* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


mercredi

15 octobre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes


ACTE II
Une crique sableuse, ouverte vers le public. Au fond, debout, en arc de cercle, Aphrodite, Iris ( au milieu, représentée en femme ailée ), Protée. Au cours de l'acte, ils seront soit assis sur des rochers bas, soit debout - en particulier quand ils interviendront avec animation. Devant eux, Parthénopé, de profil, mi-couchée sur une petite éminence de sable.
Au lever du rideau, une lueur d'arc-en-ciel, qui s'évanouira bientôt, tombe sur la scène.
*
Scène 1
APHRODITE, IRIS, PARTHENOPE, PROTEE.
IRIS, levant un instant la tête.- Et voilà! Une fois encore, plutôt que d'user de mes ailes, j'ai déployé en arche mon écharpe ( c'est difficile à dire...) et je me suis laissée glisser jusqu'à terre. A califourchon, c'est exquis.
(Avec un évident contentement.) Certains ne voient en moi qu'une commissionnaire. C'est pourtant tout un art que d'annoncer ou de rendre compte sans ajouter ou retrancher, avec la plus juste intonation. Une pause inopportune, un accent déplacé sont sources de conflits diplomatiques. C'est qu'ils sont ombrageux, les dieux, en fait de préséances et de prérogatives...
(A Aphrodite et à Protée.) Dans le débat que vous savez, Zeus m'a mandé de recueillir et le dit et le contredit. Car c'est une affaire d'importance... Bien des tribulations d'à présent seront oubliées des hommes, qu'on se souviendra, ici-bas, d'une sirène qui, par amour, se voulut femme. Il n'est rien qui vaille les histoires de coeur pour traverser les temps...
Vous êtes intéressés à celle qui nous occupe. Je vais donc vous donner la parole. Évitez seulement, s'il vous plaît, les longues tirades où l'on croit voir un noble acteur dresser dans le désert une grande stèle de langage. Et nous, les spectateurs, nous rendons l'âme, à la fin des fins....
Parlez d'abord, Protée, vous qui êtes, de toute antiquité, le patriarche de la mer. Et votre empire, vous le savez, m'est cher, qui nous fournit, par les soins d'Electre ma mère, cet ambre gris tout à la fois épice et miel pour la narine.
APHRODITE.- Et mon plus sûr allié! Une touche, sous un lobe d'oreille, et les pensées des garçons s'infléchissent et se couchent. Et les corps suivent: le corps rejoint toujours une pensée que le désir vient de jeter à bas.
IRIS.- Vous saurez, j'en suis sûre, chère Aphrodite, défendre à merveille votre cause; mais écoutons d'abord le vénérable Protée.
PROTEE.- Ancien, je le suis, et presque autant que cette mer puisque, très vite, Poséidon m'a confié le soin de garder ses troupeaux.
Quant à l'affaire, vivant parmi les vagues versatiles, je ne puis blâmer les métamorphoses...  ( Un temps.) Mais où irions-nous si les dauphins et les phoques voulaient de vraies pattes pour folâtrer sur les rivages; les seiches, des pinces pour affronter les crabes? Ou si le pourpre prétendait sécréter du bleu?...
IRIS.- C'est à peu près comme si la chouette s'imaginait en rossignol, ou si le paon cessait de suggérer la roue aux hommes - qui devraient bien s'en aviser, enfin!
PROTEE, à Parthénopé.- Comment, sirène, peut-on vouloir changer d'état? La femme-oiseau, j'en conviens, ne contentait ni l'esprit ni les sens. Vous n'aviez part, comme l'homme, qu'à un seul élément. Vos ailes, vos courtes pattes, vous donnaient un air niais. Faites de pièces et de morceaux, vous étiez saugrenues et sans mystère. Votre chant captivait? Mais qu'un marin eût pensé à se boucher les oreilles, et il serait passé en se riant de vous: qui serait assez débauché pour couvrir une volaille?
IRIS, vivement.- A ce qu'un cygne s'unisse à une femme, en revanche, je ne vois rien à redire!
PROTEE.- Ayant sondé le coeur des hommes, leurs pensées inavouées, Zeus a donc pourvu la sirène de nouveaux attributs. Voyez-la maintenant, dans le déploiement conjugué de ses cheveux, de ses yeux, de sa bouche... Pour le marin sevré de femme, les étirements de l'écume, les regards frisants que vous jettent les vagues, et toutes ces lèvres qui balbutient se sont soudain condensés dans une tête, un visage qu'il va pouvoir étreindre...
APHRODITE.- Je l'avais observé: il n'est encore que le grand âge pour bien célébrer la femme.
PROTEE.- Ne vous méprenez pas: de celle-ci, je ne loue que la tête et le torse, et ces bras qui, dans la nage, paraissent déplisser le flot.
APHRODITE.- Quoi? Vous seriez sourd à la modulation d'une jambe de femme? Et quant au torse, aussi radieux que les gémeaux, la nuit, il appelle autre chose que cet appendice qu'une main de plus en plus chiche a formé; que cette nageoire ultime, mi-croissant, mi-spatule...
PROTEE.- Et je tiens, moi, qu'on ne saurait mieux conclure qu'avec ce demi-fuseau - pailleté d'écailles!- qui s'évase en queue d'aronde. C'est grâce à lui que, par ses voltes et ses retournements, la sirène fait valoir son torse - et sa tête alors s'environne des cheveux comme le sépia de son encre.
APHRODITE, à Parthénopé.- Qu'en dit ma protégée?
PARTHENOPE.- Je n'osais vous interrompre, vénérable Protée, pas plus qu'on ne dirait aux vagues: "Ne pourriez-vous cesser un instant votre murmure; un instant écouter?" (Un temps.) Mais ayant vu des jeunes filles se baigner, comment n'envierais-je pas  leur croupe? Une main se posant au bas de mes reins n'éprouverait que du dépit. Nulle prise possible; cela se dérobe de proche en proche. Tandis que ce brusque ressaut!... Ah, qu'une main d'homme doit en retirer de l'orgueil!...
Les belles pulsations de notre nage? Il suffisait à ces filles de se tenir debout pour n'être qu'arabesques. Immobiles, on eût dit une houle en son essor. Et leur croupe, plus encore que leurs seins, décochait des volées de flèches - à croire qu' Eros en avait fait son arc.
IRIS.- Voilà qui devrait vous plaire, chère Aphrodite callipyge... Mais je n'entends pas prendre parti: émissaire en tout lieu accrédité, jouissant d'une absolue confiance ( de quoi ne pourrait se vanter mon confrère Hermès au passé un peu bien équivoque... ), je dois entendre le plaignant de bout en bout. ( A Protée.) Reprenez, sage Protée: vous étiez en train de magnifier, comme elle le mérite sûrement, la queue de poisson.
PROTEE.- Quand cette queue prolonge un torse de femme, la créature qui s'en suit fait la jonction entre la terre et l'onde. Les contraires, en elle, pactisent; les conflits se résolvent. Des nuages à mes prairies sous-marines, il n'est pas un mot de passe qu'elle ne sache... Humaine et animale, familière et furtive, elle est l'ambiguïté - et c'est richesse.
IRIS.- Et l'homme, toujours séduit par le bizarre, s'en vient mordre à l'hameçon!
PROTEE.- L'homme? Il ne sait d'abord ce qu'il en est, du réel ou de la fable, de l'innocence ou de la perfidie. Mais la sirène l'envisage; mais elle chante, et il ne pense plus dès lors qu'à se jeter en ces yeux, qu'à s'abîmer en ce chant...
Qu'il périsse, celui qui inquiète et dérange mes troupeaux; celui qui prélève un butin dans le grand vivier. Et que sa tombe soit en raison de sa convoitise!
APHRODITE, ironique, à Parthénopé.- Tu devrais être flattée d'avoir tant de ressources et de pouvoirs...
PARTHENOPE, à Protée.- Je suis femme et poisson, dites-vous - et l'union des contraires vous semble féconde. Mais que me sont ce buste et ces bras de femme, si le reste du corps les tire - les étire - vers le grotesque? Ma gaine d'écailles me défend de je ne sais quoi; mais il y aurait, je le pressens,  quelque délice à être vulnérable.
Est-ce qu'une femme, encore, n'est pas faite pour courir vers l'homme qui l'attend bien droit sur ses jambes, lui?
PROTEE.- Mais toi, tu n'es pas de la Terre! Un fleuve est ton père; tu as l'Océan et Thétys pour aïeuls. L'eau, et seulement l'eau pour lignage. Au regard de ces rochers perclus, ces falaises raidies, la verdeur et la vivacité de l'eau. Gracile, adolescente en quelque point qu'elle soit de sa courbe fermée.      
( Désignant la mer.)  Et voici le bassin où viennent se confondre toute couronne et tout diadème d'eau de par le monde. Pour une halte. Le temps de mêler leurs souvenirs. Car c'est une rumeur de riche mémoire qui se répand par les rivages, alors que toujours muette est la terre obtuse...
