* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


mardi

15 janvier 2017 PROVENCE PROFONDE (suite)


 LA SAINTE-VICTOIRE    (1)


      Si j'ai consacré tant de pages à la Sainte-Victoire, c'est pour l'avoir considérée telle qu'en elle-même, et non avec le regard réfracté de son peintre ; dans son déploiement et non dans le faciès qu'il illustra. Avec, en outre, le sentiment que cette montagne ne tenait pas, dans les écrits des voyageurs, la place que sa singularité appelait.
     Car elle est, comme les îles ou le Mont Saint-Michel, l'une de ces éminences rayonnantes où les anges posent avec faveur le pied quand ils descendent unir de leur chant les règnes de la Création et préparer les noces du Ciel et de la Terre.
Le singulier relief... Étiré, il se raidit à l'ouest, mais s'achève à l'est en soubresauts et hoquets décroissants. Qu'on nous parle plutôt du proche Ventoux ! Pattu, ramassé, son sommet en coupole d'observatoire, il affirme à la ronde la puissance tellurique ; il est le dignitaire que le Massif alpin a délégué auprès des collines vassales.
La Sainte-Victoire, en revanche, est telle ces lames de fond nées d'un séisme qui, passant outre le rivage, dévastent les provinces littorales. Simplement s'est-elle figée à l'instant du déferlement, épargnant la campagne aixoise.
De la vague, elle a la dissymétrie des versants, la crête flexueuse, et cette façon d'accourir – ou de courir sus – des oiseaux à vol nul. Elle montre de surcroît qu'une vague fossile peut faire un assez beau diadème minéral.
Nous demanderons au géologue de nous instruire sur la genèse de la Montagne, sur l'origine des gros bancs de calcaire jurassique, des minces bancs de calcaire crétacé qui lui permettent de si bien rire au soleil des après-midi, à la façon, précisément, des vagues océaniques.
L'homme de science nous dira encore le vrai, touchant les terres rouges qui s'amoncellent au sud. Il nous dira, mais je continuerai de voir là le sang versé, en l'an 102 avant notre ère, par les deux armées qui, selon certains, s'entre-saignèrent au pied du rocher : l'une descendait de régions barbares, et l'on imagine cent hordes mues par la faim qui, après avoir convergé comme les rivières en un bassin fluvial, s'apprêteraient à subvertir l'ordre romain ; l'autre était composée des légions de Marius. Rome l'emporta sans se douter, faute d'une nouvelle Cassandre, que ce n'était là qu'un sursis.
Est-ce cette victoire que commémore, déployé au ras du sol, l'étendard de la face sud ? Ou le nom serait-il, altéré, celui d'une incertaine déesse Venturi, de l'âge celte ? Il n'importe, puisque tant de candeur érigée induit la pureté autant que neiges éternelles, et non moins la sainteté des autels de juin assiégés de lys ; puisque la surrection – à bout de bras ! – d'un si redoutable cimeterre perpétue l'exploit.
La Sainte-Victoire est une montagne pour un héros sans tache, à l'armure d'argent. Autant dire pour Siegfried ; et qui ne voit, encore reflétée par la face sud, la blancheur des cygnes qui tiraient sa nacelle ?
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Pourquoi n'aborderait-on pas la Sainte-Victoire par le nord ? Mal aimés de l'homme pour leur austérité, l'aspect rechigné de ce qui doit croître sous une chape d'ombre, les ubacs ont de quoi captiver : ils appartiennent à cet arrière-pays qui ne saurait être qu'un lieu à flottements, désordres, confusion, esquives et sans doute maléfices. La forêt les ensauvage – que hantaient seuls les charbonniers ; le soleil s'y hasarde comme on visite les pauvres.
