* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


samedi

15 décembre 2016 PROVENCE PROFONDE (suite)

PROVENCE PROFONDE
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    Que ceux qui rêvent de Tirynthe et de Mycènes se rendent aux Baux ! Arrimé par quelle racine à l'assise fondamentale, ceint quasi de toute part de hautes falaises, un éperon se fait butoir, escarpement défensif, prodigieuse catapulte et d'abord aire d'envol pour les intraitables seigneurs du lieu. Lesquels bâtirent un donjon sur ce qui était déjà place forte et nid d'aigle, décor pour une tragédie de Shakespeare.
    Un éperon de roches affouillées, aérées comme de gigantesques éponges, brandit vers le ciel un château démantelé dont le donjon continue de défier l'un de ces panoramas qui vous étreignent le souffle – restes, avec les remparts, d'une citadelle édifiée, rebâtie, par une race « jamais vassale ».
    Formidable est le mot qui nous vient devant ces abrupts béants d'orbites ou d'alvéoles de gâteau de cire, ces surplombs menaçants, ce tumulte minéral où l'on discerne, ricanant, un bestiaire d'apocalypse.
    Le lieu serait moins saisissant, si l'œil ne rencontrait là une telle intrication de la sauvagerie naturelle et d'une rectitude de bâtisseur qui n'exclut pas le raffinement. Sur ce chaos de rochers, d'anfractuosités, de grottes, de ravins, de citernes, subsistent des lambeaux de demeures patriciennes où les derniers troubadours ont pu célébrer la fine amor – l'amour parfait.
    Ici un manteau de cheminée, plus loin, un four banal, des colombiers, une esplanade, des tombeaux creusés dans le roc, attestent que l'homme sut composer avec un relief aussi tourmenté qu'après un séisme et s'y établir dans un climat proche de la fantasmagorie.
    Au vrai, on doit souvent faire effort pour distinguer les parois rocheuses des pans de façades, et les porches de l'homme des voûtes naturelles dues à l'érosion.
    Ni dans sa composition, ni dans ses perspectives, le paysage n'offre rien de sûr. Le Temps a-t-il vaincu et la roche et les édifices pour mieux mêler leurs ruines ? On le dirait, tant le village récent n'est qu'un simple éboulis au regard de la forteresse originelle.
    Ce n'est qu'au bout du promontoire (aux allures de porte-avions) que, tourné vers les ruines, on voit le mieux le dédale des coupoles rompues, des degrés engagés dans la roche mère, des arcs qui ne supportent plus que le ciel. Mais que l'on éprouve aussi à plein la ténébreuse confusion que nous laissaient pressentir, ouvertes par la scie des carriers dans le soubassement, des « portes » béantes qui rappellent, sans encadrement, l'entrée des tombes royales perses à flanc de falaise, ainsi que des couloirs aux parois aussi lisses que ceux d'un morceau de flan.
    Comment ne pas songer à ceux qui choisirent de vivre ici, éperonnés, sollicités, sapés (on ne sait au juste) par le vide ? Avec, pour récompense, la vue sur de grises Alpilles qui semblent couvertes de lichens et d'algues noires ; sur un horizon dont l'immensité ressortit à l'élément marin – et tout le rocher fait alors figure de récif battu d'ailes de frégates.
    Dans le village, les ruelles ont à ce point subi l'érosion du vent (conjuguée à la véhémence raisonnée des cigales ?), que les pierres sont profondément vermiculées – et l'on pense à certains parements du Louvre, ou à l'art mozarabe.   C'est à chaque pas, que des témoignages architecturaux du passé, aujourd'hui voués au négoce, se proposent à vous qui évoluez ainsi, à cheval sur deux époques, avec le sentiment d'être un intrus, égaré dans un entre-deux de l'Histoire, et d'avancer, guetté par mille regards obliques tombés des fenêtres à meneaux, attendu par des ombres dans les encoignures des porches.
    Qui parlait de porte-avions ? Les Baux de Provence, c'est le château d'un vaisseau amiral, de haut bord.
    Les ombres du soir viennent prêter main-forte aux sombres ouvertures – naturelles ou non – et aux polypiers du lierre, pour faire des Baux un dédale d'ombre. Laquelle accuse les puissantes racines rocheuses et fait peu à peu surgir un fantastique latent. (Après, néanmoins, que la lumière du couchant qui les frappe ne dresse un peu plus l'édifice sur le ciel.)
    Une cigale lime à coups vifs la frange du silence. Tout un peuple d'yeux morts regarde périr ce jour ; regarde la plaine se remplir de nuit bleue. L'ocre des funèbres corridors se veut accueillant… Les Baux ne dormiront pas : il y a ici trop de songes et trop d'ombres ; trop de murs éventrés et de demeures à tous les vents, encore que la mer se soit retirée si loin, que nulle surprise, nul coup de main ne soient à craindre.
 *
    Devant un chaos dont les siècles n'ont pas atténué l'arrogance vindicative, alors même que, dans son alliance avec la pierre, l'homme aura été défait – le vainqueur non moins que le vaincu – , nous croyons toujours entendre le tohu-bohu de l'Histoire. Nulle corde, dans ce tintamarre de rochers, mais un vacarme de cuivres que seule couvre la féroce stridulation des cigales qui érodent les rebords des multiples grottes, abris, citernes dont le rocher est alvéolé ; murs et parois s'épaulant jusqu'à l'indistinction.
    « Après les ténèbres, la lumière » lit-on au-dessus d'une fenêtre à meneaux – qui donne sur le vide ; mais toute celle qui se déverse sur la forteresse en souligne la funèbre superbe. Et quand le soir mauve assiège les ruines, estompe leurs contours, fait, des cavités de la falaise, autant d'orbites démesurées, la clameur du minéral s'élève de plus belle, nuit noire au sein d'une nuit lactescente.
 *
    Simplement, y a-t-il des pays qui, à l'instar des hommes, connaissent une « difficulté d'être ». Pareille falaise regarde une mer que cette proue appelle, que cette tour de garde épie. Une mer impondérable qui s'avance, se hisse sans nul clapotement au pied de la forteresse. Les cigales se sont tues, les ocres se ternissent ; l'œil ne voit plus que ravines, pierrailles et presque chaos, à peine émergeant du léger velours épandu.
    La nuit rend les Baux à la confusion primitive – même s'il subsiste quelque chose de grossièrement équarri, et comme une rectitude irréductible. Voici, dans la nuit, des figures de cauchemar. Seraient-ce là des tas d'ossements ? Au pied de l'escarpement, une cigale solaire est telle une source haletante, à bout de souffle…
    Il est temps d'allumer la lanterne des morts.