PARTHENOPE.- Acheloos est mon père, et je sais ce que je lui dois: me sentir, en la masse, au sein de la caresse... Pourtant, qu'il me pardonne: il m'a donné l'insipidité des eaux douces. De quelle sorte, au juste, est ma chair? Cramoisie autant que celle de la génisse que je vis dépecer jadis, en volant au dessus des terres? Ou blanchâtre et veinée de rose, telle que sous ma dent la chair du poisson?
Pour puissant que soit mon père, il doit sans cesse, de ses membres et de son ventre, épouser le sol rude. Et je suis à peine moins astreinte que lui. Loué soit le premier homme qui se dressa sur ses deux jambes et fit son socle de la terre.
PROTEE.- Et moi, je hais sa suffisance quand, de son piédestal, il ose toiser la mer. Ah l'abattre d'une vague  telle qu' un revers de nageoire...
PARTHENOPE.- Quand l'homme se tient sur le rebord, je vois son torse vertical - où apposer le mien. Et je serais debout et je pèserais de toute ma face et cela tiendrait bon... L'obstacle; le soudain barrage qui vous fait jaillir... A quoi, je vous l'accorde, on peut préférer une échine de dauphin!...
IRIS.- Ne soyez pas irrévérencieuse, si vous voulez nous gagner à votre cause.
PARTHENOPE.- Mais vous, Déesse, qui relevez de la part féminine de la création - et la plus belle, n'est-ce pas, et tendre, et nacrée, et lactescente - vous ne blâmez pas la femme qui ruse et feint pour mieux perdre? Vous savez bien: la sinueuse, l'oblique, la fauteuse de trouble et de ruine...
IRIS.- Moi qui n'ai jamais défrayé la chronique en haut lieu, je désapprouve en effet cette femme-là.
APHRODITE.- Il faut bien contourner parfois ce qu'on ne peut réduire de front. L'homme se campe, bombe le torse? A la femme d'insinuer, dans le fortin, la sensation du porte-à-faux et de la faille; les séductions de l'horizontale.
PARTHENOPE.- Mes pouvoirs, si j'en ai, ne devront rien à l'adresse, non plus qu'aux assemblages contre nature. C'est en égale et de face que j'entends rencontrer l'homme.
IRIS, ironique.- Afin de le rendre heureux?
PARTHENOPE, avec vivacité.- C'est un dessein absurde?
IRIS.- Nul n'entendit encore un homme qui se tînt pour comblé. Le bonheur est, pour lui, en amont, en aval, mais jamais dans l'instant.
PROTEE, à Iris.- Il me semble voir quelqu'un nager pour atteindre un objet flottant que ses mouvements repoussent à mesure...
PARTHENOPE.- Moi, je ne me tromperais pas sur le bonheur: précaire, sans doute, une maturation délectable du temps, des yeux, du coeur.... Qu'on me laisse être femme: un homme au moins en saura le goût - telle une douce satiété de salive.
IRIS, ironique.- Les dieux, qui ne salivent pas, ne connaîtront jamais cette saveur, je le vois bien...
PARTHENOPE.- En tout cas, que sauraient-ils du bonheur d'entendre s'approcher, au-dehors, l'homme qu'on aime? Et il va ouvrir la porte et vous surprendre comme toujours, par sa stature. Car il y a des portes ici-bas; et, pour les femmes, le heurt délicieux, en leur être, de celle que l'homme referme sur le couple.
Parce qu'on se nourrit, dans l'Olympe, de nectar et d'ambroisie, nulle déesse n'éprouvera non plus la faveur d'avoir cuit à point, pour l'homme aimé...
IRIS.- Vous avez beaucoup d'imagination!
PARTHENOPE.- Assurément! A savoir le temps compté, comment ne pas avoir, pour chaque instant, convoitise et révérence? Pourquoi un immortel prendrait-il garde à tout ce qui surgit, s'éclipse ou s'évanouit; à tous les signes d'intelligence qu'on nous fait? - Et quel champ de soubresauts et d'adieux, déjà, que cette mer...
IRIS.- Je te parlerais mal de la mort qui n'est, d'en haut, qu'un sourd clignotement dans le troupeau des hommes... Je ferai donc appel à une voix autorisée. ( Regard baissé, elle trace, de la pointe du pied, un signe sur le sol.) Perséphone, m'entendez-vous?... Oui, c'est Iris. J'aurais besoin de vos sombres clartés. Pouvez-vous, un moment...? Merci. ( A Parthénopé.) Tu salueras sans doute une lueur à flanc de vague, ou l'essor d'un oiseau; tu ne sauveras jamais rien. Les instants d'un mortel forment toujours la trajectoire de la flèche qui, à coup sûr, le rejoindra. Linéaire et périssable, c'est tout un.
La lumière décroît peu à peu jusqu'à l'obscurité, puis renaît graduellement. Perséphone se tient debout sur un côté de la scène. Iris, Aphrodite, Protée esquissent un très léger mouvement de recul.
*
Scène 2
APHRODITE, IRIS, PARTHENOPE, PERSEPHONE, PROTEE.
PERSEPHONE.- Bonjour, Iris... ( Avisant Parthénopé.) Ainsi, vous voilà en mission... ( A Aphrodite.) Vous, votre éclat passe toujours mon souvenir... ( A Protée.) Bonjour, digne Protée. Ainsi, vous avez délaissé votre bétail. Moins occupée, je monterais le soir assister à ses cavalcades.
( On entend, en réponse, à mi-voix, salutations et remerciements mêlés: Bonjour, Déesse... Merci d'avoir bien voulu... Vous me flattez...)
( A Iris.) Vous souhaitez mon conseil?
IRIS.- Parthénopé, vous le savez, aspire à être femme...
APHRODITE.- Pour le plus noble des mobiles.
IRIS.- Sirène, elle vivait un temps non certes infini, mais indéterminé - à la façon de la tortue, de l'if ou du lichen. Mais accéder à sa demande serait, pour elle, la mort en vue...
PERSEPHONE, à Parthénopé.- Se sentir convoitée par la Parque? Il n'est alors de figue ou de raisin dont la saveur ne se dissipe en ombre fade; de rose ou bien de lis qui n'ait, au fond de son parfum, on ne sait quel limon. Les fruits trahissent; les fleurs n'ont plus de prévenance.
Dans leurs plus vifs plaisirs, l'homme et la femme voient se glisser l'amertume sans cause, l'angoisse inexplicable, et le remords d'une faute ignorée. Ils ont, mêlés, le sentiment de l'immérité et celui du précaire: les dieux, à l'évidence, vont les surprendre à être heureux - et les en châtier sur le champ!
Comment, dès lors, décider, entreprendre, accomplir ou seulement exister sous la menace? Comment et que choisir? Et c'est le plus dérisoire, tels ceux qui, leur maison en feu, sauveraient un coquillage.
L'homme, longtemps, croit avoir accès au temps inépuisable des dieux: on ronge si lentement la corde qui le soutient au-dessus de la fosse... Jusqu'au jour où, s'avisant que la corde est élimée, il a ce cri de stupeur: "Il serait donc si tard?". Et le voici qui vacille, à se sentir désigné...Et tout, désormais, va lui sembler un déchirant miracle: manger un quignon, cueillir une prune ou un coing, humer un narcisse, apercevoir une colombe... Et tout lui est stridence et brûlure, à commencer par cette débauche de bleu, si vulgaire pourtant.
Et que la Mort à l'oeuvre est donc ingénieuse: l'épidémie qui vous couche en file d'attente aux portes des logis; la chute d'une pierre; la foudre d'un poison; l'eau dont l'irruption vous expulse l'âme; la pointe encore d'un javelot...Et Elle attend sans hâte, la Mort,  que tout le sang ait bien quitté la place ou qu'il se soit envenimé...
Combien fantasque, avec cela... Ici, elle vous transperce un homme dans le plein de sa force, ce qui nous vaut des trépassés tout étonnés de n'être plus; mais là, elle feindra, jusqu'au grand âge, la distraction. Tantôt recourant aux coups et blessures, tantôt ne laissant nulle trace - comme dans les crimes parfaits -, ah, elle s'y entend, oui, pour pimenter d'imprévu l'inexorable! ( L'inexorable: un mot tout abstrait pour les dieux; mais le beau chiendent pour un coeur de mortel...) (Elle se tait. Un silence.)
APHRODITE.- Je vous ai laissée parler, chère Perséphone qui savez combien la douleur des morts rend l'humus amer...Pourtant, je ne médirai pas des mortels. Celui que j'ai aimé - le bel Anchise, oui, en sa cabane de berger - était, certes, bien vivant et turgescent à souhait!... Eh bien, de nous savoir sous le regard de sa mort, je tirai un plaisir âpre et flamboyant, inaccessible aux dieux qui s'entreprennent entre eux.
PERSEPHONE, un peu pincée.- Je sais; j'ai connu de semblables joies, quasi désespérées, avec cet Adonis que nous nous disputions...
APHRODITE.- Et s'il n'y avait, de couples véritables, que ceux que la Mort, dès les premiers instants, a revêtus de son sceau?.
( A Parthénopé.) Mais parle, parle, toi: je vois se presser sur tes lèvres les mots les plus persuasifs.
PARTHENOPE, à Perséphone.- Vous dites déplorable, ô déesse, la condition des mortels... Il me faut bien la partager, pour comprendre celui que j'aime.