Ici, le versant est tel ces toits d'appentis qui, dans les pays aux longues pluies, aux vents assidus, descendent jusqu'au sol. Ni lauzes ni ardoises pour le couvrir, mais des dalles se chevauchant, dont le pendage se révèle par les dégradés du manteau végétal.
Un toit d'appentis ? L'œil quête en vain le bâtiment principal. Faut-il croire qu'il s'est effondré et que nous sommes en présence non de dépendances mais des contreforts d'une basilique à la nef béante qui pousserait au ciel, comme à Cluny, une interminable imploration ?
Gagnant la ligne de crête, nous saurions ce qu'il en est : là seulement on a part à la fois à l'avers et au revers ; les vues s'y affrontent et s'y aiguisent ; tous les lointains accourent s'y mesurer ; un invisible fléau ne cesse d'osciller sur ce qui est couteau de balance : une arête de montagne est ligne de grand discernement !
Mais, du pied même du versant, comme on voit bien le relief se cabrer devant quelque réalité insupportable qui nous échappe, offrant ainsi au mistral le tremplin où bondir pour s'abattre plus loin en nuée rapace... Le relief se cabre et chênes pubescents, pins sylvestres, ifs et buis, d'en entreprendre l'escalade.
Levée en masse. Au bas, dans la vallée, peupliers blancs, peupliers noirs, platanes et frênes, saules cendrés, assistent leurs frères intrépides dont la troupe s'essouffle en taillis, s'éclaircit à mesure, et finit par laisser la palme à une pelisse de plantes herbacées, noire comme la mousse des rebords de vieux bassins.
*
Or, ce versant aliforme, image d'une intrépidité dans l'assaut propre à enlever toute position adverse, ce versant se rompt net en ouest et nous laisse interdit devant un abrupt dénudé qui tient de l'éperon et de l'ergot, de la proue fracassée et de l'iceberg qu'elle vient de heurter.
Qui ne saurait, de la Sainte-Victoire, que cette face, croirait à un mont isolé, sans autres attaches avec l'alentour que les croupes boisées qui font office de flancs-gardes ; il verrait là l'un de ces pics massifs d'où naît une portée de fleuves.
Il penserait peut-être encore à une face de pyramide tronquée, n'était la dissymétrie des arêtes : celle-là même de la vague dans sa progression ; celle encore de la dune littorale menaçant forêts et villages.
Marine par son profil de forte houle, son aspect de fin-de-terre, de cap des tempêtes, de rocher de Gibraltar, la montagne fait encore figure d'amer, et davantage, de vigie. Elle, qui vit venir de loin les hordes barbares, continue de scruter l'Ouest, là où se tiennent l'Atlantique et ses pluies qui durent, et sa route des Indes ; l'Atlantique, tombe d'un soleil plus lourd que l'eau ! On y discerne même, tout en haut, la souche d'une puissante cheminée sur pignon, telle qu'il s'en trouve sur les côtes tempétueuses.
La merveille est qu'une aussi pesante réalité, si bien assise, puisse néanmoins relever de l'apparition, d'une épiphanie. Dans une échancrure de rameaux, sombres du contre-jour, s'élève en fer de lance une clarté grise, ocrée, parfois aussi resplendissante sur le ciel que le marbre du Tahaj Mahal, au bout de son bassin. Nul glacier, nul névé, mais l'éclat des grandes Alpes comme si les forces telluriques avaient fait ici leurs gammes. Le pic demeure latent, entre ces branches de compas mi-ouvertes ; le pic auquel les millénaires ont donné une silhouette de burg en ruine sans que s'évanouisse le lustre premier : on capte ici le soleil comme les grandes paraboles à l'écoute des mondes recueillent les ondes cosmiques.
