* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

1er juin

" Comment souhaiteriez-vous être lu ?" ???"" »

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Un auteur voudrait être lu par beaucoup, cela s'entend. Et par des êtres sensibles, goûtant à plein son style, épousant son souffle, prêts à témoigner de la véracité de sa vision, à se porter garants de la justesse de ses images. Par des lecteurs, en bref, dont la vie intérieure entrerait en parfaite osmose avec la durée qu'il sut restituer. Ce qui est déjà répondre en partie à la question que je n'ai guère vu poser à un écrivain : « Comment souhaiteriez-vous être lu ? »

Une question que je m'adresse touchant ce livre qui vient de paraître*, auquel j'aurai travaillé un demi-siècle, et dont je pourrais dire à mon tour : « Le voilà donc, ce fruit d'un long labeur ! » Un livre dont je ne vois pas, en français du moins, d'équivalent quant au dessein et à la réalisation : pendant cinquante années, plusieurs mois l'an, un homme s'est assis – ou plutôt s'est tapi pour se faire oublier –, parfois de l'aube au soir, sur le rivage landais, un cahier sur ses genoux relevés, et il s'est efforcé de noter toutes les représentations, fantasmagories comprises, que lui fournissaient ses sens en éveil. Avec, pour seule obsession, celle de fixer – de sauver – l'ampleur et la beauté de chaque instant dans sa décourageante profusion. Et je veux bien qu'on dénonce la présomption de l'auteur, la minceur de sa moisson d'images rapportée à la splendeur du réel : sans doute ne pouvait-il faire autrement. Ce qui lui est un mystère, car nul atavisme n'a joué dans cette passion de toute une vie pour le spectacle de l'Étendue. Sauf que le terrien qui avait grandi en de prosaïques paysages découvrait, avec l'Océan, l'empire du lyrisme. Au bord des continents, une Voix s'élevait en tronc de baobab, qui exténuait toute autre qu'Elle, invocatoire, intolérante, dont il importait de recueillir les incessantes modulations. Et je ne vois de meilleur équivalent à l'envoûtement qui fut, depuis lors, le mien, que l'asservissement du navigateur antique à la voix des sirènes.

*

L'ouvrage est, pour l'essentiel, une chronique. L'Ode à l'Océan, Océaniques, se voulaient des poèmes en prose ; ils visaient la permanence : ainsi nous apparaissent, dans leur essence, la mer et ses entours. Ici, le contingent prévaut : tel jour, en ce lieu, à telle heure, ainsi étaient les vagues, l'étendue marine et sa rumeur et ses effluves.

On peut donc survoler ces pages si l'on goûte les photographies aériennes. On peut aussi prendre le temps de faire sienne chaque phrase : aucune ne fut écrite au fil de la plume, même si l'auteur se trouvait plongé dans un dévidement indéfini ; toutes furent comme sécrétées par le grand corps océanique, le scribe se bornant à consigner chacune furtivement, comme chose qu'il eût dérobée au protagoniste !

Selon les jours, les heures, le propos de la mer ressortit tantôt à la poésie héroïque, tantôt, par étale de marée basse, à l'intimiste quand prévalent les susurrements d'interstices de sable supant les mailles de l'écume ; mais toujours, il revient à l'homme de traduire en langage distinct, fermement articulé, le marmonnement marin. Ce qui est affirmer la primauté de l'esprit et faire pièce au désordre, à la confusion, à l'informe, qu'il s'agisse d'inintelligibles proférations, péremptoires à souhait, ou du murmure d'une foule oisive sous les feuillages d'un parc à la Watteau.

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Parfois, l'esprit, harassé de déchiffrer puis de transcrire en termes clairs une logorrhée brouillonne et intarissable, a tenté de mimer le soliloque décousu de l'Élément. Foin des phrases conformes à la syntaxe, à la logique, à l'harmonie ! Accueillons, à l'instar de ce que nous entendons, le tout-venant du flux mental ; épousons au plus près les foucades du flot, la versatilité des formes, en rompant le langage et en en dispersant les bribes.

On trouvera, dans l'ouvrage, quelques essais de monologues intérieurs qui voudraient, d'autre façon, suggérer le papillotement sensoriel, la dissociation mentale, auxquels l'océan nous soumet. Eux, s'accommodent assez d'une lecture qui les effleure et se borne à reconnaître les mots qui surnagent entre deux suspens de l'esprit. (N'est pas crédible, en effet, un monologue tel celui qui clôt l'Ulysse de Joyce, où, sur des dizaines de pages, s'enchaînent les mots sans une pause.) Aussi faut-il tenir ces monologues intérieurs comme une approche de ce que devient la pensée en présence de l'Océan. D'un coup distraite, disjointe de vous, ajourée, dépenaillée, asservie, elle en est tôt réduite à des balbutiements. S'il est des majestés écrasantes mais muettes qui lui laissent des chances, celle qui vous assaille sur un rivage océanique émacie l'être et quasi le rature.

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Les pages du volume dites « éblouies » (par la clarté du large) furent composées à quelque distance, comme on se tiendrait hors de portée de l'adversaire. Parce que, de surcroît, elles sont d'un terrien pour un moment dépris des maléfices marins, je les vois assez lues sous la lampe – dont on sait comme le monde est grand à sa clarté. Et dans la quiétude d'une maison qui n'aurait pas vue sur la mer.

– « Voulez-vous dire que la chronique, elle, pourrait être lue face à l'Océan ?

– Je m'en garderai bien ! Quel livre, au demeurant, mis en présence de cette tour de Babel en flammes, ne verrait dans l'instant ses pages convulsées, noircies, éparpillées, comme il advient, à la fin du film de Pabst, de la bibliothèque de don Quichotte ? Il n'est de création humaine qui ne devienne fétu de paille, poignée de balle d'avoine, confrontée au hourvari visuel, à la droite clameur, qui font de nous une guenille, à peine sommes-nous au bord d'une falaise. Et quelle attention, quels suffrages attendre d'une foule d'arènes combles, d'un espace bondé de hargne ? »

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Je serai lu comme je le souhaite si l'on perçoit que ce livre fut écrit à mon corps défendant et qu'il n'est de page qui ne l'ait été en état… d'imminence : quelque chose n'allait pas manquer de survenir, d'un instant à l'autre ; un éclair allait jaillir, propre à jeter bas mes certitudes les mieux cautionnées par mes sens, ce qui me permettrait d'affirmer, après tel « passant considérable » : « Et j'ai vu ce que l'homme a cru voir. »

Pourtant, parvenu au terme de son effort, l'auteur doit en convenir : nul secret ne lui fut révélé ; aussi jugerait-il vaine sa tentative, s'il n'aspirait à rien tant qu'à voir son livre soutenir une nuque féminine quand l'été, la chaleur réverbérée par la plage fait d'elle une cassolette où l'ambre gris s'allège de l'odeur du pain de seigle qu'on défourne.

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* Encore, encore la mer, Les Belles Lettres, collection Encre marine.

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Les vrais lecteurs sont ceux qui composent avec le livre et sur le livre. Car aucun écrivain ne fournit un ciel tout fait : il place seulement l'échelle céleste qui s'élève de la belle terre.

Novalis

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Quand j'ai perdu l'usage de mes yeux, ce m'était un réconfort de penser qu'il y avait si peu de vrais livres, que j'aurais pu aisément trouver quelqu'un pour me les lire tous.

Emily Dickinson

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La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec des livres lus de la veille.

Chamfort

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La littérature, c'est une chose qu'on éprouve quand on prend un texte et qu'on commence à le lire, et qu'on ressent physiquement comme la proximité de la mer.

Jean-Louis Borgès

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Dans la poésie, l'élan vital du langage est dans cesse renouvelé. En lisant les poètes, on a mille occasions de vivre en un langage jeune.

Gaston Bachelard

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C'était en lisant des poètes que je me sentais en belle vie.

Gaston Bachelard

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Assurément, je sais écrire, mais je n'ai pas envie d'avoir pour lecteurs des gens dont je ne voudrais pas pour amis.

Jacques Chardonne

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J'aime mieux être lu plusieurs fois par un seul qu'une seule fois par plusieurs.

Paul Valéry

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L'amoureuse :

Puisses-tu trouver en moi tes rives, quand tu es, homme aux yeux d'enfant, telles ces étendues d'eau indécises, en quête d'un sens, d'une pente…

Et puis le rivage même quand, las de vaguer, tu as soif d'accoster.

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L'amoureux :

Je sais l'horizon de mer. Énigmatique, infléchissable. Qu'on me laisse lui préférer, avec ses sinuosités d'accolade, la ligne de tes épaules.

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François Solesmes, Les Murmures de l'Amour, Éditions Encre marine.

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jeudi

15 mai

Sous le titre, emprunté à Paul Claudel, de Encore, encore la mer !... paraît, à la fin de ce mois*, une grande partie de mes écrits sur l'Océan qui demeuraient jusqu'ici inédits.

Mais si volumineux que soit l'ouvrage, il n'a pu recueillir maintes notes éparses que m'inspira l'élément primordial. En voici quelques-unes en guise de préambule.

* éditions Les Belles Lettres , collection Encre marine

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Je sors et longe par temps calme, la mer en sourdine, la plage quasi déserte, et j'ai tout de suite la sensation d'une vacance, d'une dérobade du réel et, par voie de conséquence, d'une étrange émancipation du corps – lequel, bras ballants, ne rencontre pas de résistance, fût-ce d'une rambarde. La vacance de l'âme s'ensuivant, comme si le monde était privé de pente et que nul dessein n'y fût plus concevable.

Un sentiment d'insolite vous en vient, mais plus encore d'alacrité : qu'il est donc aisé d'exister ici ! Que la vie qu'on vous y prodigue sans effort est ample ! … Et d'oublier que demain l'espace vous inclura dans sa muraille de verre ; que la rumeur vous bâillonnera d'une étoupe indéfinie, sans interstice.

L'océan n'est souvent, au long de mes journées de travail, qu'un fond sonore plus ou moins instant, parfois égal, parfois chaotique (ou cahoteux). À peine si je soulève, certains jours, un coin du rideau pour m'assurer, selon l'intensité de la lumière, que non, il n'est pas fréquentable, ou au contraire qu'il est le gisement où le beau temps pressenti – et d'abord par le brouhaha des baigneurs – puise ses forces et ses couleurs.

Mais quand, au soir, je descends pour ma promenade à pas vifs, à peine ai-je tourné le coin de l'immeuble, que me voici saisi aux manches de chemise, aux jambes de pantalon. Saisi, appréhendé par une foule invisible qui converge vers moi et entend bien me faire une conduite de Grenoble.