Ah, puisse-t-il, à me découvrir à l'aube auprès de lui, saluer chaque jour comme une chance! Et puissé-je au soir être la lèvre d'eau qui ravive le galet terni...
Dans ce monde à foison, il est si petit! Je veux être son point de ralliement; je veux représenter pour lui le sens, et cette secrète issue qui s'offre à l'oiseau migrateur ou à l'arbre qui croît.
Jamais l'homme, dites-vous, ne s'éprouve heureux dans l'instant. Mais si la nostalgie, que tous ici nous ignorons, avait une rare saveur? Si ma mémoire faisait, de mes joies passées, une belle ordonnance de bonheur - à choyer du regard?
APHRODITE, désignant Parthénopé.- Il faut que, demain, sa bouche puisse rompre le silence des femmes, afin qu' à l'entendre, il ne soit de soeur, de fille, d'épouse et de mère qui ne se tienne pour moins chétive. ( Un temps.) Voici qu'une amante veut naître, comble, scellée; et c'est beau comme tout ce qui s'élève: une île à l'horizon, le miroir de la lune - ou l'encens vers les dieux.
Et sans doute n'est-il de couple humain qui ne m'ait jusqu'ici déçue; mais j'augure bien d'une vocation si farouche et de l'amour qui lui répondra.
PERSEPHONE.- Je fais toute confiance au temps pour en venir, une fois de plus, à bout.
APHRODITE, à Parthénopé.- Si Zeus consent à t'exaucer... ( A Iris.) Vous lui rapporterez bien ses paroles de tout à l'heure, chère Iris... ( A Parthénopé.) Je ferai pour ton couple la magie de la Roue-à-l'oiseau; puis, ayant prescrit à Éros de ficher dans les reins de l'homme la flèche du désir, je prierai Calliopé de vous donner une même éloquence amoureuse - car l'amour se nourrit aussi des caresses et des surprises du langage.
PARTHENOPE.- Ah, vous aurez chez nous votre autel, Déesse, où je sacrifierai...
PROTEE.- Pour moi, je ne saurais souscrire à ces fadaises. ( A Iris.) Dites-le bien à Celui qui vous envoie.
IRIS.- Je le ferai, estimable Protée. Avez-vous pensé à ceci néanmoins: et si l'amour retenait au logis ce pêcheur intrépide?
PROTEE.- Je n'y crois guère. Et, surtout, ( Montrant Parthénopé.) quel fâcheux exemple ce serait chez les sirènes où l'art du chant, déjà, n'a pas cessé de s'affadir...
IRIS.- J'attendais ce grief, Poséidon lui-même s'étant souvent plaint à nous de n'être plus autant charmé. J'ai donc prié quelqu'un de rappeler aux sirènes les rudiments de leur art. ( Se tournant vers l'un des côtés de la scène.) Venez, fils de Calliopé; venez, Orphée.( Regardant la mer.) Et vous, vagues véloces et volubiles, propagez à propos ses paroles.
*
Scène 3
LES MÊMES plus ORPHEE.
Orphée s'avance, la lyre à la main, et s'incline tour à tour devant Perséphone, Iris et Protée. Puis, face au public, et après avoir exécuté un accord, il s'exprime sur un mode persuasif, en réprimant toute déclamation et en marquant les pauses.
Écoutez-moi, Sirènes,
Filles de Melpomène,
Qui épanchez vers le levant, vers le couchant,
Les blonds cheveux mêlés d'argent de votre chant;
Que votre voix dise l'immense et puis l'abîme,
Et l'ailleurs sans issue, et, flottante, la cime.
Mouvantes sont les eaux dans leurs murmures et dans leurs moires; mouvante, la rumeur qui s'enveloppe de soi-même... Qu'en votre chant, l'étendue se résume; que l'illimité nous assiège - et qu'à foison perce l'iris.
Mouvante, errante votre voix par de lentes volutes ensemençant l'espace - d'indécision. Où est le Nord? Où, le Midi? Une flûte alanguie me gouverne et me perd, ô fugitive... Une lyre invisible accueille sur ses cordes la trame de l'immense, la surrection de l'unanime.
Que l'harmonie de votre chant, Sirènes,
Sème l'impatience et toujours nous entraîne,
Ici, là-bas, sur l'onde où vous vous déhanchez,
Belles sirènes à sombre voix de sang séché
Qui s'étire et se hausse et plane,
 Radieuse, diaphane.
Sur une assise miroitante - car votre chant n'est pas de Terre -, que votre voix ductile dise la force de l'infime; qu'elle soit pur essor d'une coupole d'altitude, d'une esplanade immatérielle, d'une clairière où pressentir les dieux.
Dans une feinte nonchalance - où se perçoit une ombre de qui-vive - offrez, indéfini, le Temps. Mais pour l'orgueil, pour le triomphe de l'instant, transpercez-vous parfois de votre voix, puis rejoignez le chuchotis à lèvres mates de l'écume.
Vous voulez que de vous, Sirènes,
Chaque marin d'un coup s'éprenne?
Promettez-lui d'avoir part aux secrets:
Ceux de l'arbre et de l'onde, et ceux du minerai;
Promettez-lui l'entendement de tout langage,
Ce qu'il cèle ou déguise, ou du plus loin présage.
Promettez le savoir et l'oubli du savoir; votre âme - au noir ardent - humant tout souvenir. Que l'homme soit tel un enfant qu'on fait, par jeu, tourner sur lui, les yeux bandés. Qu'il ait de tout reçu congé. Que l'exil corrosif emprunte votre voix et pousse en lui ses tentacules. Couchez en lui, si longue, la lueur de ce qui fut, à jamais fut. Faites ramper, en son désert salin, les lianes de l'ennui.
Puis que la femme en vous, équivoques Sirènes,
Et se déclare et se fasse prochaine:
Toute saveur, toute licence - et nul refus;
Que votre chant déjà soit orgasme diffus,
Extase ombrant le ciel, ébats, transports et transes
Où l'animalité s'attise d'innocence.
A voix de femme, accueillez l'homme - à voix de mère. Et que l'amante mime un bercement de houle. Que la courbe d'une anse infléchisse son bras. Qu'une faille , en son chant, ouvre sur la tendresse; sur la détresse sous-jacente, encore, et le baume promis. A voix d'amante, à bras berceurs, accueillez l'homme... Et pour giron, la mer entière!
Que l'ineffable habite votre voix, Sirènes;
Que la langueur la hante ainsi que dans le thrène,
Afin qu'il ne soit homme, accablé de grandeur,
Qui n'aspire au sommeil, qui n'aspire au malheur:
A ce néant qui, de partout, nous considère;
Qui a, pour horizon, le fil de vos paupières...
Que votre voix, enfin, suscite sans appel
Le voeu de revenir dans le sein maternel.
( Orphée laisse retomber sa lyre. Un silence.)
IRIS.- Merci, Orphée. Si je ne craignais de faire jaser, je vous demanderais bien quelques leçons - tête à tête.
PROTEE.- Pour moi, je ne vois rien à ajouter à celle-ci.
PARTHENOPE, résolument.- Moi, si. ( Tous la regardent, intrigués.)
                   Étant un jour dans l'ombre d'une grotte, j'ai entendu chanter une mortelle étendue sur la rive pendant qu'un homme, au-dessus d'elle, lui imposait la houle de ses reins.
                   Et ce furent d'abord de sourds roucoulements. Tout consentait, en elle, non sans gémissements furtifs. Et qu'il faisait donc chaud! Son souffle malaisé s'usait sur un sable fuyant...
                   Appelée, ou pourchassée, elle gravissait des marches. Toujours plus trébuchante et plus extasiée. A voix de ventre modulant les "Oh!", mûrissant les "Ah!..." - et rythmant la grève de brèves coulées d'or.
                   Enfin, elle dit: "Viens!..." et, comme moi, l'homme entendit: "Gagnons la cime ensemble: elle est si désolée...".
                   Ce qu'elle y vit d'énorme et de resplendissant, je ne le sais. Un naufrage? Un brasier? Au plus près, la face d'Hélios?... Mais son cri de stupeur et d'incrédulité!...
                   Ainsi couchée, elle était, en ce lieu aride, la Terre fertile. Et j'en voyais jaillir tout éclose une fleur flamboyante - qu'une poigne arrachait. A nu, sous mes yeux, la clameur pourpre et sa racine;
                   Et cette femme gisant à même un monceau de joie... ( Un temps.)
                   Eh bien, pour ce tourment de détresse ravie; ce face-à-face insoutenable avec une lumière ensauvagée; pour ces abois poussés à gorge comble, à flanc ouvert, dans les décombres du langage; pour ce chant brut, encore en sa gangue de chair, qui fit taire soudain la bruissante étendue - et il me semble en être restée sourde,
                   je vous le dis: je donnerais nos plus savantes et suaves mélodies. Pour cette prolifération, à travers moi, de l'indicible. Pour le bonheur barbare d'être foulée par le chant comme la plage par le flot...
 Pendant ces dernières phrases, Orphée, Perséphone et Protée ont esquissé un geste de réprobation scandalisée; Iris demeurant songeuse. A peine Parthénopé a-t-elle achevé, qu'Aphrodite se dirige vers elle et, mettant un genou à terre, la ceint de ses bras.
*
RIDEAU


