* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


mardi

15 mai 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."



viii  « corps féminin… »

                                                                                 « Corps féminin qui tant est tendre,
                                                                                     Poly, souef, si précieux… »
                                                                                               François Villon, Le Testament
 *
1
*


Je connaissais les manuels des confesseurs. Scandaleux pour l'esprit, révoltants pour le cœur, ils s'apparentent, sous des dehors édifiants, aux ouvrages sous le manteau. Ils sont les fruits d'une délectation morose invétérée. Celle de leurs auteurs qui dénoncent, en tabellions vétilleux, avec un âpre acharnement non exempt de sadisme, les félicités dont ils se sont privés ; celle de leurs utilisateurs qui faisaient, du confessionnal, l'équivalent de ces postes d'observation qui, dans la « maison » de Jupien, permettaient au narrateur de La Recherche de surprendre les ébats d'un couple.
« Puisque les délices que procure la chair nous sont refusées, se sont dit les théologiens, nous jetterons l'opprobre sur elle ; nous édicterons des limitations au commerce des corps qui, le privant de tout ce qui ressortit à l'art d'aimer, le réduiront au bref accouplement animal. Et nous instillerons si bien, dans les pensées, la mauvaise conscience et l'angoisse, que le plaisir en sera terni ; que l'acte prendra figure de morne devoir. »
 *
J'admire que des hommes glosent sur la femme – pour la vouer aux gémonies ! – alors qu'ils ont comme retranché d'eux-mêmes, à leur corps défendant, la chair la plus encline à la jubilation ; qu'ils ont restreint, atrophié, ceux de leurs sens – et d'abord le regard, le toucher – les plus aptes à témoigner de l'opulence de l'œuvre du Très-Haut.
Notre compagne nous divertit des fins dernières ? Elle occulte la Face du Père ? Il me plaît de trouver, sous la plume de l'amante éperdue que fut Juliette Drouet, cette profession de foi adressée à Hugo : « C'est toi que j'adore en Dieu, et Dieu que j'adore en toi », cependant qu'un John Donne glorifie sa femme d'avoir « aiguisé son désir de Dieu » et, « comme un fleuve qui remonte jusqu'à sa source » de l'avoir conduit à Lui.
Certes, le commerce charnel nous enferme en nous-même, captif d'une indicible saveur ; une taie pourpre, brasillante, couvrant nos yeux dans l'acmé, et « notre âme étreignant notre corps pantelant », comme dit Malcolm de Chazal. Mais si la volupté permettait aux humains d'approcher, de pressentir, le climat, l'essence du divin ? Si une femme aimante, aimée, était notre plus sûr truchement dans cette ébauche d'Assomption ?
 *
Les preuves métaphysiques, morales, psychologiques, sociologiques de l'existence de Dieu ont-elles jamais converti un mécréant ? Si j'avais à en fournir, j'invoquerais Bach et Mozart (l'andante du 20e concerto !) ; les réponses de Jeanne à ses juges, ecclésiastiques retors ; le sourire de Reims ; Michel-Ange et tel temple des Indes, où l'érotisme s'éploie sans frein ; l'œuvre de Shakespeare et celle de Baudelaire, l'Adam et Ève de Cranach et L'embarquement pour Cythère de Watteau, sans omettre Renoir. Je prendrais à témoin la multitude des œuvres d'art que Dieu, dépourvu de mains, fit accomplir à des hommes que Son Église tiendrait pour de grands pécheurs.
Et je présenterais la femme comme preuve capitale, à la fois pour le murmure unanime d'aise qui s'élève de ses contours ; à la fois pour sa nature d'aiguillon ou d'écharde avivant, chez l'artiste, d'irréductibles nostalgies – ô fécondité du désir !
Seul un dieu prolifique, à l'inépuisable ingéniosité, peut avoir conçu, modelé, Ève et l'avoir pourvue d'une descendance innombrable sans jamais se répéter. Qui a vu la classe de danse de l'Opéra ou celle d'un temple khmer, un stade où évoluent des jeunes filles, élèves-professeurs d'éducation physique, est aussi ébloui, égaré, que le visiteur de ce musée d'Athènes où voisinent dix mille vases antiques, semblables et distincts en perfection.
*
Des femmes s'étonnent que nos compagnes aient été, soient toujours, un tel objet de mépris, d'abaissement, de servage, de cruauté. Elles n'auraient pas subi tant de persécutions si nous n'avions obscurément conscience de leur supériorité ; si elles n'inspiraient également à l'homme convoitise et appréhension. Et qu'il est humiliant, quand on s'érige en potentat, de s'avouer dépendant de qui paraît plus faible que soi ! Une faiblesse toute relative, au reste, car on sait vos accointances avec ces forces éparses, méandrines, qui échappent à l'homme aux antennes rudimentaires.
Pourtant, ce fond de sauvagerie primitive que récuse l'homme « raisonnable » ne suffirait pas à les faire haïr de lui ; mais elles sont, longuement ascendantes, la beauté – mouvante, et tiède, et moelleuse. Or la beauté est, pour bien des soudards qui s'ignorent, une offense qu'il leur faut relever. Quelle âcre joie leur vient quand ils peuvent impunément lacérer, souiller une toile de maître, marteler une statue, dynamiter un monument, brûler une bibliothèque – ou du moins, à défaut, forcer une femme !