On peut, sur ces bords, se retrancher derrière des murs et des fenêtres ; mais que l'on quitte le refuge, et l'on doit convenir que l'espace, ici, est surpeuplé jusqu'à la cohue.

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Je souris toujours en voyant les gens se diriger vers la mer, s'accouder à la rambarde, quand il y en a une, et bientôt se détourner et repartir.

Sans doute se sont-ils avisés qu'ils n'avaient pas de paroles pour la saluer décemment – et les voilà penauds, voire un peu humiliés du dédain qu'elle affiche. Outre qu'elle en a vu d'autres, comme on dit, elle entend bien garder ses distances.

De toute façon, et cela aussi les déconcerte, comment auraient-ils pu placer un mot ? Son soliloque de personne qui discourt (ou jargonne) toute seule tout en déambulant, n'offre aucun interstice. Certains se protègent par « un rideau de fumée » ; elle, c'est par un rideau de paroles.

J'ai parfois pensé que si elle se taisait tout à fait, fût-ce un instant, on pourrait surprendre un peu plus que son apparence, mais on la dirait sans cesse sur ses gardes. On ne saurait donc compter sur une faille, dans sa vigilance : elle affecte de vous ignorer, mais elle vous a éventé à la seconde où son horizon vous cinglait les yeux – « ô sabre de Strogoff !... » dit Saint-John Perse.

Je me souviens des curieux, venus du continent passer une demi-journée à l'île de Sein. Je revois leurs évolutions qui tenaient du ballet et plus sûrement des déplacements de l'ours en sa cage : ils allaient d'un point à l'autre de la côte afin de voir, j'imagine, si elle y était plus traitable, et sans doute aussi, obscurément, s'il n'y aurait pas là une issue.

Si bien que lorsqu'ils réembarquaient, à 16 heures, on les sentait à la fois frustrés (s'être donné du mal pour un lieu où il n'y a rien à voir), et grandement soulagés, en gens qui l'ont échappé belle.

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19 heures. Jamais la clarté du vent de mer n'est plus patente que sur ces bords, quand, furieusement aiguillonné dirait-on, il doit, avant de gagner les terres, s'arracher à la verticale du fond de la haute cuve de l'espace ; quand la lourde flaque incandescente que l'heure fait laquée, étincelante, paraît vouloir décoller avec lui.

Une levée en masse d'ongles acérés, ou mieux, des angles dièdres du quartz hyalin.

D'où vient le malaise que me donnent l'étang, la rivière, le fleuve – les eaux douces (doucereuses ?), quand que je ne me lasse pas de contempler l'étendue marine ?

On ne fait pas face à un étang, tout de sournoiserie scellée. À l'océan, si, qui pourtant vous abattrait d'une chiquenaude. Et que de fois, en sa présence, j'eus la sensation d'une pesée dont l'esprit ne sortait pas toujours humilié !

On longe moins une rivière qu'on n'est longé par elle. Anguille écorchée vive, tête tranchée, mais qui s'esquive, elle est ce qui glisse en silence au sein de soi. L'océan, lui, se prodigue ou se retire, mais ne se dérobe pas à qui suit son rivage. Et puis – est-ce la densité de l'eau marine ? ses mouvements qui feraient d'un lait, du beurre ? – j'ai, devant les vagues, une telle sensation la consistance qu'on devrait pouvoir, me semble-t-il, s'avancer en ce… labour sans s'enfoncer.

Comment peut-on choisir de vivre auprès d'un cours d'eau ? N'est-ce pas assez du fil des nuages, des brises et des vents, des saisons au jardin, pour nous rappeler que nous sommes des passants ?

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En ce soir de grande marée, l'odor di femina envahit l'espace, atteint et tapisse en nous les plus infimes et profonds diverticules. L'odeur en migration nous rencontre – et nous faisons office de filtre !

Suis-je le seul à voir, debout sur l'étendue des eaux, une légion de filles dont le vent de mer retrousse la robe (à volants) pour s'insinuer entre leurs cuisses ?

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Mer forte. Cela veut dire que le flot qui s'étage sur la proche moitié de l'étendue visible, la lumière de l'écume, le vent frais et roide – font assaut de vitesse.

Elle était hier languide, ordonnée comme une peupleraie. Le regard quêtait sa lèvre lasse au balbutiement machinal de vieille femme.

De quoi rêva-t-elle ? Quels signaux reçut-elle pendant que nous dormions ? La voilà dans l'urgence, soutenue, extrême, et les airs en vibrent, encombrés, et qui suffisent à peine à contenir tout ce qui se rue vers le rivage. Au vrai, elle renfonce l'espace, enfonce ses positions, comble le golfe de clarté.

Elle se montre, en ses tempêtes, irascible, échevelée, démente. Elle est, aujourd'hui, de part en part, instante ; toute sa vigueur orientée, convergeant en une pointe mousse aux dimensions du ciel.

Elle est expiration d'un trait, à peine tressautante ; mais je suis sans doute le seul, parmi ceux qui l'entendent à cette heure, à percevoir ce qu'il entre d'aspiration dans la rumeur. Ce grand être aspire à l'expansion, certes, mais j'y discerne encore l'appel de l'Assoiffée de témoignages : « Qu'on vienne me voir, affranchie de la pesanteur, conquérante, victorieuse de mes bornes, et qu'on publie mes fastes à voix enfin intelligible et non plus par cette rumeur… abstruse. »

Il y eut un temps où de pareils accents me jetaient dehors, toutes affaires cessantes, tous attachements négligés, avec mauvaise conscience : j'étais en retard, j'avais laissé passer l'instant inouï où elle s'était livrée, entière, dans ses arcanes, pour la première et dernière fois. Par ma négligence, un secret s'était à jamais perdu, que son langage prolixe, confus, avait depuis irrémédiablement brouillé. (Pour un peu, j'aurais cru devoir désormais compte à l'humanité de ma négligence !...)

Mais pourquoi descendrais-je ? Pour l'essentiel, elle est telle ces gens qui « en auraient trop à dire », si bien qu'ils vous parlent d'autre chose.

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Toujours, je m'étonne de la fascination qu'exerce, sur le grand nombre, un paysage sans pittoresque, une simple étendue dont les lignes qui la trament, la treillissent, se raturent, se défont incessamment. Ce qui fait, de la mer, un paysage abstrait, sonore autant et plus que visuel.

Ce doit être la fascination du Rien en tous ses états ; un Rien, au vrai, immense, énorme, souvent tonitruant ; parfois encore comme à bout de souffle. (Ce qu'on entend, alors, c'est, indéfini, un « dernier soupir ».)

Alors, appuyé à un garde-corps réel ou virtuel, on se tient au bord de l'abîme déroulé sous nos yeux, si présent, de surcroît, dans la rumeur. On y demeure un temps, pris, englué, dans un lent bercement dont la monotonie rend gourdes nos pensées, mesurées nos afflictions.

On a vu la mer !

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Volontiers sévère pour ceux qui, venus « voir la mer », se plantent une minute devant elle puis lui tournent le dos – je voudrais faire amende honorable.

Je me suis avancé tout à l'heure vers le rivage (en traversant – à pied sec ! – le fleuve d'un vent littoral si déterminé, qu'il doit faire, emporté par son élan, le tour du globe sans reprendre haleine, et donc se mordre la queue), et j'ai considéré ce qui affluait par ce temps de grandes marées.

J'ai un visage, l'océan foisonne de museaux ; j'ai une voix et sans portée, il pullule de lèvres, de gosiers, de larynx (dont on voit les cartilages), de lobes de poumon ; le ciel pour voûte palatale… Ce qui n'est pas de jeu, comme on dit, quand la partie est par trop inégale.

Je me suis tenu un moment sur le bord, en homme qui s'avise qu'il ne sait quoi dire à celui qu'il souhaitait pourtant rencontrer ; conscient, de surcroît, d'être toisé par celui-ci, ou plus sûrement ignoré de lui – et je me suis retiré, penaud, laissant la place, l'espace, la durée même, à Qui règne ici, de droit divin, en monarque absolu.

Si j'ai pu écrire sur l'océan – ou plutôt contre lui –, ce fut toujours à mon corps défendant, au prix d'un guet indéfini, avec un sentiment constant d'humiliation. Je me promets donc de ne plus dauber sur ceux qui désertent, face à un tel adversaire ou qui, en sa présence, demeurent hébétés, ahuris, parce qu'à l'instant… où ils se tournèrent vers le large, ils se sentirent décervelés.

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Il est, sur les continents, maints « points sublimes » parfois dotés de garde-fous afin qu'on puisse commodément contempler le panorama, sans crainte de tomber dans l'éventuel précipice qu'on a à ses pieds.

Je vois assez l'océan comme un paysage qui appellerait, tout au long des côtes, une rambarde où s'appuieraient les jeunes filles et les jeunes femmes riveraines, ainsi que celles de l'arrière-pays : elles viendraient là regarder leur milieu natal – ô Aphrodite ! ; elles y trouveraient l'image même de cet Ailleurs vers quoi la médiocrité de leur présent les oriente en secret.

Une rambarde, donc. Quant à la table d'orientation, l'étendue marine en tient lieu à merveille.

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Par la piste qui longe le rivage, je remonte le vent de nord-ouest. Quel autre qu'un vent marin qui n'a pas rencontré d'obstacle pour le distraire ou l'irriter, ferait de mon visage une aussi parfaite figure de proue, comme si, esquif, j'avais mis, au plus droit, le cap sur le large ? Sur un tel vent qui progresse selon un unique glissé, peut vous donner, en évasant vos joues, en massant vos pommettes, la sensation de l'indéfini. Ayant passé sur la Beauce, sur une steppe, il n'aurait pas ce cours puissant, inflexible que lui donne l'étendue vernissée franchie à fleur de crêtes d'eau – où s'effiler ; il ne donnerait pas de sentiment de venir d'aussi loin, d'avoir déjà fait le tour du globe. D'être, invisible, tel que l'un des anneaux de Saturne.

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Parmi tous les tableaux marins, celui-ci mériterait bien une page : dans les après-midi d'été, l'interminable ferrade de l'océan par le soleil.

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La télévision nous convie à admirer, des fenêtres de châteaux, de demeures princières, l'ordonnance de parcs et de terrasses, la profusion de jardins édéniques.

Je n'envie pas leurs possesseurs : j'eus, chaque été sous les yeux, durant un demi-siècle, le parc le plus luxuriant du monde, le plus riche en fourrés et labyrinthes, allées, et pièces d'eau. Indistincts, le parc et l'esplanade.