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lundi

1er octobre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes



SIRÈNES
PIÈCE EN 5 ACTES
*
PERSONNAGES

            Les sirènes :         LEUCOSIA
                                    LIGEIA
                                    PARTHENOPE

       Le pêcheur :        MELISSOS

       Le jeune berger:  DELPHIS

       Les dieux :          APHRODITE  (déesse de l'amour) 
                                   IRIS  (messagère des dieux)
                                   ORPHEE  (demi-dieu, héraut de la musique et de la poésie)
                                   PERSEPHONE  (déesse des enfers)
                                   POSEIDON  (dieu de la mer)
                                   PROTEE  (gardien des troupeaux marins)
*

La scène se passe environ 2500 ans avant J-C.

( L'acte II pourra être supprimé à la représentation.)






ACTE I

Le rivage d'une petite île dans la moitié occidentale de la Méditerranée. A mi-profondeur de la scène, saillant de la grève, quelques rochers bas. On entend par intermittence un léger clapotis.

Scène 1

PARTHENOPE - LEUCOSIA.

La partie inférieure de leur corps est masquée par les rochers. Elles regardent, en silence, dans une même direction.

LEUCOSIA. - Crois-tu qu'il passera? Nous le verrons?

PARTHENOPE. - Voici son heure. Quand le soleil touche l'écueil. De sa maison, là-bas, il se rend à sa barque - et part.

LEUCOSIA. -Qu'espères-tu?