Surtout comment trouveraient-elles grâce aux yeux d'un maître qui se sent jugé en silence par cette sujette à qui, partageant l'espace domestique, et sa couche, on ne saurait faire illusion puisqu'elle n'ignore ni ses hâbleries, ses lâchetés, ses indélicatesses, ni sa grossièreté foncière ? De surcroît, comme elle n'en laisse rien paraître, son mutisme vaut condamnation. Et c'est ainsi qu'agressé par le silence, on frappe, ou qu'on prononce, quand la loi le permet, les paroles de la répudiation.
 *

2
 *
Je m'informai, ainsi qu'on m'y avait convié et dus en convenir : immensurable était la somme des sévices, agressions, tortures et meurtres, dont nous nous sommes rendus coupables à l'égard des femmes depuis la nuit des temps, en raison même de leur nature.
*
Vouloir dominer est de l'homme, et il trouve en sa compagne un être qu'il peut asservir. Pourtant, sa violence serait moins constante et brutale, si cette femme ne lui tendait, muet et sans indulgence, comme ils le sont, un miroir où lire ses faiblesses, ses ridicules, sa puérilité et sa dépendance d'éternel petit garçon ; s'il ne se sentait en silence jugé par celle qui, ayant pris définitivement ses mesures, peut bien lui donner toutes les marques de la soumission : elle ne cesse de lui signifier, et d'abord pas son silence, en quelle piètre estime elle tient le despote et le hâbleur qui sévissent au logis.
Quand le maître insulte, rudoie, gifle, c'est ce front qu'il vise, que le dédain a rendu impénétrable ; que la rancune a cadenassé, et qui vous oppose une étanchéité d'enceinte de forteresse, et l'on est alors tel l'enfant qui donne du poing dans la porte ou le mur.
Il plaît à l'homme de voir, en celle qui vit à ses côtés, la faible créature, l'éternelle mineure des railleurs, la pécheresse des théologiens, qu'on peut à bon droit gouverner et contraindre. Il n'en a pas moins le sentiment qu'elle détient une autre sorte de force que celle dont il se prévaut ; que les pouvoirs, diffus mais multiples, qui lui furent dévolus, passent de loin les siens. Celui de mépriser n'étant pas le moins éprouvant, surtout quand il se fortifie de mutisme, jusqu'à vous faire paraître l'Autre, sous des dehors sereins, une vivante énigme, un réduit inexpugnable.
À quoi la grâce, la beauté propres à l'espèce, ajoutent un motif de sourde irritation, puisque l'harmonie, sous quelque forme qu'elle soit, est une offense pour certains – de ceux qui, petits, donnaient un coup de pied dans l'assemblage de pétales ou de coquillages qu'une camarade avait agencé, ou qui arrachaient leurs ailes aux papillons.
– « Ah ! refermer ces mains, enclines à étreindre, à broyer, sur ce cou flexible dont le flanc tressaille d'une pulsation régulière, et serrer, serrer jusqu'à voir s'évanouir tout éclat dans ces yeux aussi infranchissables que l'horizon de mer ! Des yeux qui, la nuit, demeurent grand ouverts dans les ténèbres : je le sens dans mon sommeil même… »
En matière de bonheur, qui est leur grande affaire, c'est surtout d'elles-mêmes que les femmes l'attendent, de leur vie secrète, personnelle, – de leur soliloque ! – et de leurs rencontres avec leurs semblables. De l'homme, elles ne l'espèrent, de plus en plus, que brièvement : il est si déroutant, si différent, – et si peu fiable !… Avec cela, si prompt à user, abuser de sa force physique, à rabaisser ce qu'il ne peut saisir et qui d'autant l'irrite, confronté qu'il est à ce noyau, ce réduit de silence, ce for(t) intérieur auquel on n'achoppe jamais plus sensiblement qu'en opprimant l'autre. Et il faut avouer qu'elle en aurait à dire, cette Autre-là, et que mille ans n'y suffiraient pas !
 *
Consterné de ce que je découvrais, il me parut que je devais tenter de suggérer à mes pareils l'ampleur et la permanence de nos forfaits, les modalités de notre indignité, même si, homme, on a scrupule à prêter sa voix, surtout dans le registre tragique, à tout un peuple femme vivant ou disparu.
C'est que les actes d'accusation qu'on entend dans les prétoires pèchent par leur sècheresse ; aussi ne tirent-ils de nous qu'une sympathie convenue, fugace : « Sans doute, ces faits sont-ils révoltants et je compatis au malheur de la victime ; mais le mal est si commun, et les affaires de couples si sujettes à caution … »
Il faudrait, pour nous émouvoir, que le rédacteur recourût aux moyens du grand romancier rompu dans l'art de nous donner le sentiment de la durée. En d'autres termes, qu'il fît, du liseur de faits-divers, le lecteur qui se démet de tout ou partie de son présent, pour épouser celui d'un personnage de fiction.
N'étant pas romancier, n'oubliant pas que « c'est avec de bons sentiments qu'on fait de mauvaise littérature », je souhaite qu'on ne voie, dans ce qui suit, qu'une esquisse. Avec l'espoir qu'une femme de grand talent et qui sache qu'« écrire est un art », nous donne un jour un tel témoignage de nos sévices, qu'il nous soit insoutenable.
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Qui, de bonne foi, le nierait ? La violence de l'homme est bien au cœur de la condition féminine. Si elle a surtout des formes larvées qui nous font paraître autoritaires et irascibles, elle a aussi son paroxysme – son absolu.