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Images de la mer

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La mer, la mer immense, tumultueuse et verte. (Charles Baudelaire)

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Océan : ciel à l'envers. (Saint-pol-Roux)

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L'inconsolable mer se débat enchaînée. (Théodore de Banville)

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La mer est la nuit liquide qui rugit. (Victor Hugo)

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Je suis l'écharpe bleue entourant la peau brune / Du monde. (Pierre Loüys)

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La mer, comme le tigre a sous le ciel profond, une peau de lumière avec des taches d'ombre.

(Victor Hugo)

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Les flots sans se lasser vannent des sacs d'étoiles. (Pierre Reverdy)

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Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent. (Victor Hugo)

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Murmures...

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L'amoureuse :

Rappelle-toi ce jour marin déchirant de beauté, qui fit de toi un petit garçon inconsolable. Je t'ai de mon mieux apaisé, forte et glorieuse soudain de ma raison d'être, et puisant ma tendresse à même le versant vaste et nu, tout ruisselant de liesse ; mais je ne saurais dire où se tenait l'exaltation la plus vive.

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L'amoureux :

Il est des jours où je dois te disputer à l'océan – sans toujours y parvenir. C'est affaire de bouche emplie de rumeur, de regard occulté, d'odorat brouillé, de toucher sans franchise. Alors, quand tu es, de surcroît, toute caparaçonnée de soleil déposé…

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François Solesmes, Les Murmures de l'Amour, Éditions Encre marine.

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vendredi

1er mai

Sur une biographie

Nos contemporains, auxquels la production littéraire de ce temps donne peu d'occasions de saluer un authentique chef-d'œuvre, auraient-ils la nostalgie des grandes figures du siècle dernier ? Il n'est de phares, dans les Lettres d'alors, qui n'ait fait l'objet, ces dernières années, de monumentales biographies* dont la plupart ont rang de création par l'ampleur et la précision des informations, la finesse du trait, la connaissance intime que l'auteur a de son modèle.

Les faiblesses du personnage ne sont pas occultées, mais l'on sent bien que le biographe a fait sienne la réponse de Proust à la question : « Pour quelles fautes avez-vous le plus d'indulgence ? – Pour les défauts des grands hommes. »

à l'évidence, si on a consacré à un auteur jusqu'à trente ans de sa vie, c'est qu'on goûte son œuvre et qu'on estime assez l'homme pour refuser de le juger, de l'abaisser. Mieux : il s'agit de nous le rendre proche et, de fait, c'est un Valéry humain, vulnérable à l'excès et si attachant qu'un Michel Jarrety nous a révélé par son labeur et son empathie.

Il est des biographies exemplaires, rayonnantes de scrupules et de probité.

Il en est aussi quelques-unes de chafouines où, tout en se donnant benoîtement les gants de dire enfin le vrai, on assouvit, par les moyens les plus misérables, l'exécration qu'on porte à l'auteur. Celle qu'un certain Olivier Todd a consacré à André Malraux est un modèle du genre. Qu'elle ait été encensée par une partie de la critique ne saurait étonner : le personnage ayant, par sa stature, humilié tous les médiocres. Bien que l'ouvrage soit paru en 2006 , je ne crois pas inutile de reprendre ici les pages que sa lecture – attentive – m'avait inspirées.

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* Gérald Antoine, Paul Claudel ou l'enfer du génie, Ed. Robert Laffont, 1988 ; Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Gallimard, 1996; Claude Arnaud, Jean Cocteau, Gallimard 2003; Jacques Body, Jean Giraudoux, Gallimard, 2004 ; Renaud Meltz, Alexis Léger dit Saint-John Perse, Flammarion, 2008 ; Michel Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008; Jean-Luc Barré, François Mauriac, Biographie intime I, Fayard, 2009.

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biographie d'André Malraux par Olivier Todd

[ Biographies nrf Gallimard 2002 ]

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« Qu'est-ce qu'un homme ? Un misérable petit tas de secrets… » Olivier Todd aurait pu placer la célèbre définition de Malraux en épigraphe de sa biographie, car il ne s'agit de rien de moins, pour lui, que de révéler tous les secrets de l'écrivain, et jusqu'aux plus intimes ; de faire un recensement exhaustif de ses omissions et de ses mensonges – voire de ses impostures ; de dénoncer tous les infléchissements, tous les travestissements de faits auxquels il s'est livré dans ses écrits comme dans ses propos ; en bref, de soumettre cette destinée à la lumière la plus crue.

Si bien qu'au terme de l'entreprise, il ne devrait plus rien subsister, en toute rigueur, de l'homme Malraux et, partant, de l'écrivain puisque son œuvre, dès lors, ne peut que nous apparaître frappée d'inauthenticité.

Quand on nourrit pareil projet, on se doit de présenter ses références, et il nous serait bien utile de connaître quelques-uns des « secrets » de M.Todd, même si le portrait du biographe ne cessera de s'esquisser devant le lecteur. Journaliste – ce qui assure à vos productions l'audience qu'elles méritent nécessairement –, M.Todd est aussi l'auteur de romans que j'avoue ignorer, de reportages, de récits, ainsi que d'un essai, Une légère gueule de bois, que je n'eus non plus l'occasion de parcourir. Mais le renom du biographe, du moins, était venu jusqu'à moi. Successivement Giscard d'Estaing, Jacques Brel – sa syntaxe approximative et sa véhémence à vide –, Albert Camus, furent inventoriés par M.Todd dont on saluera en passant l'éclectisme. Au demeurant, quand on n'est pas né porteur d'une grande œuvre, possédé par elle, autant attacher son nom, par le biais de la biographie et de toutes les bibliographies futures, à des célébrités d'hier et d'aujourd'hui. Il ne faut, pour « réussir » dans le genre, qu'une longue patience (à cela près qu'elle n'est pas « génie », celle-là), une âme de détective (le terme de sbire, ainsi que tous ses synonymes, risquerait de contrister l'intéressé), de l'entregent et, bien sûr, une lorgnette à petit bout. A parcourir la liste des 200 personnes remerciées, les 60 pages de notes, la bibliographie modestement qualifiée de sélective, on ne doute pas du travail de bénédictin auquel s'est livré l'auteur. Les témoignages recueillis, les correspondances et les archives consultées, se présentant comme autant de garants de l'étendue et de la qualité de l'information. En un mot, un ouvrage de… chartiste attend le lecteur.

Celui-ci en est d'autant plus convaincu, que l'auteur a multiplié les protestations d'objectivité : « … un biographe n'a pas à juger, mais à présenter les faits », déclare-t-il dans le Bulletin des Editions Gallimard de mars-avril 2001. Cependant qu'il écrit, dans la préface de son livre : « S'attaquer à la biographie d'un écrivain ne signifie pas attaquer sa vie ou ses œuvres. […] Dans chaque biographe, se débat un policier amoureux, parfois jaloux, parfois comblé, émerveillé, abasourdi – pris, dépris, repris par ses incertitudes. Avec scepticisme, sans cynisme, il faut soulever toutes les questions. »[1] Propos bien rassurant malgré les flottements de la pensée : de quoi un tel policier peut-il bien être jaloux ? Qu'est-ce, au juste, en biographie, que soulever une question avec cynisme ?

La lecture attentive du chapitre 31 « Mao, Mémoires, "Antimémoires" », particulièrement riche en… dénonciations de diverses sortes, nous éclairera sur la méthode du biographe. (Au vrai, il n'est de chapitre de l'ouvrage qui ne nous instruirait à cet égard.)

Un certain ton, lequel induit un vocabulaire particulier, frappe dès l'abord. Sur les conseils de ses médecins, Malraux s'est embarqué sur le Cambodge à destination de l'Extrême-Orient. Un écrivain, à bord, …écrirait, composerait, rédigerait. Malraux, lui, « scribouille dans sa cabine ou sur le pont »[2] et l'on se dit que M.Todd devrait bien avoir un peu de charité pour qui n'a pas son style (souverain).

Au Caire, Malraux fait part à son compagnon de voyage, Beuret, de son intention d'écrire des « espèces de Mémoires ». Telle serait à peu près la relation qu'un biographe sans esprit en donnerait. Mais de l'esprit, M.Todd en a à revendre ; aussi écrit-il : « Malraux et Beuret se rendent au Caire. A grandes décisions, lieux appropriés : au pied de la pyramide de Chéops – du bas de cette pyramide, je me contemple –, Malraux fait part à Beuret de son intention d'écrire des "espèces de Mémoires ". Il n'a pas décidé du titre. »[3] Voilà qui vous a une autre allure ; voilà surtout de quoi nous suggérer le parallèle Bonaparte-Malraux, et leur commun orgueil, leur semblable goût du théâtral.

Parvenu à Pékin, l'écrivain rencontre, à l'ambassade de France, le diplomate Jacques Guillermaz « diplômé de l'École des langues orientales, lui […] »[4]. M.Todd fait peu de crédit à la mémoire de son lecteur ; il ne cessera donc, tout au long, par incises, allusions, recours à tel mot de dérision (comme Coronel, lié au grade de Malraux pendant la guerre d'Espagne) – de veiller à ce que nous ayons continûment à la pensée la totalité des mensonges déjà dénoncés. Nous allions oublier que Malraux laissa entendre, à tort, qu'il était diplômé de cette prestigieuse école. Par un lui opportun, le biographe va, d'une part nous rappeler l'imposture de son modèle, et de l'autre souligner combien la connaissance de la Chine que possède Malraux pèse peu face à celle du « meilleur sinologue de l'ambassade de France ». C'est là savoir écrire ! Et pour ce qui est de lire entre les lignes, M.Todd y excelle : « Guillermaz, écrit-il, goûte "à moitié" (c'est-à-dire pas du tout), certaines formules de Malraux […] »[5] Qui dira les vertus d'une simple parenthèse ?…

A l'ambassade, Malraux, qui a sollicité de Mao une entrevue, « écoute Paye [l'ambassadeur]. Il attend, s'agite, s'impatiente : aucun fastueux et ennuyeux banquet d'habitude réservé aux Grands Invités n'est prévu en son honneur. » Le lecteur curieux – il y en a – cherche à savoir ce qui permet au biographe de nous donner ainsi les états d'âme, les humeurs de l'écrivain. Aucune référence ne nous est fournie, et M.Paye ne figure pas dans la liste des personnes interrogées. « L'ambassadeur Paye raconte sa rencontre avec Mao, l'année précédente […]»[6] Qu'il ait adressé alors au Quai une dépêche évoquant cette entrevue, autorise-t-il le biographe à affirmer qu'il a relaté celle-ci à Malraux? Sans doute l'a-t-il fait, mais le « sans doute » manque. N'y aurait-il pas quelque danger, pour un biographe, à être aussi romancier ?