PARTHENOPE. - La douceur, la détresse. A peine est-il dans le sentier, qu'on me distend, qu'on me déchire. Et quand il disparaît, toutes mes forces vont à la mer.

LEUCOSIA. - Une fois encore, raconte-moi l'histoire. Je me sens, à l'entendre, et bien et mal...Mais surtout bien.

PARTHENOPE. - Très loin en mer, j'ai vu sa barque et j'ai chanté sa hardiesse. Longtemps nageant; longtemps l'entraînant de ma voix vers un récif. L'y devançant.
Par une fente de la roche, je le regardais s'approcher. Sans l'avoir jamais vu, je le reconnaissais; je savais tout de lui jusqu'au tréfonds de son enfance...Je le halais; mais comme je me sentais happée, aussi... J'ai su ce qu'ils éprouvent quand notre chant leur croche l'âme - et il faut bien que le corps suive!...
Toujours tendue, la corde diminuait. Bientôt, à pleine face, nous allions nous heurter...Je sentais sur mes paupières une bienveillance d'écume.

LEUCOSIA.- Il te voyait?

PARTHENOPE.- Dissimulée - la maîtresse du jeu - , je goûtais son pouvoir sur moi et n'aspirais qu'à ma défaite :" Qu'est-ce donc, en moi, qui veut mourir? Ou naître? Et qui appelle une plage pour s'accomplir?".
Quand il fut au plus près, j'ai surgi. Le temps de m'élever jusqu'à la taille. De figurer l'exclamation que je lus dans ses yeux : "O Femme!..." Et puis d'un coup de m'enfoncer.
Pour lui, le bruit d'un bloc tombant dans l'eau - et un grand cercle de stupeur; pour moi, l'attente désormais...

LEUCOSIA.- L'attente?

PARTHENOPE.- Un temps étroit, obstrué...Et l'on ne sait plus qu'une seule direction comme les oiseaux migrateurs.

LEUCOSIA. - Pourquoi, au lieu de le guetter, ne pas l'entraîner au large et là, le contempler à loisir?

PARTHENOPE.- Quelle tentation, alors, de l'attirer en nos profondeurs!...Je l'ai cent fois vécue en songe, cette scène: son bateau se déchirant sur un rocher; l'eau qui l'emplit, et cet homme dressé dont je ceins les jambes...
Il serait bien trop lesté d'angoisse et moi de joie pour que nous flottions!... Ah, cette chute - comme d'une pierre torsadée... A pieds joints, une ascension inverse. La mer, l'amour, la mort: quelles plus vastes noces? (Un temps.) Il y faudrait le goût de tuer. Je ne l'ai pas.

LEUCOSIA.- Ni moi. Cet instant où, dans leurs yeux extasiés, le regard s'effondre et se répand... Et leur dernier cri d'homme trompé...

PARTHENOPE.- "Maman!"

LEUCOSIA.- Ah, toi aussi, tu l'as entendu, ce mot qui vous heurte le ventre...

PARTHENOPE.- Voilà pourquoi je me défie de mes pouvoirs et me tiens sur la côte quand il est en mer...Je lui dédie un coquillage. Je modèle, dans le sable humide, un homme étendu et je m'allonge et rêve auprès de lui: "Suis-je dans l'éventail de mes cheveux? Ou le sillage de sa barque?".

LEUCOSIA.- Qu'espères-tu?

PARTHENOPE.- Je ne sais... Le voir passer. ( Montrant la mer.) Et c'est vouloir se désaltérer avec cette eau... Ah, le toucher! Mais j'en aurais une secousse comme à frôler certains poissons... Et plus encore être touchée - et le ciel, j'en suis sûre, s'en gercerait d'émoi.

LEUCOSIA.- Que ferait-il chez lui d'une sirène? Un objet d'agrément?

PARTHENOPE.- Ne raille pas. Je n'ai, je le sais trop, que mes bras pour m'ouvrir... Que de fois ai-je observé la charnière des coquillages qui bâillaient, leurs ligaments... Être double aussi à hauteur de hanches pour se jeter, tout au long, de part et d'autre - et puis se refermer, des bras, des jambes, sur celui qui prit place selon le fil de votre corps...


Scène 2

PARTHENOPE, LEUCOSIA, LIGEIA.

La tête et le buste de Ligéia apparaissent derrière un rocher latéral, un peu en retrait.

LIGEIA, à Parthénopé.- Tu as bientôt fini de divaguer?

LEUCOSIA.- Ligéia!...

LIGEIA.- Depuis que je vous entends...

LEUCOSIA.- Sans t'être annoncée...

PARTHENOPE,  à Ligéia.- On te dit l'Aiguë, mais la Sournoise t'irait mieux encore.

LIGEIA.-...Je suis, en tout cas, édifiée. Vous rechignez à tuer un homme? A-t-il égard, lui, à la mer qu'il égratigne, aux poissons qu'il en tire? Et l'on dirait des pleurs qui jailliraient d'une face...
Qu'un homme tombe entre mes mains, et dix fois je l'immerge et dix fois le sauve de justesse. Il faut qu'il sache l'angoisse du poisson quand celui-ci se noie dans l'air... Ah, le plaisir de le voir osciller entre l'espoir et l'effroi - jusqu'à ce que je l'expédie chez Hadès, d'un coup d'incisives dans la nuque!

PARTHENOPE.- Je hais ta cruauté.

LIGEIA.- La sienne est pire. Avec les bêtes, avec les arbres... Je l'ai vu de loin: il ne sait que détruire... Il faut que soient punis ceux qui viennent en mer défier le dieu!

PARTHENOPE.- Attention! Le pêcheur...

( Pendant quelques instants, les sirènes ne sont plus visibles que par une tempe, un oeil. Le bruit d'un double pas, mêlé à des propos indistincts, s'élève puis s'estompe, cependant que les trois visages réapparaissent peu à peu et que les regards, tournant de conserve, suggèrent le passage et l'éloignement.)

LIGEIA.- Qu'ils sont patauds avec leurs jambes!... Ne sachant guère que hacher l'espace... En face des arabesques du poisson, de la flèche de l'oiseau, ils n'auront découvert que la ligne brisée.

PARTHENOPE.- Mais ils suivent les sentiers; ils gagnent les hauteurs, quand à peine pouvons-nous, à la force des bras, gravir cette grève.

LEUCOSIA.- Avez-vous vu marcher l'adolescent? Une avancée de vague... (Un temps.) Ah, se trouver sur son chemin!... (A Parthénopé.) Ce doit être son fils: je les vois qui s'étreignent...

PARTHENOPE.- Un peu bien longuement...Non, ce n'est pas son fils, hélas!

LEUCOSIA.- Que sa vue m'épanouit les paupières; ...me rassemble sous leur ombre!... Et quelle inertie m'en vient - heureuse...

LIGEIA.- Qu'il s'avise, celui-là, de s'en venir en mer! L'hameçon de mon chant l'entraînera jusqu'à l'écueil où se rompre les os.

PARTHENOPE.- Tu n'auras pas ce plaisir: il est berger et non marin.

LIGEIA, à Leucosia.- Je t'invite à l'oublier. (Radoucie, puis insinuante.) Tu es si candide, qu'il me faut t'avertir: nul bien ne te viendrait d'un être brusque et sans esprit, qui malmène jusqu'aux pierres du chemin... C'est ta semblable seule qui peut pressentir tes désirs - et seule s'apposer sur toi, sein à sein, souffle à souffle. Penses-y, et viens me retrouver, l'après-midi, quand je me délasse en une crique, passé le cap qu'on voit là-bas. Le sable y est d'une finesse à vous dissoudre les doigts...

