaire avec cette incision. J'irai vers lui et lui dirai: "Je t'apporte une blessure à soigner. Seul, tu peux aveugler cet oeil hirsute qui me distrait, à tant fixer le sol".
Ah, il faut être femme, et femme debout sur ses jambes, pour mesurer l'attraction de la terre...

LEUCOSIA.- Je l'éprouve assez, quand je dois ramper...

PARTHENOPE.- Non, non, rien de tel... On sent que vos jambes vous trahissent, et qu'il y aurait de bien grandes délices à se laisser aller à la renverse, à se répandre là, vos vêtements retirés pour être au plus près de ... ( Apercevant le pêcheur.) - de celui qui, déjà, est en marche.

LEUCOSIA.- On vient?

PARTHENOPE, plus bas.- Il vient, et son chemin passe au travers de moi... Ah, soutenez-moi encore un peu, ô mes jambes de sable...

LEUCOSIA.- Et... il est seul?

PARTHENOPE.- Seul, oui. Une cime qui traverserait le paysage.

LEUCOSIA.- Tant pis... Je m'éloigne au plus vite.





Scène 2

PARTHENOPE, MELISSOS

*
Le pêcheur passe, sous le regard de Parthénopé qui se tient immobile, un peu en retrait. S'avisant de sa présence, il fait encore quelques pas, s'arrête, puis revient vers elle.

MELISSOS.- Ce visage... Où ai-je vu le même? Une tête entrevue..., évanouie... Une apparition. Ou bien était-ce un rêve?... Chacun ici m'est connu, pourtant...

PARTHENOPE.- L'île abonde en ravins boisés; et je suis toute petite, et j'ai grandi sous le couvert.

MELISSOS.- Petite? Il me semble que je dois lever la face pour te voir - ainsi de l'horizon de mer qui, toujours, se tient à peine au dessus. Tu n'es pas petite, oh non. Tu es pareille aux arbres qui portent leurs fruits plus haut que la main levée.
Mais que tu aies grandi sous des ombrages... Il fait grand jour et on dirait qu'il y a éclipse; ou que le soir est près de tomber.

PARTHENOPE.- Et si j'étais ton ombre, non plus fauchée net sous tes pas, mais droite et fière à ton côté?

MELISSOS.- Mon ombre? Et je devrais me soucier d'elle, à présent?

PARTHENOPE.- Quand cette lumière t'accable, que dirais-tu d'avoir, auprès de toi, dans le grand jour, une sorte de clair-obscur? Et quand, le soir, montent les ténèbres qui te parlent d'Hadès, n'aimerais-tu pas sentir à ton flanc une masse de nuit tiède et bienveillante?

MELISSOS.- L'étrange langage que le tien... Et d'où vient, si tu es mon ombre, qu'elle me surplombe; qu'elle s'épanche en moi, m'apportant un soudain désir de sommeil - avec l'heureuse lassitude de celui qui touche au port?

PARTHENOPE, avec un peu d'ironie.- Qui m'aurait dit qu'il y eût des hommes pour si bien parler aux femmes...

MELISSOS.- C'est la première fois - et m'en voilà fort étonné car, d'elles, je fais peu de cas. Et je sais gré à la mer d'être un pays sans femmes.

PARTHENOPE.- Quel aveuglement! La mer est femme. On dit qu'elle en a tous les défauts.

MELISSOS, pensif.- De fait..., ce visage aperçu... C'était bien en mer... Et, tout à coup, je ne vis plus que la chevelure, comme une touffe d'algues flottante.

PARTHENOPE.- Les yeux... Tu te souviens des yeux?

MELISSOS.- Comment les oublier? Deux remous figés, en surface. Minuscules, mais propres à vous aspirer un homme. Moi que le vertige épargne, j'ai dû m'agripper au bord de ma barque.
Et, voilà qu'à nouveau, je me sens tomber de mon haut, tel un arbre qui s'abat... Avec le même désir de m'engloutir, tête baissée...

PARTHENOPE, à part.- Merci, Aphrodite vénérée. ( Au pêcheur.) Je connais cela aussi, quand on ne va plus que déséquilibré, l'esprit, le coeur toujours devançant le corps, impatients qu'ils sont de revoir un visage. On ne loue pas assez la pente descendante de vous mener là où se tient votre aise!