jeudi

1er décembre 2016 PROVENCE PROFONDE (suite)


PROVENCE PROFONDE
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     La Provence a ses bassins sédimentaires, mais l'ossature ne s'y fait jamais oublier comme il advient à celui qui parcourt la Beauce, les Landes ou la Flandre. Cézanne dont maints tableaux tardifs tiennent de la géode, voyait en ce pays « une nature sans épiderme ». De fait, la roche y parle haut. Du Luberon à la Sainte-Baume, des Maures au verrou de Sisteron, par courts chaînons transversaux ou obliques, un cloisonné géant nous attend, dont les émaux auraient l'éclat de ceux qui ornent l'eau.
    La longue échine du Luberon est, pour l'un, le félin tapi ; pour l'autre, allongée, « la déesse velue » – ou qui reposerait dans sa pelisse crépue, mitée de pans rocheux ? Pour un autre encore, « le refuge des bêtes ». De longue date, puisque le sol y livre des ossements de lions et de girafes, que le souvenir du loup y subsiste ; que martres, blaireaux et sangliers le hantent toujours.
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    Du bassin de Saint-Rémy cloisonné de roseaux et de cyprès coupe-vent, de pentes douces, les Alpilles surgissent et déchirent l'azur de crocs ébréchés qui ont le gris des os anciens abandonnés à l'air. Il y a là de grands pans couchés, des ruines érodées de forteresses cyclopéennes. Comment s'étonner que la roche ait sécrété les Baux et que les restes du château et ceux de l'assise s'interpénètrent à ce point, vivant leur mort indéfinie dans une intrication parfaite ?
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    Les Alpilles ne doivent pas à leur seul diminutif de nous paraître aimables. Cisaillées par de profonds ravins grossièrement parallèles, elles s'infléchissent en bassins que l'homme a fait siens. Si elles ont, de près, le gris du calcaire soumis aux saisons de toute antiquité, elles rayonnent à distance une sourde et souriante blancheur que rehausse un rideau de cyprès. La Provence mentale que lectures, peintures et rêveries ont formée en nous paraît s'accomplir en cette crête qui n'en impose, secrète et engageante, lumineuse et riche en demi-teintes – ô clarté mousseuse d'un champ d'oliviers ! – et où mas et vergers humanisent la roche.
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    Le mont Ventoux, lui, fait, pour la contrée, figure d'amer. Massif, olympien, il a, tel le César de Valéry, « le pied sur toute chose ». Des horizons en foule pour tributaires, il trône. Tremplin majeur du mistral qui l'a râpé jusqu'à lui donner des aspects de Fuji-Yama, on partage, au terme de son ascension par temps nuageux, la stupeur d'un Pétrarque qui vit, en la pyramide du sommet, une île environnée d'une mer faite de floches d'écume. Au cœur de la Provence, il est un puissant présentoir où s'étagent, des terroirs méditerranéens aux glaciers alpins, climats, faunes et flores.
Les villages qui lui firent allégeance et se placèrent sous sa protection, ont de quoi se rassurer. Pourtant, comment ne pas sentir sur soi, un regard circulaire de vigie – et de potentat doué d'ubiquité ? Un regard qui, pierraille ou neige, jamais ne cille, n'importe la saison. Seul l'aigle – dont il est le miroir, dit le poète – peut soutenir la vue d'un sommet brasillant de clairvoyance, qui ne vous propose, quand on lève les yeux, que l'immaculé des régions polaires.
*
    Au-delà de la formidable échine du Ventoux – une échine de bison aux énormes vertèbres blanches – qui rappelle les arrière-plans des estampes japonaises, ce n'est plus l'universelle sécheresse de la Basse-Provence ; et si le cri des cigales passe encore l'espace au crible, le bruit des eaux courantes lui apporte un soubassement qui se retrouve en chaque vallon encombré d'osier, de tilleuls et d'érables ; empâté d'une herbe verte à peine plus mince et rêche qu'en plaine.