Elle s'éloigne, suivie du regard par Leucosia et Parthénopé. Durant quelques secondes, le clapotis se prononce.

Scène 3

LEUCOSIA, PARTHENOPE.

LEUCOSIA.- Que me veut-elle, au juste? Conviens que l'homme est parfois singulier... Ainsi d'un berger que j'ai vu l'autre jour, sur le versant... Une fille était là, debout sous un pin. Il s'est avancé vers elle et l'a serrée si fort qu'elle est tombée à la renverse. Eh bien, au lieu de l'aider à se relever, il s'est étendu sur elle, au risque de l'étouffer. Surtout qu'il appuyait sa bouche sur celle de la fille pour l'empêcher d'appeler... Elle devait avoir si peur, qu'elle s'est laissée dévêtir... Puis - et tu ne le croiras pas -, il lui a pris un sein! Moi qui pensais que les femmes n'allaitaient que leurs petits... Après, et toujours à plat-ventre, il s'est beaucoup démené. Elle essayait bien de le contenir - ses jambes croisées sur les reins du garçon -, mais il y mettait un tel acharnement... Elle y est enfin parvenue. Alors, il s'est arrêté tout d'un coup, et s'est couché près d'elle, comme inanimé... C'est se conduire étrangement, non?

PARTHENOPE.- C'est de tout près que j'ai surpris la même scène. Du fond d'une grotte marine... Ils se laissèrent tomber, devant l'entrée, comme s'ils n'avaient pas plus de jambes que nous. Ou que le sol, soudain, les eût appelés. Et je revois l'homme pesant, d'une cuisse, sur celles de la femme - pour les disjoindre. Puis qui s'allonge en la barque qu'il vient de creuser; cependant qu'en moi, à mi-corps, quelque chose s'exaspère de n'être qu'un fuseau.
Et l'homme, alors, s'est mis à boire - à longs traits, sans reprendre haleine...

LEUCOSIA.- A boire?

PARTHENOPE.- Dans cet espace voué à la soif, il semblait avoir trouvé une source d'eau douce. Et moi, je faisais aller ma langue entre mes dents, et je me disais qu'en ma bouche aussi il eût pu se désaltérer.

LEUCOSIA.- Il s'agitait?

PARTHENOPE.- Beaucoup, après qu'il eut plongé son dard dans l'enfourchure de la femme. Quatre bras, quatre jambes qui s'enlacent, se déprennent et s'ajustent de plus belle. Et cela oscille comme par gros temps - et la chevelure est une aile qui dérive... Ligéia, bien sûr, eût trouvé cela grotesque...

LEUCOSIA.- Quel sens, en effet, lui donner?

PARTHENOPE.- Je te dirai ce que j'ai vu: un visage de femme qu'un sourire submerge, et qui devient vaste et beau comme la face de la mer quand l'Aurore l'anime.

LEUCOSIA.- Que se disaient-ils, qui  puisse m'éclairer?

PARTHENOPE.- Rien. La femme s'est mise à geindre...

LEUCOSIA.- Cela fait mal; je m'en doutais.

PARTHENOPE.- Je l'ai cru, moi aussi. Ces soupirs, ces râles, ces abois, ce souffle qui trébuche et cette voix blessée par où s'épanche au jour le plus profond de l'être, je voyais là une douleur abrupte, un rauque chagrin - et quelle solitude!
Mais elle a dit: "Encore!..." avec un tel engorgement de joie, que je sus sa détresse un excès de délice.
Ah, voir ce qu'elle a vu lorsque son corps arqué se décocha une flèche - et retomba en tressautant!...
Avoir part à cela qui se peignit sur son visage à la renverse, et telle qu'une libation qu'elle aurait faite aux dieux...
Connaître enfin sa convoitise comblée - et l'on croyait entendre l'assouvissement du sable sous la vague expirante...

(Un silence.)

LEUCOSIA.- On m'avait dit l'homme ingénieux, mais qu'il sache tirer d'une femme de si beaux accents...

PARTHENOPE.- Terribles, je t'assure, et terrifiants. Comme autant de secrets arrachés à sa nuit - et l'on suffoque d'angoisse et d'aise avec une femme ainsi mise à mal, mise à bien, en proie à ses visions.

LEUCOSIA.- Je ne me résoudrai jamais plus à perdre un homme.

PARTHENOPE.- Parle plus bas: on risque de t'entendre.

LEUCOSIA.- Nous sommes seules.

PARTHENOPE.- Que fais-tu de la brise douceureuse? De ces vagues qui se propagent comme autant de lèvres d'Écho? De l'oreille nacrée du ciel, grand ouverte sur nous?

Un instant, l'ombre envahit le plateau. Quand la clarté revient, Perséphone se tient sur le côté, entre le décor de rochers et la rampe.


Scène 4

PARTHENOPE, LEUCOSIA, PERSEPHONE.

PERSEPHONE.- La terre aussi conduit les propos des vivants. Au reste, l'entrée du Tartare n'est pas si loin. On voit même d'ici, certains jours, le petit bois de peupliers noirs. (Un temps.) Je suis Perséphone.

PARTHENOPE et LEUCOSIA, ensemble, avec effroi et en baissant les yeux. - La reine de l'Erèbe...

PERSEPHONE.- Et l'épouse d'Hadès. Lequel est irrité à votre égard. Une hargne que je comprends, pour bienveillante que je sois. Vous voulez épargner ceux qui prennent la mer? Vous dont la mère est Muse de la tragédie, oublieriez-vous à quelles fins on vous créa? Et que tout vivant se doit de venir grossir la tourbe des Ombres? Or, ce sont les vivants en la fleur de leur âge qui font les plus beaux morts...
Nous recevons trop de vieillards à qui manquaient la force et le coeur d'inventer plus avant leur vie. S'il flotte chez Nous une si salubre odeur de cyprès - vivifiante, vraiment! -, c'est parce que nous recevons des morts très amers de devoir si tôt quitter le jour - en son matin, en son midi.. Et leur bouche est de celles qui ont mâché de la gentiane, de l'aloès.

PARTHENOPE.- Faut-il donc, O Déesse, abréger ce qui semble n'être, au vieillard même, que le temps d'un soupir?
Quel humain, quand il plante un arbre, verra le tronc outrepasser l'anneau de ses bras?
Et quel enfant peut espérer que la plage de gravier qui grince sous son pas, soit un jour souple et gracieuse?
C'est un dur châtiment, avant toute faute, que ne pouvoir jamais qu'entreprendre!

LEUCOSIA.- A peine l'homme émerge de la Nuit, le pied d'un dieu se pose sur sa tête et l'y renfonce pour toujours.

PERSEPHONE.- Car la clarté vous plaît, bien sûr, et le clinquant d'Hélios - qui est bien l'être le plus béat et le plus fat de la Création; le plus simpliste aussi, avec son bond quotidien d'un bord à l'autre, à pieds joints.

LEUCOSIA.- Nous aimons la lumière. Verticale et drue, ou rasante, ou réfléchie, elle tire de nous un perpétuel sourire.