MELISSOS.- C'est ainsi que tu es venue en ce lieu: comme les rivières vont à la mer?

PARTHENOPE.- Tout à fait. Tu me vois bien droite mais, en secret, je suis bienheureusement échouée, membres à l'abandon... Tu peux me croire: quand tu reposeras, ton ombre ne restera pas debout!

MELISSOS.- Reposer... Moi qui ne prêtais guère attention à la terre, j'ai envie de la saluer, en te voyant: Ma belle terre ferme et meuble et douce à l'égal du sable au plus près du flot... Mon noir terreau fertile...

PARTHENOPE.- Dis-moi d'abord quel enfant tu fus.

MELISSOS.- Moi, je t'imagine sans peine petite fille: tu avais la tendresse si impétueuse que les fleurs se fanaient sous tes baisers; que les enfants s'éloignaient de toi comme on s'écarte de l'if... Mais les bêtes du moins venaient à ton appel, et tes caresses les rendaient plus pensives encore.

PARTHENOPE.- C'est tout à fait cela! Que tu me connais bien, pêcheur... Mieux que moi-même. Tu parles, et de grandes régions ombreuses se découvrent en moi. Tu m'apprendras, oui, qui je suis...

MELISSOS.- Qui tu es? Quelqu'un qui se tient là, sur mon parcours, quand, d'habitude, j'allais d'une traite de mon toit à la mer... Et qui ne se laisse pas contourner, oh, non!
Voilà que, sur mon chemin, je rencontre la pesanteur, et ce qui m'était non moins inconnu: la paresse promise, et que j'accepte, et que j'accepte.
Pour la première fois, une femme me contraint - à m'arrêter, à lui tendre la main, et bientôt à marcher de concert avec elle, tout content que le sentier soit étroit.
Tu ne prétends à rien,certes; mais comme tes yeux exigent!

PARTHENOPE.- Toute ma peau t'écoute, et il me vient un grand désir de vivre, une grande impatience de faire jouer mes jointures et de m'ouvrir - à en forcer la charnière!
Faut-il en avoir peur? Nous voilà, d'un coup, irrémédiables l'un à l'autre, autant que le jour, les saisons, les tempêtes - la mort.

MELISSOS.- La mort... Pensant à la mienne, je voyais le poitrail d'une vague, le flanc d'une baleine, une chiquenaude du vent...; jamais un récif ayant forme de femme!
Mais non, tu ne peux m'être fatale: je n'aurais pas, sinon, une telle impression d'aubaine!

PARTHENOPE.- Ah, l'indicible joie, l'indicible frayeur que j'ai, moi, en ta présence...   ( Une fine sueur m'en vient aux paumes...) Il me faudrait un roucoulement de colombe pour bien conter ma chance; et de plus grands espaces encore pour y tracer ma louange.

MELISSOS.- Tu verras, ma belle essence d'ombre, comme c'est vaste et brillant, un jour de mer; évasé, un ciel de rivage...Quand tu longeras la grève, tu auras tout le visible pour escorte.

PARTHENOPE.- Tu me regardes, tu me parles, et de cette heure seulement, je sais appartenir à la création. J'en ai gagné le centre exact.

MELISSOS.- La convergence, oui... Tu es la convergence - et quel désert cela fait à la ronde...

PARTHENOPE, pensive.- Le désert, c'est cela. Pour que nos membres aient toutes leurs aises.

MELISSOS.- Peut-être qu'à tout, plus tard, je préférerai ces instants-ci: tu existes et cependant tu n'es encore que présage et prémices.

PARTHENOPE.- Toi, tu t'installes si bien en maître, tu nous couches si résolument, que je devrai, me semble-t-il, à chaque pas, enjamber notre couple!

MELISSOS.- Comment le monde est-il devenu multiple, impénétrable? Pourquoi a-t-il ce sourd éclat? Pour la première fois, je dois baisser les yeux. Et devant une femme!...

PARTHENOPE.- Elle est donc si peu, celle qui vous dispense le plaisir et qui donne la vie? Celle qui, serrant dans ses bras un homme trop épris d'immensité, lui fait savourer ses limites?