En cette face, se résument la montagne, ses fondations à toute épreuve, son amoncellement minéral sur quoi dévale le ciel, sa fonction de pivot ; sa présence, en bref, avec laquelle les yeux doivent traiter, à peine s'élèvent-ils. L'arbre le plus majestueux, la plus féminine des collines, doivent se subordonner à ce qui entend bien être le point de mire. Au reste du paysage de se composer en conséquence : toute vue dont cette éminence ne serait pas le cœur, le foyer, connaîtrait le déséquilibre du tableau dont l'attache est mal centrée. Les ramures graciles qui, dans la brise, encensent à la façon des chevaux, paraissent n'avoir d'autre raison d'être que de mettre en valeur la stabilité, la permanence de la masse. (Et l'œil de chercher, sur le ciel, le fil – vertical ! – que tend celle-ci ; voire la main de maçon ou de sondeur qui le tient.)
Réfléchissant le jour, offerte aux fastes du couchant, une telle face est, pour le peintre, délice et tourment – et jamais plus que sous un ciel de traîne, quand des convois de nuages nuancent sans cesse les couleurs qu'elle doit à l'heure et à la saison. Chaque étoupe d'ombre qui effleure la paroi y approfondit un creux, y dispose un instant le cœur d'un pavot, et ce sont toutes les teintes proches qu'elle gauchit. Une pensée mélancolique erre par la roche, met en relief de grises circonvolutions cérébrales, et, pour un temps, la montagne rumine son passé immémorial de grandeur dès l'origine outragée.
Une brève embellie, entre deux nuages, n'allège la masse que le temps d'une prière ou d'une dédicace : celle qu'esquissent les deux arêtes convergentes. Déjà, une nouvelle ombre rend le rocher à lui-même, à ses fissures aimées du buis. (Qui le contemple par temps variable croit surprendre une lente palpitation minérale.)
Mais que le vent restaure durablement la crête – en champ d'azur ! – dans sa force incisive, qu'on laisse montagne et soleil tête-à-tête, et tous les bleus nous sont promis : ceux, quasi laiteux, des lointains polaires ; ceux qui irisent la grasse laitance marine lorsque la plage revêt des teintes vieil or ; ceux des champs d'avoine verte que le vent moire, et jusqu'aux bleus massifs des soirs d'orage quand une chape sombre, ourlée d'un friselis orange, stagne au-dessus de la montagne. Et c'est là le temps du fronton qui, même déposé et pour partie déchu, nous parle encore avec quelle éloquence du temple qu'il couronnait.
J'invoque ici le spectre du bleu, mais celui de l'argent n'est pas moins riche à l'heure où le soleil fléchit, par temps clair. Voici des lueurs que l'on dirait venues du papier protégeant les tablettes de chocolat de jadis ; venues encore d'une étendue de cistes cotonneux, d'une oliveraie rudoyée par le mistral, d'un chaudron de rétameur. Voici, aux dernières heures du jour, la réplique de la montagne – Potosi ! – dont l'Espagne des conquistadors tira, durant des siècles, ses richesses ; voici, à l'entrée des mines d'étain, les monceaux de débris de roche que trient, agenouillées, les palliris...