PARTHENOPE.- Elle nous redonne la vue! Et il y a de la surprise et du bonheur à retrouver toute chose en place - acclamée par le bleu.

LEUCOSIA.- Nous aimons le soleil qui tiédit l'eau des criques; et l'aise, alors, efface nos contours...

PARTHENOPE.- Et quel champ d'oliviers, que la mer, passé midi...

PERSEPHONE.- Et moi le jour m'ennuie, instable et nu mais grand faiseur de féeries en tout genre, et changements de couleurs à vue... Je les hais, ces couleurs - et surtout le bleu qui persuaderait bien l'homme d'ici que le Ciel est tombé à ses pieds.
J'oublie toujours, en ma demeure, la présomption de la lumière... et me voici telle la chouette qu'on a tirée de son trou d'arbre. Au moins, ma Nuit, elle, ne ruse ni ne déguise; elle ignore les halos, les fumées, les chatoiements et les paillettes. Elle a la fixité, elle a la consistance... Il faut être homme pour voir de l'or dans la tignasse d'Hélios ou sur une plage au couchant. L'or? Il est en lieu sûr - dans les coffres de la Nuit. Une main tout osseuse ne cesse de l'y étreindre.

PARTHENOPE.- La nuit comme un poing fermé, oui. Puis le poing se desserre et s'ouvre au jour; et les bêtes et l'homme prennent leur essor...

LEUCOSIA.- Je consens à la nuit à cause du matin, quand le monde s'étire, paumes tendues vers le ciel.

PERSEPHONE.- Ma Nuit est à jamais scellée - aussi l'homme s'y trouve-t-il hors d'état de nuire. Car ce sont ces intermèdes de clarté qui l'induisent à l'ambition, à l'âpreté, à la violence. Ils sont enfin inoffensifs, les habitants du Tartare!...
J'aime la Nuit, et, au delà, l'Obscurité sa mère qui fait si bien le tour de l'univers. La sphère originelle. Dont sont issus le Chaos, la Nuit, le Jour, l'Erèbe et l'Air. Il est donc juste que tout y retourne et d'abord l'homme, afin qu'elle recouvre plénitude et pureté d'avant la Création.


Scène 5

LES MÊMES PLUS  LIGEIA.

LIGEIA, encore invisible, appelant.- Leucosia!...(Cependant que sa tête puis son buste apparaissent, l'ombre se fait autour de Perséphone.)  Que m'arrive-t-il? Où tu n'es pas, l'espace m'examine et m'interroge...

PERSEPHONE, à nouveau en pleine clarté.- Celle-ci, c'est Ligéia, bien sûr... Je reconnais ces yeux si vastes dont maints noyés m'ont parlé - les uns, comme de barques près de sombrer, envahies par l'eau glauque; d'autres comme d'une échancrure où se massaient toutes les séductions du naufrage. (Répondant à la muette interrogation de Ligéia.) Je suis Perséphone.

LIGEIA, courbant la tête.- Oh, Déesse...

PERSEPHONE.- Hadès m'a bien des fois vanté ton zèle.

LIGEIA.- Il est vrai, Déesse, je suis Ligéia; et mon cri n'est pas seul perçant: je tends à l'homme un regard si affilé par mon désir de meurtre, par son désir de mort, qu'il s'y transperce en un ravissement qui se voudrait indéfini.
Je feins d'être, inespérés, l'hommage et l'offrande - et l'aubaine. Je le tue en mimant l'avidité extasiée, l'étonnement indicible: "Ah, se peut-il que tu m'aies enfin rejoint, toi que j'attendais du fond des temps?" Et mes yeux, d'un trait, de humer sa vie. Aussi, quand il croit se noyer, ce n'est plus guère que sa dépouille qui se débat - à la façon du congre dont on vient de trancher la tête.

PERSEPHONE.- D'où te vient tant de haine pour l'homme?

PARTHENOPE.- Le sait-elle au juste?

LIGEIA.- Il est l'intrus. Qu'il se tienne donc sur terre avec ses bêtes qui bêlent du plaisir d'être asservies, et qu'il méprise du haut de ses deux pattes.
Et pourtant, qu'il est gauche! Et anguleux... Autant que son logis ou la falaise. Comment priser celui qui, de ses bras, de ses genoux, contrarie et débite l'espace? Qui appartient au discontinu, au discordant - quand je vis dans l'arabesque, selon sa course flexueuse?...

PERSEPHONE.- Les dieux furent donc bien avisés, qui vous changèrent de femmes-oiseaux en femmes-poissons...

LIGEIA.- Révérence gardée, ils eurent une idée singulière de nous créer femmes-oiseaux pour affrioler des pêcheurs! De quoi leur rappeler leur volaille ahurie...Et puis tout, de nous, était visible: quelle méconnaissance de l'homme!

LEUCOSIA.- J'aimais voler de place en place ou me poster sur la colline d'où l'on voit terre et mer se chercher noise et s'enlacer...

PARTHENOPE.- C'est à le voir de haut , que l'homme m'a émue: qu'il soit sur son île ou sa barque, comme il est petit - mais si habile en toutes choses!...

LIGEIA.- Il s'entend, oui, à couper les arbres, mettre le feu, ouvrir des carrières, détourner une source, et rapiner en mer. Il est bien tel, pour la Nature, que la vermine qui logeait sous nos plumes.

PERSEPHONE.- Prométhée, je le crois, eut tort de le créer. Je dis souvent à mon mari: "Ah, régner purement, sans le souci des Ombres... Ne faire qu'un avec la Nuit, son noir éclat..." Hadès, hélas, aspire à dominer toujours plus d'âmes.

LIGEIA.- Écourtons la vie de l'homme, puisqu'il existe... Moi, je surgis près de sa barque et lui soutire en premier son regard. Il est alors comme un aveugle qui vous suivrait en suppliant qu'on lui rendît la vue. A peine s'il est besoin de recourir au chant.

PERSEPHONE.- Tu m'intéresses... Que lui dis-tu?

LIGEIA.- Des fadaises pour enfant. Et, par exemple: (Elle chante.)

                               Regarde-moi, ô mon seul maître:
                               Femme je suis - et ne suis pas;
                               Et si tu veux me mieux connaître,
                               Viens avec moi dans l'En-deçà.

                               J'ai longs cheveux et fraîche bouche;
                               J'ai des yeux verts et des seins lourds.
                               Ma main polit ce qu'elle touche
                               Pour le ravir de ses contours.

                               Femme je suis jusqu'en mes hanches;
                               Mais, le sais-tu? Je suis Triton
                               Sous le miroir qui me retranche.
                               Ah, jette-moi ton fier harpon!

                               Regarde-la, ta belle prise
                               Ardente et nue pour t'enlacer;
                               Regarde-la, si bien éprise,
                               Qui veut t'aimer puis te bercer;

                   Te dispenser l'oubli qui d'un coup t'éternise.

PERSEPHONE.- Cela me paraît pauvre, en effet...