MELISSOS.- Tu es vraiment de cette île? Ne serais-tu pas plutôt l'Étrangère faite pour dénoncer, de sa seule existence, les femmes mobiles et vaines, bavardes et sournoises, et leur monde vénéneux?

PARTHENOPE.- Je ne sais; sinon que je suis femme d'élection, femme de vocation... C'est là peut-être ce qui nous distingue.

MELISSOS.- Il est au moins, je le découvre, une femme qui vous renfonce le regard et vous anéantit de son ombre touffue. Proche et lointaine, évidente et secrète, une et étagée, une femme imparable.

PARTHENOPE.- Toi-même, tu n'es pas plus évitable que la foudre... ( Un temps.) Mais tu ne m'es pas obscur, non: de toi, j'en sais déjà autant que si ton corps s'était imprimé sur le mien. Comme la plage mouillée connaît celui qui la foule.

MELISSOS.- La plage, oui...Ce ne sont partout que couches offertes... ( Montrant la mer.) auprès d'une jonchée de sommeil!... Comme cela vous sape les chevilles...

PARTHENOPE.- ... Vous enserre les genoux... Et que je me sens lourde à présent... Mes cheveux mêmes pèsent , qui m'allégeaient.

MELISSOS.- A mes tempes, plus haut que la rumeur de mer, le froissement du sang.

PARTHENOPE.- Ah, toi aussi, tu le perçois... Et de la faim, que dirais-tu? La mienne me mange le visage.

MELISSOS.- Celle que j'ai de toi me brise les poignets.

PARTHENOPE.-Et comme elle sait me dépouiller!...Je lis ma nudité dans ton sourire! (Un temps.) Guéris-moi, à présent: je suis toute endolorie de désir.

MELISSOS.- Je pilerai ton amande ; j'en ferai sourdre une huile dont tu seras toute lubrifiée.

PARTHENOPE.- Et je serai pour toi la veilleuse qui fait son nid dans l'ombre. Plus constante et sûre, dans la nuit, que toute lampe.

MELISSOS.- Je te prendrai, mon Étrangère - au piège de ton sang.

PARTHENOPE.- Tu me prendras, oui; et tu ne me garderais pas, que je ne serais pas pour autant rendue à moi-même.
Ah, je me sens essoufflée, rompue, en grand péril: je t'aime!

MELISSOS.- Un même cri fait violence à ma gorge.

PARTHENOPE.- Aime-moi, s'il te plaît. Je te prie humblement de m'aimer. Et puis console-moi... De je ne sais quoi, puisque je t'aime et suis aimée... Ou plutôt non: fais bien en sorte que je n'en puisse guérir.

MELISSOS.- Ne dis plus rien: te voir m'assourdit. Comme un peu d'ambre gris trouvé sur le rivage.

PARTHENOPE.- Seulement ces deux mots qui me résument: consentement, contentement. Ceux-ci encore: épanouie, abasourdie; béante, brûlée... Comment, comment en réchapper, dis?

MELISSOS.- Je ne vois de salut que chez moi... Viens, et nous en ferons un réduit de saveur, un repaire de liesse. ( Il lui prend la main et l'entraîne. Le buste de Leucosia réapparaît puis surgit, non loin, celui de Ligéia.)




Scène 3

LEUCOSIA, LIGEIA

*
LIGEIA.- Ils s'éloignent enfin!...

LEUCOSIA, sursautant.- Ah, que tu m'as fait peur!... Ne pouvais-tu te signaler?

LIGEIA.- Pour qu'ils m'entendent!

LEUCOSIA.- Que c'est beau, une femme qui se dispose à tout donner, face à un homme enclin à tout étreindre...

LIGEIA.- Sans rien concéder en retour.

LEUCOSIA.- En aucune façon!... C'est de lui, désormais, qu'elle attendra ses réveils, ses saveurs, ses sommeils - ses souvenirs... L'ombre du figuier lui semblera la main de l'aimé sur son front. Elle aimera le vent qui, à distance, joindra leurs doigts, leurs lèvres, le rebord de leurs cils. Elle aimera toute chose, et s'en attendrira.
Je pressens quel beau regard vous donne une convoitise constante à mesure comblée... La force et le repos qu'on éprouve à n'envier nul être au monde.