Quant à l'entrevue elle-même, Malraux a prétendu qu'elle avait duré trois heures. Tout au plus une heure, rectifie le biographe, lequel a fait ses comptes : « On doit comparer, écrit-il, les vingt-six pages imprimées des Antimémoires aux huit feuillets dactylographiés rendant compte du sommet Malraux-Mao[7] pour voir l'artisan des mots et des phrases au travail. »[8] Rien de tel que le rapprochement de ces deux chiffres – 26 et 8 – pour suggérer au lecteur à quelle amplification des propos échangés Malraux s'est livré ; combien, en d'autres termes, il a « romancé » le dialogue.

C'est pour le moins une bien étrange comptabilité, car dans l'édition originale des Antimémoires (l'achevé d'imprimer étant du 16 octobre 1967), l'évocation de l'entrevue de Pékin occupe les pages 494 à 508, desquelles il faut retrancher les descriptions, précisions, réflexions, souvenirs. Soit, pour les dialogues rapportés, à peine neuf pages.

Malraux n'a pas seulement brodé, affabulé sans retenue ( ainsi que le prouvent les chiffres !), il a – faute capitale chez un homme comme lui – gravement manqué de discernement face au tyran : « On ne saurait, alors, demander à Malraux d'avoir prévu en détail la Grande Révolution culturelle prolétarienne qui fera vingt millions de morts. On peut lui reprocher d'avoir été insensible aux rares messages émis, aux quelques clignotements pendant l'entretien avec le dictateur en perte de vitesse. Pourquoi ce manque de perspicacité d'un homme intelligent ? »[9] M.Todd, qui n'est dupe de rien, lui, a une explication toute simple : « En partie parce qu'il se préoccupe d'abord de son image face à Mao. » « En partie » et même en tout, puisqu'aucune autre raison d'un tel aveuglement ne nous sera fournie.

Ce n'est pas le très sagace biographe qui s'y serait trompé malgré la... rareté des « messages émis », les quelques « clignotements » susdits. (Au total : deux !) Si M.Todd qui n'a pas, lui, le souci de son image, avait entendu Mao interrogé sur « le but de la prochaine étape dans la lutte contre le révisionnisme », lui répondre tout de go : « Mais ce sera la lutte contre le révisionnisme », il en aurait aussitôt déduit les errements sanglants de la Révolution culturelle, et sa religion eût été faite en entendant son interlocuteur déclarer : « Nous avons une couche socialiste qui voudrait suivre la voie révisionniste. Le problème est de savoir comment la traiter… une partie des écrivains sont idéologiquement opposés au marxisme. Des contradictions existent certainement. »

Il n'est personne d'intelligent, à moins d'être infatué de soi, qui n'aurait déduit de ces propos non certes le… « détail » de la Grande Révolution mais… l'ensemble. L'incomparable discernement a posteriori de M.Todd lui permet d'écrire, en 2001 : « Sans que Malraux s'en aperçoive, sur-le-champ ou après, Mao laisse entendre que de grands événements se préparent. »[10] La France ne sait pas quel diplomate un tel biographe eût été !

De retour à Paris, « devant les ministres, Malraux fait des gammes. »[11] (Et le lecteur d'admirer la richesse de la langue de M.Todd en un certain registre.) « Malraux paraphrase de Gaulle devant de Gaulle impassible [M.Todd était sans doute présent] et indulgent. » [Comme Dieu – qui n'est pas romancier, lui – M.Todd sonde les reins et les cœurs.]

Le biographe s'étonne que Malraux laisse « en partie publier avec une admirable candeur ou insouciance ( les sténotypies française et chinoise de l'entrevue], démontrant un peu sa bonne foi, beaucoup son manque d'intérêt pour la vérité, et sa passion pour les houles du langage. »[12] Et si c'était d'abord un incommensurable mépris des folliculaires et de leurs comptes d'épicier ?

Parmi les reproches récurrents faits à Malraux par M.Todd, celui d'être entré tardivement, malgré ses dires, dans la Résistance n'est pas le moindre. L'écrivain a mené, en 1925 et 1926, en Indochine, un combat anti-colonialiste par le biais de son journal « L'Indochine enchaînée » ; il a participé, entre les deux guerres, à la lutte des intellectuels contre le fascisme ; en 1936, il a combattu (quoique bien moins qu'il ne l'a dit, son biographe nous le « démontre », aux côtés des républicains espagnols ; classé dans le service auxiliaire depuis 1929, il a fait la campagne de 1940 dans les chars (mais il est vrai qu'il s'est agi de simples « escarmouches »[13] ; il a, au début de l'Occupation la responsabilité d'une famille ; il est repris par le… démon de l'écriture (ce que devrait comprendre un polygraphe patenté, mais sans doute y a-t-il, en ce domaine, démon et petits diables)… n'importe : M.Todd, qui doit avoir de fameux états de service, est formel : Malraux se devait d'être un résistant de la première heure. Songez qu'il est pressenti par un Louis Martin-Chauffier puis par « deux professeurs-auteurs, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir »[14]. Et voilà, certes, s'agissant des deux derniers, des références : quand on a lu l'ouvrage de Gilbert Joseph[15], on se demande comment Malraux a pu résister à des… résistants aussi convaincus.

Non seulement Malraux se dérobe alors mais, en faussaire-né qu'il est, il laissera entendre plus tard qu'il entra dans la clandestinité bien avant mars 1944.

Analysant les Antimémoires, M.Todd relève donc l'imposture : « Une fois pour toutes, Malraux s'installe dans l'idée "qu'en novembre 1940 il avait écrit au général de Gaulle". Il se coupe ; alors il émergeait à peine de son état de prisonnier de guerre. Ici, il n'est plus question d'une femme qui aurait avalé sa lettre à de Gaulle en 1941 ou 1942. »[16]

M.Todd aurait-il lu superficiellement les Antimémoires ? Ce serait lui faire injure que de le croire. Pourquoi alors feint-il d'ignorer la note des pages 141-142, quasi la seule de l'ouvrage ? Malraux y déclare avoir reçu, en cette année 1967 où paraît son livre, une lettre de M.Bénédite, directeur de la Guilde internationale du Disque, lui rappelant en quelles circonstances Mme Bénédite, alors secrétaire de Varian Fry[17], arrêtée par la police, mangea la lettre que Malraux avait confiée à celui-ci pour être remise au général de Gaulle.[18]

Si M.Bénédite et sa femme sont toujours vivants, il est regrettable que le biographe n'ait pas jugé bon de les interroger. Puisque l'auteur de la lettre était de ce monde en 1967 et qu'il a sûrement lu les Antimémoires, peut-on imaginer que Malraux se soit laissé aller à rédiger et publier une lettre apocryphe qui pouvait être dénoncée par son auteur prétendu ? Par ailleurs, cette lettre a paru assez importante à l'écrivain pour être citée ; aussi est-il peu vraisemblable qu'il l'ait détruite. Comme on voudrait donc lire, dans les notes de la biographie : « Malgré toutes nos recherches, nous n'avons pu trouver, au fonds Doucet, la lettre citée. » Mais dès lors que la cause est entendue…

Pour juger équitablement les écrits sur l'art de Malraux, il serait souhaitable de posséder sa culture, son sens des perspectives, son empathie… M.Todd qui a, d'évidence, ces qualités préfère néanmoins se retrancher derrière les avis des spécialistes, en l'occurrence des historiens d'art qui font autorité en leur domaine – lequel peut être fort étroit, même si un Georges Duthuit, « spécialiste de l'art byzantin », grand pourfendeur du Musée imaginaire, est « ouvert aussi bien à Van Gogh qu'à Nicolas de Staël »[19].

Que ce spécialiste relève, dans les écrits sur l'art de Malraux, « ignorance », « négligence » ou « contrefaçon », « éjaculation passionnée », et ce, « avec une extrême violence polémique », précise le biographe, c'est là une telle aubaine qu'aucun des griefs articulés ne sera examiné. Et de citer encore Duthuit écrivant à son éditeur : « Je tiens pour particulièrement incompétents les savants qui n'ont aucun contact avec les objets, ni aucune intuition ( [je souligne], écrit M.Todd) avec l'art ; ils sont le plus grand nombre pour ne pas dire tous. »[20]

Une affirmation péremptoire que pouvait se permettre quelqu'un qui avait sans doute vu beaucoup plus de musées et de sites archéologiques que l'écrivain ! Et quant à l'intuition, (je souligne !), on sait combien Malraux en était dépourvu … Que tout cela est donc convaincant ! Aussi, quand on apprend par M.Todd, que M.Duthuit « souffrait de ne pas être accepté par les conservateurs de musée »[21], on ne peut que s'étonner : quoi ? des mérites aussi éminents à ce point méconnus ?

Déjà, dans le chapitre « Mao, Mémoires, "Antimémoires" », la description que fait Malraux du décor de l'entrevue permet au biographe d'écrire : « Description d'autant plus minutieuse que fausse. Les mythomanes ont toujours recours aux détails qui font vrai. » Le spécialiste consulté, Simon Leys, a en effet écrit « dans une lettre à l'auteur, 1999 : « Le terme "rouleau mandchou" [ employé par Malraux ] est une glorieuse ineptie malrucienne. L'usage de monter peintures et calligraphies en rouleaux prédate l'invasion mandchoue de près de mille ans – simplement "mandchou" est un beau mot sonore, et qui fait rêver. »[22] On ne saurait être plus catégorique. Le béotien, cependant, pense qu'il y aurait eu erreur manifeste si ledit usage datait d'après la dynastie ou s'il avait cessé avec l'avènement de celle-ci. Il se demande s'il n'y eut pas un style mandchou, identifiable par un œil aussi exercé que celui de Malraux… Mais il a tort : il faut croire les augures. Croire le spécialiste de Jeanne d'Arc à qui l'on soumettrait la version de Michelet ; croire le météorologue qui traiterait d'ineptie le vers d'Eluard : « L'étoile lourde du beau temps s'ouvre les veines. »[23]

Un autre critique, Ernst Hans Gombrich, sera lui aussi largement mis à contribution. Pour ce « spécialiste de la Renaissance », La Psychologie de l'art est une « saga romantique », et « le message de Malraux s'inspire de la critique expressionniste allemande dans l'Europe des années vingt […] » Il prend sa source dans « l'anxiété de la solitude " qui régnerait si l'art échouait… si chaque homme demeurait emmuré en lui-même" ».

Comment cela ne réjouirait-il pas un biographe à qui la métaphysique, qualifiée au passage de « dernière branche morte de la philosophie »[24], apparaît tout étrangère ?