Devant ses juges, l'homme accusé de viol avance excuses et justifications. Et d'abord, la prétendue victime a-t-elle fait preuve, en la circonstance, d'une conduite réfléchie, circonspecte ? Ce qui revient à délimiter un temps, un espace hors desquels les seules femmes ne sauraient s'aventurer qu'à leurs risques et périls. L'égalité devant le danger, en forêt équatoriale, cesse dans les pays civilisés : c'est d'abord pour la femme qu'une rue, un sous-sol, un rivage désert, un lieu écarté, peuvent devenir une jungle.
Certaines, qui parient sur l'homme ou leur étoile, se refusent à modifier leur mode de vie : il leur semblerait humiliant de se priver par prudence d'une promenade ou de devoir presser le pas quand l'heure les dispose à la flânerie. Mais qu'elles soient agressées, et cette confiance, ce sens de la dignité, passeront pour témérité ou manque de discernement.
La victime n'aurait-elle pas transgressé les limites de cette réserve où la sagesse doit la confiner, que son habillement lui serait imputé à charge. Avoir voulu, par sa mise, et se plaire et se concilier les regards, devient une circonstance aggravante. Elle avait besoin, dans la foule anonyme, de s'éprouver singulière, de se sentir vivre, fût-ce dans un papillotement de regards fugitifs mais bienveillants ? Elle aurait dû savoir qu'elle se désignait ainsi à la convoitise de l'homme ; que celui-ci ne pouvait voir, dans sa tenue, qu'un signe d'assentiment tacite.
Et cette autre, qui ne cherchait qu'un peu de réconfort auprès de l'ami de toujours, ne fut-elle pas imprudente de se rendre chez lui ou de l'inviter chez elle ? Le besoin d'une simple présence, d'un peu de chaleur humaine, est-il bien plausible ? Et ne sait-on pas que le non que vous oppose d'abord une femme est de pure forme ? Qu'il n'en est qui ne fasse une place au viol dans ses divagations ? Elle se trouve sur la plage ou à l'orée d'un bois, allongée sur le ventre. Il s'approche, la prend sans que, subjuguée, elle n'ait songé à se débattre, à crier et il s'éloigne. Elle n'aura pas même vu son visage. Elle a seulement le souvenir, comme en rêve, d'une étreinte à la fois impérieuse et ineffable, qui lui aura révélé l'ampleur de ses gouffres – à mesure comblés !
Il se peut que des femmes réfugiées dans leur jardin secret jouent ainsi à se faire peur, palliant par l'imaginaire la monotonie, la pauvreté de leur vie charnelle et empruntant à l'homme, pour l'inverser, son fantasme du viol. Mais tout autre est le réel, et le témoignage de celles qui furent violées constituerait, s'il avait pu être recueilli depuis l'aube de l'humanité, la plus monstrueuse chronique de l'abjection au masculin.
J'écris ces lignes devant une mer soyeuse, susurrante, dans l'éclat feutré d'une fin d'été. L'espace n'est que tiédeur, bénignité ; la paix se respire, et l'innocence des premiers jours du monde. Aussi, quel effort ne faut-il pas faire pour se dire qu'à cette minute, ici où c'est encore le jour, et là où règne déjà la nuit, un homme, mille hommes outrepassent une femme, et que si nous n'avions pas depuis toujours l'oreille fermée au malheur, nous ne pourrions pas ne pas entendre, par-delà le bruissement de feuillage de la mer, les cris des victimes, même décolorés par la panique.
Encore ne pensons-nous qu'à des pays en paix ; mais que survienne la guerre, qu'une armée envahisse une contrée… Nous avons tous en mémoire des photographies d'hommes, d'enfants qui dans la mort même continuent de déborder d'angoisse, de terreur, d'un immense étonnement aussi, figés à même leur chair. Nous nous souvenons de ces visages encore qui avaient pris au piège de leurs traits la haine qui les jeta bas. Mais aux jeunes femmes, aux filles, il est réservé de subir, précédant le massacre commun, l'outrage intime, le saccage en elles de l'espèce – le meurtre du moi, avant qu'une balle, un coup de crosse, ne parachève l'ouvrage en rendant à la nuit ce qui s'obstinait à survivre.
À cette minute même, mille et mille femmes sont face à l'un de ces hommes qui lient leur identité, l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, à l'étendue de leur butin féminin. L'indifférence, le dédain qu'elle lui a manifestés, comme si elle ne le voyait pas, comme s'il n'était pas, ce refus formulé sans ambages ou que traduit sa fuite, n'est-ce pas une façon de lui signifier qu'il n'est pas assez séduisant à ses yeux ? Partant, une remise en cause de son statut de mâle dominant ?
Pour l'homme qu'on se croit, qu'il est donc intolérable de voir une femme – une femme ! – se poser en être autonome, libre de vous dire très résolument « Non ». – « Son refus m'outrage, il me… rature ; mais j'existe, moi, qu'elle le veuille ou non. Et je ne suis pas homme à me laisser bafouer. La châtier sans délai. Rabaisser sa superbe. Humilié, l'humilier à mon tour. La forcer à se voir par mes yeux : un objet, un sexe à l'usage de l'homme. La ravaler par conséquent au rang des prostituées. Ainsi n'aurai-je été repoussé, nié, que par une ordure. »
Les coups en viendront à bout. Fille, femme, elle est ce qu'on peut impunément malmener, frapper, avilir, contraindre, consommer, jeter. Ce qu'on peut sans risque se soumettre par la force, si l'injure, la menace, n'ont pas eu raison de son dédain.