LIGEIA.- En femme-oiseau - en volatile hétéroclite! - il nous fallait nous mettre en frais. Nous avons à présent de tout autres pouvoirs...
Poisson, je sais le plaisir de se glisser dans l'onde lisse et fluide et sans interstice - qui se caresse ainsi à soi.
Mais celle qui surgit jusqu'à la taille, c'est bien la femme - que l'étendue vient d'ériger pour qu'elle atteste qu'il n'est de noces que de mer.
Au vrai, j'unis la femme et le poisson - le torse à empaumer et le fuseau qui se revêt d'insaisissable.
Et le pêcheur, au vu de mes ondulations et de mes voltes, augure bien de l'amante. Il se met à rêver de maints accouplements contre nature... Ah, que louées soient mes formes - faites pour engendrer le dépit! Et comme je peux suivre, dans les yeux de l'homme, la longue éraflure de mon esquive...

PERSEPHONE.- De tels propos réjouiront fort Hadès... (A Parthénopé et Leucosia.) Et vous les faites vôtres, bien sûr. Vous vous préférez, vous aussi, en ondines...

LEUCOSIA.- User de la beauté - d'un corps ou d'un chant - pour perdre quelqu'un, n'est-ce pas une traîtrise, ô Déesse? Avec Méduse, au moins, l'on doit mourir moins amer, de l'être par l'horreur..

PERSEPHONE.- La beauté même et surtout doit servir l'Ombre...

PARTHENOPE.- Ce qu'il y a en moi de femme ne veut plus que j'en mésuse. Ce sont des morts privés de rites funéraires que nous précipitons aux Enfers...( Un temps.) Il plaît à Ligéia d'être une créature composite? J'aspire, quant à moi, à n'être plus femme à demi. Ah, quel dieu, quelle déesse fera de moi une femme entière - avec des cuisses, des genoux et des orteils?...

PERSEPHONE.- Ce souhait me semble extravagant!

PARTHENOPE.- J'aime un homme!...

LIGEIA.- Entendez-là se faire gloire de sa trahison!

PARTHENOPE.- J'aime un homme, et je veux être non sa perte mais sa sauvegarde; non une vision qu'il poursuivrait, mais ce sur quoi se referme sa main. De haut en bas, sous ses doigts, le dévidement de la douceur. Et comment, à mon tour, pourrais-je le réjouir si mes formes m'entravent? Il n'est pas trop, je le pressens, de quatre membres...

PERSEPHONE.- Dans notre monde, riche en métamorphoses, on vit certes des nymphes et des déesses être changées qui en un cygne, qui en jument ou en tilleul... Mais, je le crois, ton voeu est sans exemple... (Un temps.) Pourtant, puisqu'il s'agit de nous donner un jour une mortelle de plus, j'en parlerai au Conseil de l'Olympe.
Pour l'heure, je me retire: c'est avoir trop longtemps soutenu la lumière corrosive, les criardes couleurs... Ah, quel velours, que l'ombre...

 L'obscurité se fait quelques instants. Quand la scène s'éclaire à nouveau, la déesse a disparu.

Scène 6

LEUCOSIA, LIGEIA, PARTHENOPE.

LIGEIA, à Leucosia, désignant Parthénopé.- Tu l'as entendue, cette idiote, en son délire?

PARTHENOPE.- Si c'est folie de s'insurger contre un destin qui vous fait, à chaque instant, violence, alors oui, je suis folle. Toi, il te suffit bien d'être l'instrument des Puissances; il te suffit d'être. Moi, je voudrais devenir.
Je me retire pour y penser: je dois pouvoir, s'ils m'interrogent, parer leurs objections, vaincre leur résistance. (Elle disparaît.)

Scène 7

LEUCOSIA, LIGEIA.

LIGEIA.- S'enticher d'un homme...Sais-tu rien de plus absurde?

LEUCOSIA.- Hier encore, je t'aurais approuvée...

LIGEIA.- Quoi? Tu priserais des mâchoires qui ont la grâce des galets plats? Des genoux et des coudes qui vous heurtent à distance? Ah, si l'eau ne comptait que sur l'homme pour se sentir caresse, enlacement... Tandis qu'elle se murmure, au moindre de mes gestes: "Facile! Comme celle-ci me fait facile, de son seul passage me torsadant..."

LEUCOSIA.- Mais leur assise sur la terre... La façon qu'a leur pied de s'approprier le chemin... Quand ce garçon s'avançait, tout à l'heure, le sol vibrait jusqu'en mon ventre.

LIGEIA.- Tu m'irrites, à la fin, à ne vouloir comprendre...

LEUCOSIA.- Quoi?

LIGEIA.- ... Vers qui montait mon éloge de la femme-poisson. Sais-tu mon rêve? Te regarder à loisir et te raconter avec minutie ton visage, la vie fantasque de tes cheveux, celle des bras entre impulsion et nonchalance - et ces deux fruits pour qui je donnerais toutes les pommes des Hespérides...

LEUCOSIA, ironique - N'oublie pas cette queue écailleuse qui nous achève avec tant d'esprit... Après s'être appliqué, le Créateur, à court d'idées, s'en est tiré par une dérobade. Et nous voilà assimilées au subterfuge.

LIGEIA.- Ne médis pas de notre appendice: il nous affine; nous lui devons nos voltes et le feston de notre nage...On ressent, en le voyant, le regret d'une douceur qui s'enfuit. C'est ce qu'il faut aux hommes - dont l'ergot n'est que bravade et menace.

LEUCOSIA.- Je n'ai guère, pour me voir, qu'un peu d'eau dans un creux de rocher - et souvent j'aspire à un autre miroir. Mais ce n'est pas en tes yeux que j'apprendrai pour quoi, au juste, je suis faite.

LIGEIA.- En tout semblables, nos corps ont les mêmes attentes. Qui mieux que moi saurait peigner ta lente chevelure? Y attacher un lys de mer? Ou distinguer, dans la jonchée des coquillages, le mieux assorti à ton oreille?
Je te caresserais selon nos intimes faiblesses; je te polirais à ton étroite ressemblance... A peine t'enveloppant, une écume qui ne se déferait pas; l'évanouissement d'un sable... (Un temps.)
Tes seins n'ont pas envie de s'éprouver à une bouche?

LEUCOSIA.- Je ne sais. (Un temps.) Une bouche qui, tour à tour, les couronnerait? Si, oh si! ... Mais pas la tienne.

LIGEIA.- Il est si difficile de se laisser aimer - comme la plage par le flot?

LEUCOSIA.- Il y a, je le pressens, des passivités qui vous exténuent.

LIGEIA.- Seulement nager de conserve et puis s'étendre, flanc contre flanc, tes paupières scellées par ma sollicitude... Pour l'une et l'autre, une vie redoublée de ses reflets - ainsi du soleil, vers le soir, qui se propage sur les eaux.

LEUCOSIA.- Et je devrais, bien sûr, te suivre en tes chasses...

LIGEIA.- Pourquoi pas?... Ou plutôt non: l'instant ultime et ma jubilation, alors, ne sauraient être partagés. Ce n'est que seule que je m'en sens foudroyée.

LEUCOSIA.- Et je te verrais, à ton retour, la prunelle repue de haine, et striée du cri de détresse qu'un homme aurait poussé...

LIGEIA, avec vivacité.- J'ai quelque orgueil: je ne vais donc pas te supplier. Si tu te ravises, tu sais où me trouver.

LEUCOSIA.- Laisse-moi, oui: s'il revenait rôder par le rivage...

Ligéia se retire en maugréant: "Ah, pouvoir les tuer tous!" Leucosia demeure immobile, le regard fixe.

RIDEAU





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