Ainsi, se dit le lecteur, il ne s'est trouvé aucun critique d'art de quelque importance pour saluer Les Voix du silence, Le Musée imaginaire, La Métamorphose des dieux ? Si, mais il faut se reporter aux notes où sept lignes (face aux cinq pages réservées aux… témoins à charge) nous apprennent que « le directeur du Louvre, spécialiste de Chardin, Pierre Rosenberg, est heureux d'avoir feuilleté, à dix-sept ans, Les Voix du silence »[25]. Il en est heureux mais on sent bien qu'il n'en est pas fier ! A sa décharge : il n'a que « feuilleté » l'ouvrage et il n'avait que dix-sept ans. Autrement dit, un péché de jeunesse qui appelle l'indulgence. De même François Avril, « autre historien d'art », était-il « jeune » quand on lui offrit, préfacé par Malraux, le catalogue Les Manuscrits à peintures en France du XIIe siècle. « Plusieurs fois [au cours d'un entretien avec le biographe], François Avril se sert du mot "fulgurant" pour caractériser un texte de Malraux et son effet sur lui, jeune lecteur. »[26] (On espère pour lui qu'avec les années ses yeux se sont dessillés.)

François de Saint-Chéron, recensant l'ouvrage[27] déplore que M.Todd ait négligé les témoignages d'admiration d'un André Chastel, d'un Jean Leymarie ou de dom Angelico Surchamp ; mais c'est que le biographe n'a cure d'impartialité ; qu'il n'hésite pas à traiter le critique André Rousseaux de « fayot »[28] (le style est de l'homme, comme on sait !) pour avoir dénoncé, chez Duthuit, une « Malraux-phobie ». (Nous ne sommes pas loin, ici, du terrorisme intellectuel.)

Pierre Rosenberg et François Avril cités (en note) pour mémoire et avec condescendance (« On comprend que, dans le monde des historiens d'art, Malraux bénéficie parfois d'une sympathie critique amusée, voire attendrie »[29]) et les autres témoins à décharge ignorés, M.Todd a le champ libre, du haut de sa compétence notoire en la matière, de son goût souverain – qui nous valut une biographie de Jacques Brel –, pour anéantir les écrits sur l'art de son personnage : « On bute un peu partout sur des formules creuses dans des enchaînements télescopés »[30] (Qu'elles soient « creuses » pour le biographe, le lecteur veut bien le croire !) Ce ne sont que « truismes », ou « phrases à l'emporte-pièce », « rapprochements gratuits ». Et l'on se dit que M.Todd est trop bon de concéder que les « erreurs faciles » « voisinent parfois avec des remarques sensées et éclairantes »[31]. Parfois, et comme par inadvertance. L'élève Malraux aurait d'ailleurs tort de se réjouir de trouver, en marge de sa copie, une remarque indulgente car l'appréciation d'ensemble du professeur Todd est sans appel : « Aventure bouleversante, dérisoire, pétaradante, géniale, m'as-tu vu ou chimérique ? Malraux, l'auteur d'écrits sur les arts, drogué, surchauffé, survolté des mots, comme Sartre, écrit souvent plus vite qu'il ne pense. »[32] (Ici, le lecteur perçoit nettement le petit mouvement de menton du biographe, satisfait d'une si belle chute.)

Comme, dans ce chapitre consacré aux rapports de l'écrivain avec l'art, M.Todd ne se prive pas de planter maintes banderilles d'ordre politique dans les flancs de son… modèle, il serait bien étonnant que l'homme privé, même, trouvât grâce à ses yeux. Le lecteur, sur ce point non plus, ne sera pas déçu.

« Malraux a répandu des pelletées de sable sur le déroulement de sa vie privée. » [33] Sans doute parce qu'il estimait que la vie privée doit, par nature, échapper aux curiosités – en quoi il avait tort, et nous saurons, grâce à son biographe, tout ce que nous n'aurions osé demander. Grâce aussi, il faut le dire, aux femmes qui partagèrent la vie de l'auteur et que le prurit de l'écriture démangeait.

L'essentiel des tribulations du couple André et Clara Malraux était connu, mais non peut-être un fait qui suscite l'indignation de M.Todd : « Comment, fin 1940, André Malraux a-t-il pu ne pas donner à Clara l'autorisation de partir avec leur fille aux États-Unis, d'échapper à Vichy et aux nazis ? »[34] Et d'ajouter, en note : « Malraux ne s'expliquera jamais sur cette – je pèse mes mots – criminelle aberration. »[35] Pour que le lecteur tienne, lui aussi, ce refus pour « criminel », le biographe aurait dû lui expliquer pourquoi Clara, réfugiée à Toulouse, qui vivait depuis des années séparée de son mari, avait besoin de l'autorisation de celui-ci pour s'embarquer… Mais ce n'est là qu'une parenthèse et il est temps de se préoccuper de ce qui se passa dans les alcôves successives.

Déjà, Clara (celle qui retiendra toute sa vie une lettre du père à sa fille) nous avait donné, dans ses Mémoires, cette précision capitale, et d'abord pour la compréhension de l'œuvre : Malraux était… du matin. Ce que confirmera Josette Clotis dans son journal : « Il aime faire l'amour le matin. Il aime faire l'amour simplement. Puis il noue ses bras autour de mon corps, sa joue contre ma joue ; nous ne bougeons pas plus que deux brins d'herbe. »[36]

Un tel témoignage risquerait d'accréditer l'image d'un Malraux amant délicat. La conscience professionnelle de M.Todd lui prescrivit de ne pas s'en contenter. Aussi est-il en mesure d'écrire, (lui qui doit être un amant exemplaire, de quoi témoigneraient ses… femmes si on avait le bon goût de les interroger) : « Toutes les "partenaires" de Malraux n'apprécient pas l'écrivain de la même manière sur ce plan. » [37] D'ailleurs Josette Clotis elle-même ne parlait-elle pas des « étranges mœurs asiatiques de cet homme à la célèbre froideur, ce nerveux sanguinaire, ce démoniaque dont il n'est pas prouvé qu'il n'ait pas été un peu homosexuel. » [38] Par chance, sur ce dernier point, M.Todd peut nous rassurer :« A ce jour, rien ne le prouve. »[39] A ce jour… Mais avec un peu de chance…

En très scrupuleux biographe, M.Todd ne se contente d'ailleurs pas de nous coller l'œil au trou de serrure de la chambre : il nous donne accès à la couche même. Malraux, interrogé à Paris en 1937, prétendit avoir reçu une balle dans le bras pendant la guerre d'Espagne. Émule de Jean-Edern Hallier enquêtant, auprès des partenaires de M.Mitterand, sur les blessures dont il faisait état [40], M.Todd déclare, sans état d'âme : « "Avez-vous vu des cicatrices de blessures sur son corps ?", ai-je demandé à deux femmes très proches de Malraux en 1999. » Si le rédacteur en chef de « France-Dimanche » ou celui d'« Ici Paris » faisaient à M.Todd l'honneur de le lire, nul doute qu'ils se seraient empressés de porter à la connaissance de leurs lecteurs les témoignages recueillis : « Loyalement, une réponse, avec un sourire, fut :"Je n'ai pas regardé." L'autre : "Non." […] »[41]

Eu égard à l'extrême pudeur de l'écrivain, M.Todd, par sa délicatesse, apparaît bien comme le biographe idéal. Lequel, il faut en convenir, fut grandement aidé par les « veuves »[42]. Grâce à elles, et d'abord à la dernière, nous verrons l'écrivain en chaussons, dans l'ordinaire des jours, et nous saurons tout des petites intrigues amoureuses qui se nouèrent autour de lui, de ses goûts culinaires, de la réalité de sa maladie, des médicaments prescrits, et bien sûr d'une mort si commune – dans un lit ! –, qu'il faut souhaiter à son biographe, eu égard à ses états de service, « un décès plus héroïque »[43]. Si bien que le lecteur se convainc que Malraux aura décidément tout raté !… C.Q.F.D.

Il faut, pour nous donner un tel sentiment, s'agissant de l'auteur de L'Espoir et de la Psychologie de l'art, d'éminentes qualités dont, par chance, son biographe est richement pourvu. L'examen de sa méthode, de ses procédés, les mettra en lumière.

Un vocabulaire du dénigrement. On ferait tout un lexique du décri, de la dépréciation, et un autre non moins copieux de la raillerie, de la dérision ou de la goguenardise avec la biographie de M.Todd. Celui-ci, en remarquable auteur qu'il est, conçoit, compose, organise, rédige… Las ! Le « Grantécrivain », le « Granthomme »[44] , lui, n'a pas les dons littéraires de son biographe. Qu'on en juge : au cours d'un voyage en U.R.S.S., il « gribouille » des notes[45]; à bord du navire qui le conduit en Chine, « il scribouille dans sa cabine ou sur le pont »[46]; il « gribouille » derechef dans les marges de livres d'art[47], il « gribouille » encore et encore sur ses lettres et manuscrits « hippocampes, dyables et chats »[48], et si Le Corbusier meurt, le voilà qui « tricote » une oraison funèbre[49]. On conviendra qu'être à ce point privé de la grâce d'écrire, est une rare infortune !

(Il va de soi que chacun de ces termes fut choisi avec discernement – et, bien sûr, la sourde délectation d'une obscure revanche de lecteur et de polygraphe humiliés : pas un mot des ces 700 pages qui soit innocent.)

Le commentaire délibérément dépréciatif, mêlant le scepticisme à l'insinuation, la réticence au persiflage. Des exemples ? « Un dialogue s'instaure entre le Général et l'écrivain. Le premier paraissant envoûté par le second dès la première rencontre, ce qui est assez peu plausible . »[50] (Et l'on peut en croire un biographe qui, nous l'avons dit, sonde les reins et les cœurs comme personne.)

« Dans cette marmite [ les Antimémoires ] , tout bout, ses rêves farfelus et fous, de beaux éclats biographiques, silex ou or. »[51] (Fou, M.Todd ne l'est sûrement pas, lui. Il est même celui à qui on ne la fait pas.)

« Ludmilla Tcherina […] tourne autour de lui. Il s'en amuse : "Elle voudrait faire croire que je suis son amant. Or, je ne l'ai jamais embrassée, même pas sur la joue". Allez savoir. »[52] (Et nous d'invoquer le Basile du Barbier de Séville.)