« Quel âcre sentiment de puissance vous gagne, à tenir l'autre à se merci, à lui imposer durement votre volonté ! Ah ! Je ne savais pas encore, avant de m'acharner sur elle, à quel point je méprisais, je haïssais la femme ! J'ai l'impression que c'est l'espèce entière que je soumets, que je souille et punis, que je possède ! »
D'autres hommes, ou les mêmes, ont devant des tableaux, des statues, pareille rage de détruire quand les temps s'y prêtent. Et il s'agit, là encore, d'anéantir ce qui, par sa beauté, par l'humanité qui s'y manifeste, dénonce votre médiocrité et vous nie, vous rature tranquillement, en silence. Ce n'est qu'en lacérant, en profanant, en brûlant, qu'on pourra peut-être éteindre sa rancune et sa haine à l'égard de ce qui vous déborde et vous échappe.
« En la prenant de force, je possède et je détruis, dans un même acte, ce qui à la fois me fascine et m'humilie par cette dépendance où je me sens à son égard. Et c'est là un double assouvissement, une jouissance au suprême degré, une vie paroxystique. Pour l'avoir réduite à l'état d'objet, pour l'avoir saccagée, je sors grandi de sa résistance même ».
  *  
En face… Mais comment imaginer ? Encore que le viol de l'homme aussi existe, comment notre sympathie, pour ample et vive qu'elle soit, embrasserait-elle en son étendue cette tragédie du plus intime, du for intérieur ?
Confiante. Il y a quelque part, à cette minute, se promenant, rentrant chez elle ou en visite chez un ami, une femme qui ne pense pas devoir être sur ses gardes. Et puis une présence, une ombre, ou un propos, un geste insolite de l'homme avec qui elle se trouve, fait naître en elle une crainte que fortifie son bref regard circulaire : seule, elle est seule, l'horizon refermé sur elle comme un carcan, comme des mains d'étrangleur.
Se raisonner, se maîtriser. Ne pas laisser à l'ombre, à l'ami, cette inquiétude qui, décelée, risque, ainsi que chez le fauve dompté, de réveiller l'agressivité. Ne pas se conduire en proie pour ne pas faire de l'autre un chasseur. Et ce n'est parfois qu'une fausse alarme. On en est quitte alors pour la peur et l'on s'en veut de s'être alarmée. Mais il arrive aussi que très vite les intentions de l'autre se manifestent, sans méprise possible.
L'effroi, et le cœur soudain à se rompre. La dénégation farouche, la tentative pour fuir – ou la paralysie : « Avez-vous jamais vu un lapin pris dans la lumière de vos phares ? Pétrifié, comme s'il savait qu'il va y passer ; c'est ce qui se produit. » Ce sont là des propos de femme violée. Oui, on est un petit gibier sur lequel une poigne s'est abattue ; on va y passer. Et de cet instant, ne vous quittera plus la peur panique d'être tuée ou pour le moins, frappée, défigurée.
De fait, après les injures, les coups pleuvent, qu'on essaie de parer, de rendre. Mais comme on est peu entraînée à se défendre ! Comme frapper, blesser, est peu de votre nature – et que vos coups semblent dérisoires ! … Lui, ce bloc hideux, aveugle, à forme d'homme, lui sait vous tordre les bras, vous gifler à toute volée, encore et encore jusqu'à ce que vous pliiez les genoux, que vous vous laissiez tomber, suffoquant, pleurant, criant. La guerre, c'est la guerre. Le monde a basculé, tout se convulse. Pour seul ciel, un visage de brute, flambant de haine et de désir. Et à présent, tout en vous maintenant rudement au sol, il entreprend de vous mettre nue, déchirant ce qui ne s'ouvre ou ne glisse pas assez vite… Mais, à nouveau, écoutons témoigner une femme violée : « Après les coups, après la mise à nu, il y a cette chose dure qui pénètre en vous, qui vous transperce comme un poignard ; il y a cette douleur insupportable et le sang qui coule, des mains qui vous manient avec rudesse, une bouche hideuse qui se colle à la vôtre. Il y a, même l'acte accompli, de nouveau les coups – qui pleuvent jusqu'à vous faire perdre conscience ».
La guerre ? Ou une perversion des règnes ? Couverte par un animal mi-bouc, mi-sanglier, frappée au ventre de bas en haut par la foudre, cette femme va former avec son agresseur, pour un interminable moment, l'un de ces couples monstrueux nés sous le burin d'un Goya. Et dans cette copulation contre nature, la Bête ne se contente pas de vous ouvrir de force et de vous injecter son ignoble semence. Elle promène son mufle sur votre peau glacée, révulsée ; elle vous frappe encore et toujours pour vos sursauts de répugnance, pour vous contraindre à des privautés qui n'étaient que pour l'aimé ; elle ravale en vous la femme sous les mots les plus orduriers.
« Mourir… Si cela continue, je vais mourir, je le sens. Je n'y vois plus, ma tête est tuméfiée… Cela ne finira donc jamais ? Faites qu'il me laisse, que quelqu'un vienne ! Je voudrais… je ne voudrais pas mourir… »
*
 A suivre


1er mai 2018 "CORPS FEMININ QUI TANT EST TENDRE..."



CHAPITRE VII
*
« IMAGINEZ-VOUS… » (fin)
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4
*
Je n'en ai d'ailleurs pas fini. Car s'il est des humiliations majeures auxquelles vous ne pensiez pourtant pas, d'autres, diffuses, permanentes, risquent de vous être moins sensibles encore.