LIGEIA.- Voilà que tu poursuis les propos insensés qu'ils tenaient tout à l'heure, pareils en cela, m'a-t-on dit, à ceux qui ont mâché du lierre, de la jusquiame, ou pris de je ne sais quel champignon!...

LEUCOSIA.- Ai-je même entendu ce qu'ils se disaient? Mais leur commun regard vibrait telle une corde de lyre...D'incrédulité; de douce détresse .

LIGEIA.- Assez divagué: qu'espères-tu en restant ici? Celui que tu attends n'a d'yeux que pour son pêcheur. Un abîme vous sépare.

LEUCOSIA.- ... Que je franchis d'un regard.

LIGEIA.- ... Qu'il ne te rend pas.

LEUCOSIA.- Cela vaut mieux: le sien me consumerait sur place ou me frapperait de stupidité. Présent, absent, je le contemple à son insu. Non: je l'aspire et le hume à la façon du soleil évaporant la rosée.

LIGEIA.- Et moi, je rage de ne rencontrer nulle réciprocité dans mes regards; de me sentir évidée, abolie par le seul qui m'importe.
Dans tout ce qui s'entrecroise et se rompt, à fleur d'eau, je rêve d'une fibre invisible, à toute épreuve, et qui nous relierait, toujours tendue.

LEUCOSIA.- Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

LIGEIA.- Bien sûr: il n'y a qu'à moi que l'amour ne donne pas d'esprit!

LEUCOSIA.- Ni de coeur. Sinon, tu te réjouirais pour celle qui s'en va - et comme son pas est lent, malaisé... Comme la terre lui soutire ses forces... Je crois l'entendre: "A présent que nous nous sommes trouvés, ne plus bouger jusqu'à la fin des temps!"

LIGEIA.- Femelle! La voilà femelle et qui mettra bas et allaitera, comme les dauphins... C'est dégoûtant!

LEUCOSIA.- La voilà femme - femme jaillie de ses jambes... et tout à la joie de sa jointure.

LIGEIA.- Femme et mortelle, c'est tout un. Elle ne se doute pas que la mort sera toujours en tiers, surtout quand ils s'accoupleront.

LEUCOSIA.- Je parie qu'elle lui a dit, déjà: "Vieillir? Avec toi, oui, je consens à vieillir".

LIGEIA.- Et lui devrait bien penser à ce qu'il advient au mâle, chez les mantes. Avec quelle jubilation j'assistais à la fin de leurs ébats, du temps que j'étais un oiseau... N'est-il pas juste que la femelle punisse de mort celui qui lui impose sa loi, la forçant ainsi à engendrer?... Ah, j'imagine sa jouissance en ce festin, comparée au pauvre plaisir de l'acte.

LEUCOSIA.- Il vient!... Va-t-en. Va-t-en si tu ne veux pas que je te haïsse tout à fait.     ( Ligéia disparaît et, de même, la tête et le buste de Leucosia.)



Scène 4

DELPHIS

 *
Il survient, allègre, animé, puis s'immobilise et regarde dans la direction que Mélissos et Parthénopé ont prise. Incrédule, il observe un temps de silence.