« Je suis le dernier des romantiques », a déclaré Malraux à la Comtesse de Karolyi. Toujours soucieux d'éclairer son lecteur, son biographe, extra-lucide, ajoute : « On peut traduire : et le premier de mon siècle. »[53]

Le ressassement. M.Todd ne se contente pas de nous « démontrer » que Malraux ne fut pas le combattant – en Espagne, durant la « drôle de guerre, pendant la Résistance… – qu'il affirme avoir été, ni que l'interlocuteur de Mao a beaucoup fabulé : il n'est pas un de ses manquements à la vérité (aux yeux du biographe) qui ne nous sera dix fois rappelé par le biais d'une allusion, parfois d'un simple mot, comme en passant, et alors même que le chapitre est, en principe, consacré à un tout autre aspect de la vie de Malraux. Une réclame d'avant-guerre : « Enfoncez-vous bien ceci dans la tête… » court en filigrane du livre, et le policier Javert mit moins d'acharnement à traquer Jean Valjean que M.Todd n'en met à confondre l'écrivain. Le ressassement des faits devenant, dans l'écriture, redondance : ainsi Malraux fait-il preuve à l'égard de ses enfants « d'un égocentrisme enfantin, égoïste et narcissique ».[54] Un substantif et deux épithètes pour signifier la même chose, mais il s'agit encore et toujours d'enfoncer le clou. (On s'étonne de ne pas trouver le terme d'autolâtrie. M.Todd n'aurait-il qu'un dictionnaire des synonymes pour débutants ?)

Un ingénieux usage des notes. Un ouvrage qui compte 60 pages de notes en petits caractères inspire d'emblée confiance : son auteur n'a pas épargné sa peine, il a conduit son enquête avec toutes les rigueurs de l'érudition.

Le lecteur s'avise rapidement que, dans les notes, sont relégués la plupart des témoignages qui contredisent la thèse défendue dans le texte proprement dit, ou qui seraient propres à nuancer les jugements qu'on y trouve – ainsi des propos des défenseurs de Malraux écrivain d'art. Parfois, souvent, la note a fonction de restriction, ou elle ressortit au coup de pied de l'âne. Mais l'usage qu'on en fait peut se révéler plus pervers : dirigeant la brigade Alsace-Lorraine, « Malraux n'hésite pas à laisser recruter quelques très jeunes garçons, de seize à dix-huit ans »[55] nous dit-on dans le texte. Un appel de note suit cette affirmation peu à l'honneur du colonel Malraux. Sans doute pour l'indication de la source… Mais non : l'honnête M.Todd a tenu à préciser… en note : « Les adolescents, naturellement, affirment qu'ils sont plus âgés : pratique courante. »[56] « Naturellement », comme dit le benoît biographe. Reste que le lecteur qui ne s'est pas reporté à la note garde le sentiment d'un Malraux peu responsable.

Des citations… incertaines. Outre que nombre d'entre elles sont données sans référence, ce qui interdit au lecteur ordinaire de vérifier si la pensée de Malraux ne se trouve pas schématisée, gauchie, altérée, par telle bribe extraite de son contexte, il arrive que le biographe prenne quelques libertés avec le document cité.

Le 12 mai 1976, la Commission de l'Assemblée nationale chargée d'examiner des propositions de lois relatives aux libertés et aux droits fondamentaux, Commission « présidée par le roublard et astucieux[57] Edgar Faure », écoute Malraux « remorquant une interprétation archaïque fausse, mais alors fort répandue de l'histoire des années trente, quarante et cinquante. » Il n'y aura pas un mot, bien sûr, pour la prescience de l'écrivain déclarant alors : « Dans tous les pays développés, et dans quelques autres, que la réforme audiovisuelle soit ou non entreprise par la France, la méthode sera appliquée avant trente ans. ») Or, on découvre que les cinq premières lignes de la réponse prêtée à Malraux (« – S'agit-il d'un rapport de nécessité […] telles que nous les concevons ? ») sont en réalité dites par Edgar Faure ; et que Malraux parle du pouvoir communiste et non du Parti[58] Ce sont là des vétilles ? Peut-être, mais qui nous révèlent un biographe moins scrupuleux qu'il ne serait souhaitable quand on instruit un procès.

Des témoignages contestables. Il est plaisant de lire dans l'entretien que l'auteur a donné à son éditeur : « … j'ai de plus en plus confiance dans les documents et de moins en moins dans les témoignages – non pas qu'ils soient malhonnêtes, mais les gens filtrent leurs souvenirs en toute bonne foi »[59]. Le biographe a si peu confiance en eux qu'il a bourré son ouvrage de tous ceux qu'il a pu récolter dès lors qu'ils desservaient l'écrivain.

Les témoignages écrits, oraux, des « veuves » sont par nature des plus subjectifs ; le biographe ne nous cèle pas la médiocre opinion qu'il a de Josette Clotis, mais les propos les plus mesquins de nos bas-bleus sont rapportés avec une évidente gourmandise ; et quand M.Todd cite un mot de cuisinière (« On dit que Monsieur a tout vu, mais il n'a pas vu mon cul »[60]), le lecteur qui a déjà eu maintes preuves de son bon goût, de son raffinement, se dit qu'il se dépasse vraiment en fait de tact.

Bien entendu, de grands noms sont également convoqués – à la barre. Le couple Sartre-Beauvoir, « résistant » de la première et unique heure, venu pressentir Malraux réfugié avec sa femme dans le Midi. Et Melle de Beauvoir de se dire « scandalisée »[61] par le maître d'hôtel et les meubles de style de l'écrivain – ce qui fera sourire ceux qui ont lu ses Lettres à Nelson Algren où s'étale sans états d'âme son goût des hôtels luxueux.

Hemingway se devait aussi, entre beaucoup, de comparaître. Lors d'une rencontre au Ritz, « les deux écrivains auraient échangé des propos percutants »[62] propres à ridiculiser Malraux, si l'on en croit le biographe d'Hemingway. Et le mode conditionnel est si commode quand il s'agit d'insinuer, que la dernière phrase du chapitre est donnée, elle, sans référence aucune : « [Malraux] aurait lancé aux résistants qui lui refusaient le poste éminent qu'il méritait : "Puisque vous ne voulez pas de moi, vous entendrez parler du colonel Berger." »[63] (Savoir si bien allier ironie et perfidie n'est évidemment pas à la portée du premier biographe venu.)

Parfois, les faits nous sont rapportés non sans confusion, délibérée ou involontaire. Voici comment on nous relate la fin de la guerre de 1940 pour l'écrivain : « Les Allemands les cueillent au sud de Courtenay. Prisonniers. Ah, que la guerre est courte ! Malraux, les pieds endoloris, blessure de guerre dira-t-il, est soigné par des infirmiers de la Wehrmacht. »[64] Un appel de note, placé par le scrupuleux M.Todd après « endoloris », nous conduit à cette précision : « A cause de souliers trop étroits. Voir les Antimémoires. »[65] (Telle était en effet l'impréparation de l'armée qu'on avait donné au « deuxième classe Malraux », des souliers trop petits !…) Or, quand on se reporte aux Antimémoires invoqués (sans référence), on constate que Malraux, évoquant sa campagne de 1940[66] ne fait aucunement état de chaussures étriquées, ni même de blessure, malgré la chute du char dans une fosse…

Plus loin, on nous apprend qu'afin de faciliter son évasion, prévue pour le 1er novembre (soit quatre mois après), son frère Roland « surgit avec une paire de chaussures trop petites pour son grand frère. »[67] Et le lecteur de penser que M.Todd fait une fixation sur les pieds de Malraux ou que celui-ci n'a pas de chance avec ses souliers ! En fait, c'est bien lors de son évasion qu'il a souffert des pieds : « Il y avait eu le camp de 1940 dont je m'étais évadé facilement, malgré les souliers trop petits […] »[68] (Il s'en souvient en relatant son arrestation près de Gramat, le 22 juillet 1944.) Mais il était trop tentant, pour le biographe, d'opposer des « pieds endoloris », invention de sa part, – à la « blessure de guerre » dont l'écrivain se serait targué.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que M.Todd n'est pas regardant quant à la moralité des gens qu'il cite, dès lors qu'ils détestent Malraux. Nous savons déjà que le très honorable Sir Antony Blunt « exquis spécialiste de Poussin », et qui trahit durant quarante ans l'Angleterre au profit de l'URSS, avec quatre condisciples de Cambridge, avait refusé de collaborer à la collection « L'Univers des Formes », créée par Malraux[69] mais c'est jusqu'au bout que le biographe accueillera de véritables autorités morales : « L'année suivant sa mort, Hugh Trevon-Roper décrétait que Malraux était « un grand charlatan. »[70] Et c'était bien là l'avis d'un connaisseur, comme le rappelle ingénument le biographe : « Peu après, le même historien britannique s'engluait, hélas, dans l'affaire d'un faux journal d'Adolf Hitler dont il garantissait l'authenticité. »[71] On admirera l'ineffable hélas de cette remarque. M.Trevor-Roper… n'aurait pas dû faire cela à M.Todd : A qui se fier ?… Mais que le biographe se rassure : le lecteur ne retiendra, de ce témoignage, que la fière affirmation qui résume son si long et si méritoire labeur : Malraux était un grand charlatan.

Et M.Todd le plus probe des biographes. N'a-t-il pas déclaré, rappelons-le, dans l'interview précitée : « un biographe n'a pas à juger, mais à présenter les faits. » Est-ce sa faute si tant de fois il a pu prendre Malraux en flagrant délit de travestissement des événements, de mensonges par omission, voire délibérés, et perpétuellement, d'infatuation ? Ou M.Todd fait de l'humour, ce qui ne semble pas dans sa nature, ou il joue les bons apôtres : comme si l'essentiel ne résidait pas dans la place accordée, l'éclairage, le commentaire et le ton…

Un livre entier serait nécessaire pour examiner l'usage que M.Todd fait de chaque « document » produit, des témoignages rapportés, pour en apprécier le degré d'authenticité (par sa critique interne et externe), les remarques spécieuses dont il les assaisonne, sans parler d'un savant recours au sous-entendu, à la réticence, à l'extrapolation, dès lors qu'ils peuvent accroître le discrédit une fois pour toutes jeté sur l'écrivain. Tout ce qui pourrait servir celui-ci se trouvant minimisé, mentionné par allusion ou traité par l'ironie, quand ce n'est pas le sarcasme. « Un biographe n'a pas à juger » ? Il n'est pas une ligne qui ne comporte, implicite ou manifeste, un jugement de valeur, quasi toujours négatif ; la louange n'étant décernée que du bout des lèvres (du bout des dents) avec une moue d'homme dégoûté par ce à quoi il doit consentir. C'est peu dire que toute sympathie est absente de l'ouvrage : cela pourrait s'intituler : « de la biographie considérée comme un jeu de massacre ». A croire que M.Todd écrit pour un public de foire, ou celui de Guignol quand les coups pleuvent sur le personnage qu'on a rendu antipathique à souhait.