Vous qui allez et venez partout à votre gré et quand il vous plaît, imaginez que du fait d'être femme et seule, vous ne puissiez vous trouver en certains lieux publics – la rue dès le soir, le train de nuit, un bois, un chemin creux à toute heure – sans vous tenir sur vos gardes ; sans que votre peau ne s'imprègne, ne s'éteigne, de l'insécurité latente. Et demandez-vous si, dès lors, vous jouiriez à plein du paysage ou du moment. Imaginez que la simple flânerie, la station au jardin public, l'arrêt devant une vitrine, vous fassent paraître, aux yeux de l'Autre, disponible à l'aventure et que votre vue ait le don de le muer aussitôt en prédateur – auquel vous allez devoir échapper en pressant le pas. Imaginez que, d'un naturel aimable, ouvert, il vous faille par sagesse croiser l'Autre le visage fermé, les yeux baissés … Que cette même sagesse vous dissuade de toute recherche dans votre toilette, toute mise en valeur de votre joliesse et de ce qui vous rattache au féminin.
Imaginez que malgré votre souci de discrétion, vous ne puissiez sortir dans la rue sans que votre marche ne s'accompagne de sifflets, bruits de lèvres, interpellations ou rires. Vous feindriez de ne rien voir, rien entendre ? Vous n'en seriez pas moins abordé par l'Autre, d'autant plus arrogant qu'il sera plus laid ou répugnant. Lequel, devant votre geste agacé, aura recours aux épithètes malsonnantes ou poursuivra ses assiduités dans l'indifférence ou sous l'œil de ses congénères.
Ne criez pas grâce encore et imaginez-vous plutôt, sur votre lieu de travail, l'objet, de la part de l'Autre, de propos ambigus, déplacés, de regards jetés comme autant de serpentins, d'invites de plus en plus claires, de contacts furtifs – et vous portez par précaution des vêtements très stricts, mais rien ne décourage ses mains que toute rondeur aimante. Imaginez que pour vaincre votre indifférence ou le refus que vous lui avez signifié et qui le mortifia, il recoure à la menace, au chantage quand dépendent de lui votre maintien dans la place ou votre carrière… Et que vous découvriez qu'il peut miser sur la loi du silence, et que vous manqueront le plus souvent preuves et témoignages, si bien que plaignante, on vous accuserait de fabuler. Vous devriez interroger les jeunes infirmières, les étudiantes, les secrétaires, les actrices, les vendeuses, les ouvrières : vous ne les trouverez pas toutes amères et révoltées, voire apeurées, mais n'est-il pas désolant que certaines voient dans ce harcèlement, cette violence fourrée, une manière de fatalité, là encore, de loi de nature ?
Rentré chez vous – en rasant les murs s'il fait sombre, en évitant certaines parties de l'immeuble – vous pourrez du moins vous estimer en lieu sûr. Avec l'amertume d'avoir dû multiplier les verrous parce que vous n'êtes pas de l'autre sexe. Encore ne sauriez-vous tenir pour tout à fait fiable ce camarade de travail, cet ami de longue date, que vous accueillez ce soir pour prendre un verre et qui peut se muer en agresseur si vous manquez de… compréhension. Seul, en effet, n'êtes-vous disponible ? Et ne savez-vous pas que l'amitié, la chaleur que vous quémandez sont à ce prix ?
Imaginez que votre seule appartenance à l'autre sexe vous contraigne, en un pays réputé libre, à aliéner vous-même votre autonomie, à renoncer en partie à vos goûts, à vous faire accompagner comme si l'on traversait une contrée insoumise, parfois à dissimuler votre état-civil ainsi qu'il advient aux interdits de séjour.
Je ne vous apprendrai pas pourquoi nous sommes, et dès l'enfance, entraînées à la méfiance comme d'autres à l'audace ; pourquoi, sans en être toujours conscientes, nous amputons notre indépendance et pourquoi, si souvent, nous avons le sentiment d'être exposée, de nous trouver en terrain hostile ou peu sûr : cet objet qu'on évalue et soupèse dans la rue, que l'on cisèle ou… chantourne, de convoitise, il arrive qu'on s'en empare de force. La violence – votre violence – existe, patente, et nous ne pouvons vivre en l'ignorant. (Et cela dès l'enfance, n'est-ce pas inconcevable ?). En sorte que nos pensées, notre conduite, nos sentiments à votre égard, notre vie en un mot, en sont imprégnés et comme gauchis.
Imaginez donc que par la menace, la contrainte, on s'approprie votre corps ; qu'on s'y introduise brutalement en forçant le plus réservé, sans égards pour la dévastation intérieure qui en résulte. Et que toute occasion soit bonne pour qu'on agisse ainsi avec vous : le raid, la guerre et l'émeute bien sûr, mais encore un voyage, une promenade, une simple rentrée tardive ou la visite d'un homme en qui vous avez confiance.
Les femmes ne vivent pas dans la crainte perpétuelle du viol mais aucune n'affirmerait qu'on ne la prendra pas contre son gré ; qu'elle ne sera pas frappée, torturée, tuée en raison de son sexe. Pensez-vous qu'une telle éventualité, s'appliquant à vous, n'influerait pas sur votre comportement quotidien, sur vos sentiments à l'égard de cet Autre de qui peut toujours venir l'agression ?