dimanche

1er janvier 2017 PROVENCE PROFONDE (suite)

PROVENCE PROFONDE 

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    L'abbaye de Montmajour, proche, fut-elle édifiée pour exorciser la barbarie, la superbe des Baux ? Sur une butte – à l'origine, une île –, des ruines majestueuses et éclatantes proclament la pérennité de ces vertus que sont la rigueur, la droiture, le dépouillement. Elles témoignent qu'il n'est pas de hauts lieux que temporels, et que le chant grégorien peut faire pièce aux clameurs des hommes, aux vociférations de la roche.
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    La pierre parle haut. La Crau sèche fournirait assez de cailloux roulés par la Durance pour lapider plusieurs armées de géants, ou pour y construire une profusion de bergeries.  À la fois steppe et hamada, le soleil et le mistral s'y vautrent à l'envi, cependant que le mouton d'automne ou de printemps engage son museau entre deux galets. Voici, déversée, répandue, ou chue comme grêlons informes, la pierre en sa multitude désordonnée. Mais qu'on l'élise, l'assemble avec discernement, et elle vous édifie une demeure, pave les rampes des villages avec leur escalier médian de basses marches ; elle soutient les terrasses cultivées, dites ici restanques ; elle borde un chemin ou un verger.
    Grossière mais tendre, la pierre se laisse ennoblir par le carrier quand on la destine aux bastides, châteaux, chapelles et abbayes. Elle, qui est le raideur même, consent à se ployer en arches et en voûtes, s'arrondir en absides. D'une nature peu conciliante, elle se laisse si bien polir et ajuster, que nombre de pans de muraille n'offrent d'aspérités à notre paume.
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    Que les savants bâtisseurs de Montmajour ou du château de Tarascon me pardonnent : le désir me vient, du plus loin, d'apposer ma main sur un mur d'enclos en pierres sèches ; sur son faîte écailleux comme échine d'iguane, fait de pierres plates accolées en oblique sur chant. Le regard réjoui d'une tapisserie minérale aux teintes d'ocre jaune, de gris bleuté, de parchemin et de sable que, toujours, un rose épars vient fondre et mordorer, je me pénètrerai du grain de la pierre, à peine m'égratignant à sa rugosité. Devant un mur en grand appareil, la préméditation du constructeur, ses efforts d'agencement, s'évanouissent dans la stricte ordonnance de l'édifice. Et certes, je conçois qu'on veuille effacer, par la perfection, les traces du labeur ; mais devant un mur de terrasse, un mur de maison non crépi, je lis les innombrables balancements de l'œil et de la main du maçon pour choisir le moellon, lui assigner sa juste place et l'y assujettir – ce qui préfigure l'art du marqueteur, du mosaïste. Quant aux bories où une science de l'équilibre nous vaut, par retraits successifs, des coupoles de pierres superposées sans mortier, ce qui paraît dans ces murs à mains nues, jointoyés d'ombre, patinés de soleil, ce sont, conjuguées, l'austérité du sol et l'ingéniosité de l'homme, son goût inné jamais plus manifeste qu'en ces villages où s'éploie, toitures comprises, le spectre de l'ocre mêlé de rose.
 *
– « Ce qui, dans cette contrée, me réjouit d'abord, dit Dieu, c'est la vue des toits de village. Dirait-on pas des brins d'osier d'égale longueur, mis à sécher côte à côte, de part et d'autre de l'arête faîtière ? Et c'est blond, et rose, et rouille, taché de gris dans les parties croûteuses. Cette rigoureuse vannerie de tuiles rondes m'est aussi douce à l'oeil que la jonchée de paille sur l'aire où l'on bat le blé. Et j'aime que les villages se pavoisent des couleurs mêmes, pâlies, de leur sol : c'est publier leur appartenance. »
    On invoquerait, en les voyant, le mot de la jeune Captive : « Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux », si beaucoup n'avaient pris, à la faveur du relief, de la hauteur avec l'arrivant. Tel s'est juché sur une épaule de montagne ; tel autre a colonisé une crête, comme font les coquillages de la quille d'un navire naufragé qui reposerait sur le pont – et c'est Ménerbes ; tel, encore, a escaladé un éperon, ou s'est plaqué à flanc de montagne comme on se mettrait, de son plein gré, le dos au mur pour préserver ses arrières. Que les façades se joignent en un rempart où chaque logis est tour de guet ; que le village soit comme une assistance où les seconds rangs se hausseraient pour voir, et c'est Tourettes-sur-loup.
    On pourrait dire altiers, voire farauds, ces gros yeux d'insecte, à facettes, et penser que l'habitant entend traiter d'égal à égal avec l'espace, la gent ailée, les nuages, les étoiles. Il faut plutôt y voir le souci de n'être pas pris au dépourvu et, surtout, pas à revers. Aussi chacun de ces « nids de guêpes » pourrait-il faire sienne l'appellation d'un lieu-dit, sis près de Grambois : Regarde-moi-venir.