DELPHIS.- Lui!... Mais c'est lui que je vois s'éloigner - et avec une femme!...Venant à sa rencontre, je n'étais qu'embrassement, égards anticipés. Et voilà que...
Une femme!... L'inconcevable... Et qui semble se retenir de danser, de suivre le balancement de ses cheveux... Jamais encore je ne l'avais vu avec une ... Il m'a tant dit que seuls les adolescents lui importaient... Et il la tient par la main!... (Un temps.) Quand je venais de me baigner... "Ne bouge plus!" Et il me regardait en silence et il m'élisait entre tous.
Pourquoi suis-je soudain plus las qu'un vieillard? Respirant moi aussi avec application... Pourquoi ai-je aussi mal? Qu'est-ce qu'on trahit, en moi?... Son souci de moi, depuis qu'il m'avait remarqué... Sa pâleur, quand je me suis blessé et qu'il a vu mon sang... Avec cela, ne cessant de m'enseigner: "Écoute: c'est un chant de... Regarde ces traces: un bouquetin est passé par ici... Tu vois cette herbe? Elle guérit de la pierre... Je vais te montrer comment on s'y prend pour..." Présent, absent, mon modèle. Net, clos et ferme. Sans les façons des femmes, leurs fards, leur mollesse; leurs chuchotis entre elles, leurs plaintes et leurs pleurs. Comment expliquer?... Il faut que celle-ci ait usé d'un sort.
Il n'a pas le droit de lui ceindre la taille!... La grande chaleur par tout le bassin qui m'était venue, le premier jour où il m'avait ainsi... Et nous allions aussi lentement, mes chevilles entravées...
Cette acidité quelque part... Mes yeux me brûlent. On pince, on froisse mes paupières... On les flagelle. On vrille en moi la vie.
Me fier à lui m'était douceur. Quel écran, un front, pour les pensées qui ne s'avouent... On peut donc avoir en soi un réduit d'ombre? A moins qu'adulte on ne puisse vivre en pleine lumière... Ou que l'ombre portée que font les femmes sur la terre finisse par gagner l'homme... Il n'est que de voir leur chevelure, déjà, quand la brise la jette de côté... ( Un temps.) Le premier soir où il a passé sa main dans mes cheveux, vers la nuque...
Et il m'a préféré quelqu'un!... C'est moi que je vois là-bas - et ce n'est pas moi... Et il consent à cet échange!.. ( Un temps.) Précieux... On se croit précieux, unique, et voilà ce qu'on pèse dans la balance des yeux aimés...Ah, son dédain m'anéantit. Il ne reste de moi qu'un faisceau de rancune - et cette douleur d'écharde.
Où suis-je au juste? L'air est chargé de soupçon - ou de malice. Ce qui m'entoure bouge, à peine on le quitte des yeux.. Mal..., j'ai mal, et le jour en est terni, les couleurs en sont éteintes - comme dans une forêt incendiée... Mais je t'entends, lointain coucou, parmi les piaillements imbéciles des mouettes!
Ils se sont arrêtés... Douleur!... Il la serre contre lui - et c'est moi, moi qu'il devrait... Ah, je sais comme ils sont près de tomber, à présent, et comme le monde devient trouble... Et moi aussi je voudrais... m'affaisser, me défaire - et puis dormir.
Je devrais appeler sur eux la colère des dieux, maudire, menacer - ou bien supplier. Et voilà que je me sens humble et harassé. Dégrisé aussi. Prêt à m'excuser de toujours exister.... Je crie: "Il n'a pas le droit!..." et j'entends Éros me rire au nez. Mes mains se voudraient deux poings noueux qui cognent - et mes bras pendent; mes jambes ne me soutiennent plus. On a fané mon regard et ma voix est d'un autre, que je ne connais pas... Toute l'amertume d'un bois de cyprès est dans l'air. Sur mes lèvres, la fadeur de la poussière, de la cendre. Oui, je suis bien face contre terre et on m'observe à la ronde, en se poussant du coude..
Depuis quand la connaît-il? Il pouvait donc être double? Lui redire des paroles inventées pour moi? J'ai mal aussi de sa dissimulation, de ses sincérités successives. J'ai mal... Quelque chose, vers le coeur, d'aigu, d'obstiné. Le dard d'une abeille... Je voudrais ma mère ici... Plus rien au monde qu'elle.
Ils ont repris leur marche. La terre les porte; la terre se déroule devant eux. ( Je le sais: je l'ai éprouvé.) Et me voilà comme un ruisseau soudain privé de son fil. On m'a fait pivoter; on m'a si loin tiré en arrière que je ne reconnais plus rien. Où est ce qui me halait, à la façon dont il ramène à lui son filet? Et c'est elle, maintenant, qui va voir le jeu de ses muscles, quand il amarre ou détache sa barque...
Où me tenir? Le passé , d'un coup, s'est vicié; le présent est tranchant; l'instant qui venait à moi renonce...( Un temps.) La bouche pleine de salive, il me semble que je n'aurai plus jamais faim ni soif.
Ils s'éloignent...Ils vont disparaître, mais c'est moi qu'on rature. Eux seuls existent; ils ont même si bien grandi en s'éloignant, qu'il leur faudra se courber pour passer le seuil; et qu'ils ne sauraient, une fois entrés, se maintenir debout.





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RIDEAU

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