La loi, sans doute, réprime pareil crime, mais vous savez ce qu'il en est lors d'une invasion, quand les troupes entendent bien humilier l'ennemi jusque dans ses femmes, ou encore à la faveur de troubles. Car posséder, après le saccage, un être qui est  votre merci, son regard basculé d'effroi et d'effarement, posséder parmi des décombres qui témoignent déjà de votre force virile, c'est là, je vous l'accorde, atteindre à des sommets de jouissance. Cependant, comme nous vivons en paix, en un pays de droit, vous ne doutez pas que, victime d'un viol, justice vous serait rendue. Il vous reste donc d'imaginer que famille et milieu vous dissuadent de porter plainte. Que résolu à passer outre, votre déposition ne rencontre que scepticisme ou curiosité grivoise ; que votre vie privée, présente et passée, soit soumise à une enquête en règle puis étalée lors des débats – où vous ferez figure d'accusé, ne serait-ce que par imprudence. Si la plupart des femmes violentées se taisent, c'est qu'elles préfèrent laisser le crime impuni plutôt que de subir interrogatoires, confrontations et débats qui leur paraîtraient autant de modalités de l'acte initial ; c'est que, victimes, il leur est insupportable de se heurter à la suspicion et au cynisme, et révoltant de se voir convaincues d'imprudence, voire de provocation.
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J'ai longuement fait appel à votre pouvoir de sympathie et je ne doute pas de vous avoir touché. Mais une chose est d'imaginer un instant, pour très vite écarter avec soulagement ce qui vous assombrit, très vite retrouver la liberté d'action, la quiétude propres à votre sexe, parce qu'il n'a pas, en tant que tel, à redouter l'agression, qu'il ne se croit pas impur, qu'il ne vit pas dans la dépendance, qu'il rencontre qui bon lui semble à visage découvert … Une autre chose est de vivre cette condition dans sa chair et son cœur. De la vivre jour après jour de l'enfance à la mort.
Je vous parlais de la réclusion à vie qui fut et reste le sort de tant de femmes. Demandez-vous quelles couleurs et quel sens prend alors une existence, quand même elle s'écoule dans une prison dorée. En matière de projet, de réalisation de soi, la fourmi, l'ouvrière de la ruche auraient ici des réponses à vous faire. Imaginez que toute votre vie, vous ne soyez jamais qu'une ombre furtive à peine vous hasardez-vous hors de vos enclos. C'est beau, une ombre véritable, sur la route ou la plage ; c'est beau quand elle est celle d'un vivant libre et fier, et que le jour est vaste et l'horizon ouvert. Mais quand on n'a pas plus d'épaisseur et de poids qu'un spectre, en un monde où seuls les hommes existent ? Imaginez, oui, que jour après jour on vous vole votre vie au soleil des rues, des places, des bancs de jardin public, des rivages… Simplement parce que le hasard de la naissance aura fait de vous une femme. La prison à perpétuité, sans même l'espoir d'une remise de peine pour bonne conduite. Que d'innombrables femmes aient pu penser que nées chien, on leur eût accordé plus de liberté et de considération, cela ne vous paraît pas porter condamnation du geôlier ?
Vous me répondrez que ce sont là des situations extrêmes et qu'il faudrait nuancer selon les siècles et les nations. Mais nierez-vous que cette condition ait été, soit encore celle de foules de femmes ? Et connaissez-vous tant d'hommes pour l'accepter, et durant des millénaires ?
Au vrai, votre seule supériorité physique aura fondé, assuré votre domination sur nous, et la loi qui maintient en sujétion une partie de l'espèce humaine n'est que celle du plus fort. Mais voilà qui conduit à s'interroger : "Et si ces milliards de mâles imbus de leur courage et de leurs vertus, occupés de leur 'gloire' n'avaient été, tout compte fait, que des milliards de lâches qui s'ignoraient, qui s'ignorent toujours ? Et si, surtout, la lâcheté leur était essentielle, et l'insensibilité ? Quelle clé pour élucider l'âme masculine, ne trouvez-vous pas ?"
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5
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Dans son œuvre d'asservissement de notre sexe, la société a toujours pu compter sur le concours de la religion – ce qui se perpétue en plusieurs… "civilisations".
Pour nous en tenir à la nôtre, des siècles durant nous n'aurons pu oublier la bassesse de notre origine, à partir d'une côte tirée du premier homme, et surtout que notre aïeule commit le Péché irrémissible d'où viendrait le Mal jusqu'à la fin des temps. Avez-vous lu les pénitentiels[1], ces manuels des confesseurs du XIXe siècle – c'était hier, au temps de Chateaubriand, de Balzac, de Georges Sand… ? On devrait les rééditer continûment afin que chacun sache en quelles ténèbres, théologiens, ministres du culte que leur vœu de chasteté mettait à la torture, quand ils le respectaient, ont fait vivre des générations d'humains, en marquant les consciences du sceau indélébile de la culpabilité, et en régnant sur les âmes par l'effroi.
Avec une… dilection particulière pour la femme. Car Yahvé, dieu jaloux – il ne cesse de le redire à Moïse – ne tolère pas que notre corps méprisable, corruptible, fasse écran entre l'homme, sa créature d'élection, et Lui.
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Imaginez que, petite fille, adolescente, épouse et mère, on vous persuade par le catéchisme, le prône, la confession, que vous êtes un instrument de perdition ; que vous devez, par une exemplaire soumission au dogme, tenter de vous faire pardonner la Faute d'Ève, voire celle d'être née femme.