Ce dont M.Todd ne s'est pas avisé, c'est que son propre portrait ne cesse de s'affirmer au fil des pages, de se surimposer, si bien que, le livre refermé, tout lecteur qui a résisté à cette mise en condition se dit qu'un tel biographe tient du pion hargneux prompt aux coups de règle, du Chevalier-à-la-triste-figure, du Jivaro réducteur de têtes, du grand donneur de leçons devant l'Éternel, fort de sa belle âme et de sa bonne conscience, et d'abord, d'abord, du policier-procureur teigneux, fielleux (n'hésitons pas, à l'instar de M.Todd, à user de la redondance !) dont le procès qu'il instruit n'est pas sans rappeler quant aux méthodes et aux attendus, ceux que d'autres firent à des artistes coupables de méconnaître les exigences du réalisme révolutionnaire – les témoignages les plus dérisoires ou les plus suspects étant… ramassés et montés en épingle dès lors qu'ils venaient étoffer le réquisitoire.

(Qui nous donnera, écrite de cette encre, une vie de M.Todd ? – lequel n'omet pas de nous faire savoir que la C.I.A. lui refusa la communication de son dossier[72] tant il est vrai qu'on a les états de services qu'on peut.)

Ajoutons qu'il y a aussi, chez ce pourfendeur de mensonges, erreurs et hâbleries en tous genres, du bateleur de foire : « On vous a jusqu'ici abusé, on vous a jeté de la poudre aux yeux… mais me voici, et telle une colonie de termites, je vais si bien ronger la statue – de bois blanc, non de bronze – que vous la verrez s'effondrer ; que tout de suite après le mot Fin, vous lirez en filigrane : "Et voilà le travail !" »

– Quoi, se dit-on naïvement, consacrer tant d'années de sa vie, même pour sa subsistance, à écrire sur un personnage qu'on aborrhe ?… Mais que faites-vous de la sourde jouissance, et précisément parce qu'on le déteste, à prendre son ennemi intime sur le fait ? A relever, souvent le premier, une faiblesse du « Granthomme » ?, à déjouer ses ruses – preuve qu'on est plus finaud que lui ? à accroître encore et encore le tableau de chasse ? (Le biographe eût été payé à la pièce qu'il n'aurait pas mis plus d'acharnement dans son investigation.) Voilà d'ineffables compensations à l'ingrat, au fastidieux labeur qui précède la rédaction définitive. Quelle patience, quelle énergie animent ceux qui assouvissent à petit feu une haine indurée !…

Se peut-il que M.Todd ait déclaré, dans la même interview : « Il y avait chez cet écrivain – l'essentiel chez lui – de la folie, du délire, des extravagances, mais pas de mesquinerie. » ? Qu'il ait écrit, dans sa biographie même : « ses transpositions, mythes, métamorphoses s'imbriquaient dans un orgueil sans méchanceté, bassesse ou mesquinerie. »[73] [Je souligne.]

Ah, faut-il que cela soit vrai pour qu'un tel hommage lui soit rendu, et comme on voudrait pouvoir en dire autant d'un biographe qui mériterait qu'on lui appliquât le mot de Valéry sur Léautaud : « Il n'est pas méchant ; il est mauvais. »

M.Todd n'ayant pas eu personnellement à se plaindre de Malraux, on s'interroge sur les mobiles qui poussèrent le premier à requérir contre le second. Quelle offense, inexpiable, à l'évidence, avait-il donc à laver ?

Quand on considère les intitulés de maints chapitres de la biographie, au ton tour à tour goguenard, sarcastique, sceptique, dubitatif (« Faux voleurs ? » : « Vrai révolutionnaire ? » ; « Quel espoir ? » [il arrive à M.Todd d'avoir de l'esprit) ; « Drôle de guerre », « La guerre des drôles » [ici, on s'esclaffe] ; « Famille je vous aime. Parfois » ; « Pot-au-feu et caviar » [cela devient irrésistible !] ), on se dit que l'éditeur aurait bien dû s'inspirer de ces réussites et inscrire, sur la bande de l'ouvrage, une formule frappante telle que : « Le besogneux et le génie » ou « L'éboueur et le poète ».

C'est qu'il se trouve des esprits infortunés – universitaires, critiques, hommes de plume… de tout poil (un certain style est contagieux !) – que le génie empêche de dormir, auxquels il semble une insupportable provocation.

Le professeur Henri Guillemin fut de cette espèce : durant quelque quarante ans, il publia des ouvrages visant à rétablir la Vérité sur des noms illustres de la littérature ou de la politique. Et de nous démontrer que Chateaubriand est un menteur (il n'alla pas aussi loin en Amérique qu'il ne l'écrit dans ses Mémoires) ; Benjamin Constant un délateur (il envoya un prêtre aux galères) ; Vigny un mouchard, Hugo un satyre ; Péguy, la duplicité faite homme… Toutes accusations étayées à grand renfort de citations coupées menu dont chaque tronçon s'enrobe d'un bref commentaire qui en infléchit le sens. Si bien que la phrase ainsi accommodée permet au procureur de triompher haut la main. Grand fouilleur de corbeilles à papier (Cf. La sexualité de Victor Hugo), ce digne universitaire n'avait d'ailleurs pas plus de scrupules quand il éditait des « inédits ». Un spécialiste de Hugo, Guy Robert, n'eut pas de mal à dénoncer, dans un numéro de L'Information littéraire de 1953, les inversions de paragraphes, les altérations du texte, qui se rencontrent dans les Carnets intimes et le Journal (1830-1848) de l'auteur de Choses vues, tels que les procura, chez Gallimard, notre censeur patenté.

Ce n'était là qu'une parenthèse propre à confirmer cette constatation : toujours la grandeur a indisposé certains médiocres qui ne s'en sont jamais consolés. Toute la vanité de leur entreprise : tenter de réduire le génie à leurs dimensions, ne les détournera pas de l'accomplir. Car enfin, qui lit encore aujourd'hui L'homme des. « Mémoires d'outre-tombe » d'Henri Guillemin ? (Une lecture pour Jean-Paul Sartre, cependant, qui crut du meilleur goût d'uriner sur la tombe du Grand-Bé.) Mais que j'écoute gazouiller la grive de Montboissier, préfiguration de la petite madeleine ; que j'entende les échos de la bataille de Waterloo ; « la susurration des roseaux » qui soutient l'élégie à Cynthie, ou le glas de l'appel des morts à Vérone, c'est la voix de l'Enchanteur, non celle d'un glossateur, qui m'atteint et s'impose à moi ; c'est elle que je crois. Et voici qui, dans la Vie de Rancé, pulvérise, balaie toutes les scholies :« Les grands génies doivent peser leurs paroles ; elles restent, et c'est une beauté irréparable ». Irréparable, inexpugnable, quoi qu'en aient les zoïles.

Ce qui est d'abord affaire de voix, à la lettre inouïe jusqu'alors. Cette Vie de Rancé, pensum infligé à Chateaubriand par son confesseur, ne nous retiendrait plus guère si ne s'élevaient, entre deux compilations d'ouvrages, de ces accents qui substituent à notre souffle leur cadence incomparable : « Sociétés depuis longtemps évanouies, combien d'autres vous ont succédé ! Les danses s'établissent sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. Nous rions et nous chantons sur les lieux arrosés du sang de nos amis. »[74] Et quand l'auteur du pieux ouvrage se hasarde à parler d'art, c'est pour nous dire que Le Déluge de Poussin « rappelle quelque chose de l'âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! »[75] (Et MM.Guillemin et Todd de penser qu'il eût été mieux inspiré de s'en remettre à un spécialiste du peintre, au lieu de s'abandonner à de telles extravagances de langage.)

Il faut s'y résoudre : comme certains n'entendent pas le giraudoux, le gide, le valéry, ou en sont restés au jugement des Surréalistes sur Claudel, M.Todd n'entend pas le malraux. Ce sont là autant d'infirmités, comme on naît sourd-muet, bossu, bancroche… Rendant compte du Musée inimaginable, de Georges Duthuit, le « fayot » André Rousseaux va droit à l'essentiel : « La question qui se pose, écrit-il, est : Qu'est-ce que Malraux a bien pu faire à cet enragé ? Comment est constitué l'intellectuel qui voit rouge quand il lit Les Voix du Silence ? La réponse tient dans cette citation du "spécialiste de l'art byzantin" qui se revendique lui-même comme "ancien élève des Beaux-Arts" : « Si communier avec le cosmos, il faut – sommes-nous prêts à implorer – alors, par pitié pour notre nature limitée, vous qui appartenez à une nature sans bornes, faites que ce soit du moins dans une église, dans un musée dont l'harmonie ne soit pas uniquement celle de l'infinité. Donnez-nous, ah ! donnez-nous le réconfort, ne serait-ce qu'un instant, d'un peu d'ordre et de proportion… » Et André Rousseaux de commenter : « Surtout pas trop d'infinité. L'éternel donne le vertige. Le danger que M.Duthuit repousse avec la frénésie d'un homme menacé de mort, il le dénonce un peu plus loin dans la même page : c'est de "nous laisser envahir par l'éternel, nous évaporer dans le sacré." Voilà le grand mot lâché. M.Duthuit se met en tenue de gardien de musée pour barrer la porte avec un écriteau : ici le mot "sacré" n'a pas cours. On comprend que Malraux soit expulsé de ce musée-là avec pertes et fracas. »

Or, qui a lu l'ouvrage de M.Todd en conviendra : le sens du sacré, celui de l'éternel n'habitent l'auteur que parcimonieusement et comme par inadvertance. Le pamphlet de Georges Duthuit qui se dit « cartésien de gré ou de force » ne pouvait donc que séduire le biographe et jusque dans son style, le « spécialiste » déclarant de Malraux : « L'Orient, ça le dégoûte ; l'Occident, un régal. » Ce qui est bien connaître l'auteur de La Voie Royale !

Le vrai est que M.Todd paraît n'avoir d'yeux, dans l'œuvre, que pour ce qui nous importe aujourd'hui le moins et, par exemple, la teneur exacte des propos de Mao. (C'est là un journalisme qui, pour être… supérieur, n'en tombe pas moins sous la condamnation qui fut faite du genre : ce qui sera moins important demain qu'aujourd'hui.)

De même, parce que Malraux se voulut peu ou prou un intercesseur et un éducateur, lisons-nous, ici et là, des entretiens de haute volée qui nous rappellent le genre du « dialogue en Enfer », à moins qu'on y entende les deux voix d'un débat intérieur.