    Sans doute. Il reste que j'interrogerais volontiers ceux qui firent choix de tels sites : « Je sais que devoir faire face au vide raidit les nuques, cambre les reins, mais nul vertige ne vous gagne quand vous considérez, de votre balcon, de votre fenêtre sans rambarde, le précipice aérien ? Le porte-à-faux de vos murs ne se communique pas à vous ? Il me semble que vos murs esquissent un mouvement de recul devant ce qui sait avoir tout son temps et dont la puissance d'aspiration, de sape, et d'absorption vient à bout des citadelles. (Ainsi de ces femmes d'autrefois qui finissaient par se rendre au terme d'un long siège assidu, et respectueux – et que tomber, alors, comportait donc, dans le temps de la chute, une volupté ineffable !)
    Un village de plaine, de bassin, draine à lui les ressources d'un terroir. Perméable aux alentours, nulle menace latente ne le rassemble, ne le ramasse sur soi. Aussi peut-il s'épier de fenêtre à fenêtre. Le village perché se voue à un guet indéfini de garnison d'Orsenna ; à une expectative illimitée qui se résout en ennui. Et l'âme qui s'étiole, de soupirer : « Ah ! que nous vienne, du dehors, de quoi nourrir notre chronique ou, à défaut, qu'un fait-divers, fût-il scandaleux, un incident, une intrigue, quelque vicissitude, nous tire pour un moment de cette léthargie insidieuse que souligne, plus qu'elle ne la rompt,la cloche de l'église ! » (Et si tant de villages qui entendaient bien le prendre de haut, s'étaient abandonnés, de guerre lasse, à la pesanteur, parce qu'ils étaient soutirés, par le vide, de leur élan vital, et perclus de vaine attente ?)
 *
    La Provence ne nous offrirait pas une telle crue de couleurs si elle n'était un pays pétré : quel nuancier illimité on ferait ici avec la seule gamme des gris et des ocres d'une roche partout présente... Il est maints lieux où la pierre parle bien plus haut, mais où s'exprime-t-elle plus diversement ? Elle est dans les croupes à la végétation sporadique, hirsute, tel le pelage élimé d'un vieux fauve en sa cage exiguë. Elle est dans les versants ravinés par les griffes d'un plantigrade antédiluvien, et cela fait – Alpilles ! – des alignements de monstrueux tibias couverts de mousses et moisissures comme autant de scrofules.
    La pierre est dans les falaises auxquelles un hameau a demandé protection (et qui lui font, de surcroît, office de cadran solaire), et ce sont là des falaises suzeraines, mais combien d'escarpements tiennent lieu de podium, de piédestal, à des villages sur le qui-vive, qui entendent « voir venir » du plus loin ; et c'est, à la façade, toujours quasi muette, à qui se haussera le plus, l'avant-toit en guise de visière, ainsi qu'on porte la main au-dessus des yeux pour mieux concentrer sa vue.
    Le danger a disparu, mais les villages, sur leur éminence rocheuse, continuent de se raidir, cascades pétrifiées, étrave de quelque vaisseau de haut-bord frappé d'un songe, ou à jamais en bassin de radoub.
    Parfois la pente et l'abandon conjugués ont fait, d'un village défensif, un éboulis de moraines frontales déposées là par quelque glacier disparu ; mais que de bourgs opposent toujours un seul front aux séductions du vide !... Façades aux portes cintrées, aux frontons sculptés, aux mascarons ; ruelles au pavage inégal que jalonnent des arches et des voûtes ; escaliers grossiers où la pierre, de chant, se fait contremarche, c'est la rugosité et la noblesse de la roche que l'on affirme.
    Tirés de celle-ci, les villages perchés s'en dégagent mal comme s'ils n'en étaient qu'un avatar cristallisé. Qui a vu Les Baux sait à quelle intrication peuvent atteindre faciès sédimentaire – originel – , et faciès « métamorphique » – œuvre de l'homme.
    Que la Provence soit un pays pétré, le ciel même en témoigne, minéral, cependant que le soleil maintient un galet brûlant – de la Crau ! – sur votre nuque. Et qu'est-ce que le mistral, sinon une furieuse transgression de quartz hyalin ?
    Ici, comme en tous lieux, terre et pierres des versants cèdent à la pesanteur, glissent ou roulent au plus bas où se démettre indéfiniment.
    Loués soient donc ceux qui relèvent les murailles éboulées ; qui d'une pente ravinée, aveulie, font un étagement de gradins cultivables. Pourvoir une colline de contremarches, c'est la rendre allègre, c'est lui donner la noblesse des pyramides aztèques.
    « Je maintiendrai ; je rétablirai », dit l'homme qui, d'un œil sûr et prompt, appareille les pierres faites pour s'épouser, l'ombre pour seul liant. « Et que le paysage s'en raidisse et fasse front ; que la lumière cascade de terrasse en terrasse, au lieu de s'épancher et de se perdre parmi la ronce et la pierraille ! »

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