Or, comme on vous l'inculquera avec constance et rigueur, tout, dès lors que la chair est en cause, tout devient occasion de péché mortel, celui qui vous condamne au Feu éternel. Et c'est ainsi qu'en des temps où la mort saisissait le vif à l'improviste, des millions d'êtres humains ont vécu dans la terreur de mourir sans avoir pu confesser l'impureté qu'ils venaient de commettre.
La notion de péché vous est étrangère ? Elle appelle le sourire qu'on a pour les histoires effrayantes dont sont friands les enfants ? Faites l'effort de vous représenter le perpétuel tourment d'une femme pieuse, impressionnable, déchirée entre les sommations d'un homme luxurieux et les injonctions d'un confesseur détenteur du pouvoir d'absoudre ou non.
Je crains fort que vous ne mesuriez l'étendue, les modalités de cette concupiscence qui pouvait faire de vous, à tout instant, un damné. Les pénitentiels que j'évoquais vous apprendraient, entre autres forfaits : que regarder avec une délectation vénérienne notre sexe ou celui de l'autre, ou même les parties intimes d'une femme en peinture, est péché mortel. Qu'une femme encourt le feu éternel à se laisser toucher, même sans passion libidineuse, aux parties honteuses ou voisines ou aux seins. Que c'est péché mortel, pour une jeune fille, de s'asseoir volontiers sur les genoux d'un jeune homme, de s'y laisser étreindre et embrasser.
Qu'on pèche encore mortellement à embrasser sur la bouche avec complaisance et surtout en usant de la langue, ou quand le baiser est donné à des parties "insolites" comme la poitrine. Du reste, "les baisers, même honnêtes, motivés par la passion, donnés ou reçus entre personnes du même sexe ou de sexes différents, sont des péchés mortels".
Vous conduisent bien sûr en Enfer, le fait de composer des livres obscènes ; ceux d'assister par simple curiosité à des spectacles de même nature, de lire des romans, des récits remplis d'amours illicites. Et non moins toute parole obscène, voire de simples équivoques lancées dans un but de lubricité. Et faut-il rappeler que "prendre part à un bal que certaines nudités, certaines manières de danser, de parler, de gesticuler, rendent gravement déshonnête, relève bel et bien du péché mortel – ainsi, en premier lieu, de la valse" ?
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"Mieux vaut se marier que brûler", dit Saint Paul. Serait-ce que, dans le mariage, on a moins d'occasions de se damner ? Hélas, le crime d'Onan, partout perpétré, est devenu "l'écueil, le fléau, la désolation du mariage". Or, une femme doit savoir que si elle y consent, elle ne pèche pas moins mortellement que son mari. "Non seulement elle doit tout faire pour dissuader, empêcher celui-ci de commettre ce crime énorme, mais assurée de n'être pas entendue, elle ne peut rendre le devoir conjugal, même pour éviter la mort[2]. En revanche, s'il n'y a pas risque d'effusion hors du vase légitime, la femme ne peut, sans pécher mortellement, refuser le devoir pour la raison qu'il lui répugne. Elle se rendrait coupable des incontinences et de l'adultère de son conjoint, et cela vaut pour la demande d'un homme ivre, furieux, insensé, s'il y a danger évident d'incontinence". Davantage : il y a péché mortel pour elle à demeurer passive dans l'acte, c'est-à-dire à se refuser au plaisir par peur de devenir enceinte.
Non, les époux auraient tort de croire que tout leur est permis. Sont péchés mortels, dans le mariage, "toute position qui fait injure à la nature ; tout attouchement, même en vue de l'acte charnel, qui répugnerait gravement à la droite raison ; tout acte vénérien qui ne se rapporterait pas à l'acte conjugal (attendu que la délectation vénérienne ne nous fut accordée par le Créateur que pour la seule propagation du genre humain)".
Si le salut éternel de la femme importe éminemment aux théologiens, son destin terrestre leur paraît d'un moindre poids. Ainsi n'est-il jamais permis à une femme, même dans la crainte de la mort, de rester passive et de permettre le viol car ce serait en quelque sorte volontairement coopérer à l'acte. Elle doit donc se défendre de toutes ses forces, mais de manière à ne pas tuer ou gravement mutiler son agresseur. Et un autre texte précise qu'"une jeune fille qu'on viole et qui craint avec raison de consentir aux sensations vénériennes, est tenue de crier même aux dépens de sa vie – et alors elle est martyre de la chasteté".
La femme mariée a-t-elle un vagin trop étroit ? Elle est tenue de subir son incision, ou l'amputation du clitoris, même quand elle doit en éprouver une douleur violente ou qu'il doit en résulter une grave maladie, pourvu que ce ne soit pas au péril de sa vie.
Le mari peut-il répandre son sperme hors du vase de sa femme, quand les médecins ont affirmé que celle-ci risquerait de mourir en couches ? – Il n'a jamais ce droit. Si le danger de mort n'est que probable, l'acte doit être consommé jus­qu'au bout ; quand le danger de mort est certain, les époux n'ont d'autre solution que la continence. Étant entendu qu'à l'heure de l'accouchement, il ne saurait y avoir de dilemme : la femme sera sacrifiée si son enfant doit vivre à ce prix ; si bien qu'en toute justice, on aurait dû graver sur d'innombrables dalles funéraires : "Ci-gît Une telle, tuée par la Lettre".