Mais que nous lisions ces simples mots : « J'ai vu… » ou « Je me souviens… », et nous voilà sous le charme, au sens premier du mot, notre garde baissée, notre esprit critique aboli ainsi qu'il convient devant tout chef d'œuvre. Heureux de vérifier une fois de plus le mot de Claudel écrivant à Suarès :« Celui qui admire a toujours raison. »

Hélas, à qui est né aveugle et sourd (mais non muet, par chance !), il est vain de présenter des tableaux comme celui-ci « J'ai vu jadis finir la vieille Chine, et les ombres des renards filer à travers les asters violets des remparts, au-dessus de la procession des chameaux de Gobi couverts de gelée blanche. »[76] Au demeurant, la seule question qu'un lecteur qui n'entend pas s'en laisser compter doit se poser n'est-elle pas celle-ci : « Y avait-il alors des asters, et violets, sur les remparts ? » Car s'il était prouvé qu'il s'agissait de campanules ou d'asters orangés, la page mériterait, après tant d'autres, le discrédit et viendrait nourrir le procès en fabulation fait à l'auteur.

Ce n'est à l'évidence pas pour son futur biographe que Malraux écrivit la pudique action de grâce de l'homme qui, après l'accident de char, découvre au matin la simple splendeur de la vie.[77] L'infortuné M.Todd n'aura pas même un mot pour une évocation de l'univers concentrationnaire[78] d'autant plus saisissante que l'écrivain la composa sans en avoir l'expérience : par un prodigieux pouvoir de sympathie, par un sens de la fraternité qu'on voudrait plus commun.

A l'évidence, Jacques Brel aura eu, avec M.Todd, plus de chance que Malraux. Sans doute parce que le premier est un auteur de chansons pour jeunes bourgeois enclins à cracher dans la soupe paternelle, et le second, l'Aventurier avec majuscule, et d'abord celui de l'esprit, que nous voyons épris d'interrogations essentielles, doué d'une mémoire visuelle d'exception, ayant assimilé par l'expérience, le voyage, la lecture, la méditation, une culture confondante, et dont tout l'œuvre est d'un poète.

Que fait-il d'autre, en effet, que « donner à voir » selon le vœu d'Eluard ? A cela près qu'il ne jette pas une arche qu'entre deux mots mais entre deux œuvres d'art aussi éloignées dans l'histoire que dans leur localisation géographique. (Telle est sa richesse en métaphores, que cette œuvre est tel un dôme !)

Et tout de même que je vois, quand je lis ces lignes sur l'Afghanistan de 1929 : « Un Islam ossifié était la seule carcasse qui maintînt debout ce peuple somnambule parmi ses ruines, entre la nudité de ses montagnes et le tremblement solennel du ciel blanc. »[79] – je vois, je crois l'auteur du Musée imaginaire quand il écrit : « L'historien (irrité) ne peut négliger tout à fait des systèmes de formes qui font partie de l'histoire, et, à l'occasion, l'éclairent ; l'artiste (comblé) écoute le dialogue de telle Fécondité [sumérienne] avec telle sculpture de Picasso, de telle incision étrusque avec telle gravure de Braque. »[80]

Qu'on nous « donne à voir » les affinités, analogies, filiations secrètes des œuvres d'art de la Terre entière, leurs correspondances – au sens baudelairien –, nous ne l'attendons guère des écrits de spécialistes (par définition !), des notices de leurs catalogues, si minutieuses et documentées soient-elles. Et telle est la perversion de notre esprit – lequel n'est pas comme celui de M.Duthuit, « cartésien de gré ou de force » –, que nous préférons encore un rapprochement hasardeux mais toujours excitant quand il est d'un esprit de grande envergure, aux « certitudes » d'érudits bardés de fiches et soucieux de ne rien avancer que leurs confrères puissent remettre en cause.

Ce n'est pas seulement opter pour l'audace intellectuelle, c'est aussi courir la chance de pouvoir s'écrier, à l'instar de Pauline, et parce qu'il s'agit bien là encore de révélation : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé ! »

Ici, j'entends l'ineffable M.Todd : « Si ses textes sur les arts sont de la poésie et si cette dernière est un moyen d'expression, pas un mode de connaissance, on les lit, en rêvassant. »[81] Peut-on avouer plus crûment son infirmité, touchant précisément la connaissance – ou, comme l'écrivait Claudel : la co–naissance ?

Si M.Todd était un véritable écrivain et non un homme qui vit de sa plume, il saurait qu'il y a d'une part ceux dont la parole définitivement crée, atteste – et dévoile ; et de l'autre… tel biographe dont l'ouvrage pèse, au regard de la vie et de l'œuvre disséquées, autant que le petit tas de sciure qui doit se rencontrer au pied des séquoias géants de Californie.

Je ne puis croire que parmi ceux que le biographe interrogea, il n'en est pas qui – parce qu'ils aimaient Malraux, avec ses défauts et sa grandeur – ont aujourd'hui le sentiment que leur bonne foi fut surprise ; qu'ils ont participé à une opération misérable que seule pouvait envisager et conduire à sa fin l'une de ces belles consciences à toute épreuve dont l'intelligentsia regorge. Oui, il serait intéressant de savoir ce qu'en pensent un Jean Grosjean, un Pierre Lefranc… Ou telles « veuves ». Ou l'ombre de Gaston Gallimard. Lequel, même après la mort de l'écrivain, n'aurait jamais accueilli, publié un pareil ouvrage.

Qu'ayant lu ce pesant et laborieux réquisitoire, notre admiration pour Malraux s'en trouve fortifiée, cela dit assez combien le fin limier, pugnace à souhait, qu'est M.Todd avait surestimé ses forces. Hasardons une comparaison qui le fera sourire (de pitié) : le diamant ne s'use qu'à sa poussière ; il est des artistes que seuls leurs égaux pourraient mettre à mal – à quoi ils ne songent pas, n'étant pas nés médiocres. Malraux a autant à craindre de ce tombereau de résidus déversés à ses pieds, que toute statue sur le socle de laquelle le premier chien venu lève la patte !

Qu'il est donc réconfortant, après tant de considérations mesquines, sujettes à caution, de louanges à regrets, de jugements acrimonieux, de lire ces lignes de Marius-François Guyard sur les Antimémoires : « […] il invente un genre nouveau de "mentir-vrai" et fait voler en éclat les lois de l'autobiographie. On admire la prouesse technique. On admire surtout qu'une œuvre en un sens si datée ne date pas : on y entend une voix incomparable, tour à tour, ou à la fois, gouailleuse, ironique, oratoire, émue, émouvante. C'est la voix d'un homme d'exception, non inégal à son destin, la voix aussi d'un observateur passionné, d'un interlocuteur qui prête à ses partenaires ses propres accents sans trahir le plus souvent leur vérité profonde. Nous voyons de Gaulle, Nehru, Mao comme il les a vus […] Qu'importe qu'aucun des trois, surtout Mao, n'ait tenu à Malraux tous les propos qu'il leur prête ? Il nous semble mieux comprendre ces "hommes de l'Histoire" dont il a fait des personnages de son histoire. »[82]

A quoi l'implacable biographe rétorquerait : « Je m'en tiens à ce que j'ai dit, et vérifié, montre en main : l'entretien dura une heure, et non trois ; Malraux a menti. »

Mais nous ne soupirons pas : « Le pauvre homme ! », avec une vraie compassion, car il s'est montré, tout au long de son entreprise, supérieurement roué – ce qui lui retire toute circonstance atténuante.[83]

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Le plus grand malheur d'un homme de lettres n'est peut-être pas d'être l'objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, du mépris des puissants de ce monde, c'est d'être jugé par les sots…. Son grand malheur encore est ordinairement de ne tenir à rien […] L'homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants ; s'il s'élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s'il plonge, les poissons le mangent […] L'homme de lettres est descendu pour son plaisir dans l'arène ; il s'est lui-même condamné aux bêtes.

Voltaire

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[1]p.15

[2] p.480

[3] p.482

[4] p.482

[5] p.483

[6] p.483

[7] L'ordre des deux noms n'étant pas le fruit du hasard !

[8] p.495

[9] p.490

[10] p.489

[11] p.491

[12] p.495

[13] p.301

[14] p.313

[15] Gilbert Joseph, « Une si douce occupation », Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, 1940-1944, Albin Michel, 1991.

[16] p.494

[17] Il nous est signalé dans la biographie, comme « représentant l'Emergency Rescue Committee [qui] obtient à Marseille fonds, visas et laissez-passer pour des intellectuels français menacés ». (p.306)

[18] C'est le 19 mars 1941 que la lettre fut remise à Varian Fry, le 5 avril qu'elle fut… avalée. (André Malraux, Œuvres complètes, III, Bibl. de la Pléiade, 1996, p.XXX.)

[19] p.575

[20] p.576

[21] p.496

[22] p.657

[23] Paul Eluard, La vie immédiate, « Salvador Dali ».

[24] p.575

[25] p.666

[26] p.666

[27] « Revue d'Histoire littéraire de la France », juillet-août 2001, n°4, pp.1322-1323.

[28] p.576

[29] p.577

[30] p.576

[31] p.576

[32] p.586

[33] p.628, note 27.

[34] p.315

[35] p.643, note 29.

[36] p.319

[37] p.644, note 4.

[38] p.320

[39] p.644, note4.

[40] Jean-Edern Hallier, L'honneur perdu de François Mitterand, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p.59.

[41] p.639, note 15.

[42] cf. « Vous savez ce que je pense de la littérature de mes "veuves" », p.414.

[43] p.603

[44] p.596

[45] p.174

[46] p.480

[47] p.572

[48] p.664

[49] p.499

[50] p.495

[51] p.494

[52] p.589

[53] p.594

[54] p.420

[55] p.356

[56] p.649

[57] On sait le goût de M.Todd pour la redondance péjorative.

[58] André Malraux, Discours prononcé à l'Assemblée Nationale, 1945-1976 / Paris, Ass.Nat., 1996, p.133.

[59] Bulletin des Editions Gallimard, n°437 (mars-avril 2001), p.22.

[60] p.411

[61] p.314

[62] p.349

[63] p.350

[64] p.301

[65] p.643, note 8.

[66] pp.294-322

[67] p.305

[68] Antimémoires, p.214.

[69] p.581

[70] p.610

[71] p.610

[72] p.617

[73] p.608

[74] Livre I

[75] Livre II

[76] Antimémoires, p.507.

[77] pp.317-321

[78] pp.573-604

[79] Antimémoires, p.110.

[80] Le Musée imaginaire, Folio essais, 1996, p.98.

[81] p.606

[82] André Malraux, Œuvres complètes, III, Bibl. de la Pléiade, p.1128.

[83] Telles sont la culture de M.Todd et sa connaissance de la langue que force est bien d'attribuer aux protes les… coquilles qui déparent l'ouvrage : Jules Romain (p.377) ; d'humer sa jeunesse (p.480) ; le Tadj Mahall (p.517) ; tout en réfrénant son élan (p.608)…

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