*
Le sort de celles qui, par foi ou contrainte, payèrent de leur vie l'obéissance au dogme vous révolte, vous indigne ? Mais à cette fin tragique près, des foules de femmes auront eu un destin assez proche puisque une seule morale avait cours, qui pesait d'abord sur elles. Une morale d'hommes pleins de défiance, de mépris, de haine, pour cette femme, ce sexe auxquels les ecclésiastiques avaient renoncé mais qui ne se laissait pas oublier d'eux.
Innocence et ignorance allant de pair, c'était un viol légal que bénissait l'Église quand on livrait une pure jeune fille au mari qu'on lui avait choisi. Après quoi, l'épouse apprenait de son confesseur que le mariage n'ayant d'autre fin que la procréation, toute effusion hors du vase légitime est un crime qui voue les coupables à l'enfer. Aussi le corps répondait-il par la prostration aux perpétuels débats de conscience entre l'observance de la Loi et les exigences de l'homme, les basses réalités de 1'alcôve. Partagé entre appréhension, répulsion, accablement, soumis aux pressions, aux impératifs adverses, tenu, par la femme elle-même, pour une source d'afflictions, le corps se réfugiait dans le détachement. Sourd et gourd, et  muet, et comme hors jeu, il aspirait au temps où il serait enfin hors d'usage.
*
La notion de péché s'est diluée, affadie, et il est des propositions que l'Église n'oserait plus soutenir ? À supposer que le puritanisme ait partout disparu – ce qui n'est pas –, la chair de la femme aura été trop longuement un objet de casuistique et le champ clos du conflit entre le désir de l'homme et l'ostracisme qui la frappait, pour qu'elle n'en garde pas une certaine ... circonspection.
Songez-y : pendant près de deux mille ans, on convainquit la femme qu'elle était la première pécheresse, la Faute capitale, et l'instrument du démon. À s'éprouver, deux millénaires durant, vivante souillure, ramas d'abominations, cause de ruine et de perdition, pensez-vous qu'il n'en reste rien, dans notre inconscient collectif ? Quand vous nous trouverez rétives à vos exigences, pas assez disponibles, assez fougueuses dans le don, pensez à cette grande ombre qui s'étend encore jusqu'à nos pieds et qui, jadis, pesait de l'enfance jusqu'à notre dernière étreinte, sur nos moindres pensées ; qui bridait nos élans d'amoureuse ; qui, si longtemps, nous fit vivre le plaisir dans la dissociation ?
Je parle d'époques révolues ? Il y a toujours, par le monde, des théocraties, et puisque vous goûtez l'univers des femmes, c'est là-bas en noir, en gris, qu'il vous faut vous le représenter. À peine verriez-vous, dans la rue, sous les voiles qui couvrent leur tête, leur visage, des passantes aux yeux baissés que leurs maîtres autorisèrent, par nécessité, à sortir de chez elles. Et parfois ne verriez-vous pas même leurs yeux, masqués d'un treillis ménagé dans l'étoffe qui enveloppe le corps entier.
Vous admirez la démarche des jeunes femmes de nos climats, leur façon de mettre l'espace en alerte ? Vous ne rencontreriez, en ces pays, que des ombres furtives, voire des idées, des fantômes de femme qui passent, quand un suaire les ensevelit de pied en cap. C'est que leurs geôliers, qui se savent lubriques, font peu crédit à leurs pareils. Non plus qu'à leurs femmes qui, pour impures et méprisables qu'elles soient, tiennent leur chair d'homme en servage.
Je le demande : qu'est-ce qu'un Dieu qui, peuplant une contrée de belles créatures, prescrit à ses ministres de les dérober – au bénéfice d'un seul – à la vue d'autrui ? A-t-on jamais vu un peintre, un sculpteur de génie, cacher jalousement ses œuvres au public ?
C'est là punir l'homme. À commencer par le maître qui ne verra jamais les controverses, pleines de dénégations, d'une longue chevelure avec le vent ; le jeu onctueux de membres nus et libres sur fond de ciel ou de forêt ; l'inclination que le soleil, les ombres, ont pour les galbes féminins ; la fougue des eaux marines dans leur accolade d'un corps de femme peu vêtu.
Oui, qu'est-ce qu'un Dieu qui intime à l'homme de vouer sa compagne à la soumission, à la claustration ? En l'empêchant de lever les yeux vers un ciel de loisir ; en maculant la rue et tout paysage de ses vêtements de deuil, on se prive de jamais connaître le sourire qu'égale à vous, et autonome, elle ferait flotter autour d'elle ; on se condamne à ne rencontrer jamais que des visages désertés, au regard terni par l'appréhension et l'inespoir.
De quoi, vraiment, se sentir fier d'être homme !
*
Je fus bien longue ? J'ai pourtant le sentiment de n'avoir presque rien dit. Lisez quelques Histoire des femmes, et l'homme que nous décevons parfois sera peut-être tenté, par souci d'équité, d'écrire le martyrologue passé, présent, de notre communauté.
Il ne vous faudra que quelque constance et humilité : mille ouvrages n'épuiseraient pas le sujet – ainsi que la relation de tout génocide, surtout commis à bas bruit. Souvent sans effusion de sang. »
*
A suivre




[1] La Clé d'or offerte aux nouveaux confesseurs pour les aider à ouvrir le cœur fermé de leurs pénitents, de Mgr Claret, et le Traité de Chasteté de Révérend D. René Louvel ont paru vers 1880.

[2] Ce n'est qu'en 1882 que la sacrée Pénitencerie admettra qu'elle peut « rendre le devoir » si le mari insiste en la menaçant de coups, de mort !

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