    Le Ventoux écrase le paysage de sa neige sale, ou fanée. La profonde érosion – digité – de ses collines en fait d'énormes pieds de pachydermes, ou parfois des replis, des fanons qu'on eût taillés dans leur peau épaisse. Dominant les vallées occupées par la vigne et les abricotiers, des falaises rebroussées, plissées, affirment les droits de la carapace, de l'ossature.
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    Les Alpilles sont accortes, leurs mystères limités. La Montagne de Lure oppose à l'étranger un invincible quant-à-soi. Les forêts dont elle se protège laissent pressentir la rudesse du climat, la dureté du quotidien, une solitude à vous ensauvager, un regard de guetteur entre des volets mi-clos, encore affûté par des haines ancestrales. L'intrus que nous sommes et resterons a-t-il tort de soupçonner, en cette terre, nombre de secrets cadenassés et quelques drames propres à vous envoyer un homme aux galères ? Le jour y est le plus pur : on y observe les astres. Mais le fond des cœurs ? Sous tant de soleil, il y a là un réduit d'ombre impénétrable à qui ne peut présenter ses lettres de créance – ou qui n'est pas romancier. Sans doute y méprise-t-on la Provence bruyante, en représentation, qui pactise, s'avilit, et se vend au plus offrant. Il me plaît de penser qu'à l'âme provençale, il reste quelques retranchements où son versant austère et sombre ne compose pas plus avec l'imagerie méridionale que les moines de Sénanque avec le siècle.
*
    Ombreuse au nord de ses hêtres, tilleuls, chênes et houx qui la préservent du feu et donnent à son sol une saveur d'humus, placée sous la double égide de la déesse Artémis et de Marie-Madeleine, la chaîne de la Sainte-Baume a moins retenu peintres et littérateurs. Pourtant, sa crête mouvementée, aussi grise et tiquetée qu'un vieux bois livré aux intempéries, s'illumine, comme tout haut belvédère, des bleus fondants de l'étendue.
    Simplement n'a-t-elle pas rencontré un émule du peintre qui fit, à la Sainte-Victoire, une cour si constante, que la mort seule y mit un terme.

mardi

15 novembre 2016 PROVENCE PROFONDE (suite)

PROVENCE PROFONDE
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GORDES
µ
µ
µ
   Qui, de Gordes, regarde à la ronde, promène sur l'étendue un regard estuaire. Il se sent tourné par le paysage, pris à revers ; observé sur ses flancs ainsi qu'au bord de la mer ; sa plus vive avidité visuelle, d'un coup pourvue bien au-delà de ses moyens. Tempes battantes, qui respirent comme des ouïes, il se trouve assiégé par une terre fauve ou verte, longuement modelée, et qu'on dirait échouée au fond d'une poche de ciel. En dépit du pollen bleu qui écrase les contours, l'œil distingue ici une ferme, et là un lambeau de bois, des champs disposés en chiens de faïence, la dépouille d'une route.
   Un bassin, en Provence, se résume en une harmonie de bleus. Le ciel se mêle aux lignes des hauteurs environnantes; il les dissout, les absorbe, les déborde, noyant les lointains, puis se tenant en suspension par tout l'espace, immobile fumée, poudre impalpable du jour et non moins sa cendre.   Seuls échappent à l'irréalité du songe, les coteaux crêpés où les murs des terrasses dessinent un escalier monumental à demi envahi de végétation ; un escalier qui ne conduit plus à rien, comme si le château auquel il menait avait disparu. Il y a ici plus que des noces entre la terre meuble, la roche à la patine de ciment, où s'accrochent chênes et buis, – et la lumière : une façon d'osmose qui nous vaut ces fonds marins où la stridulation d'une cigale unique paraît si insolite.
   Le bassin s'étrangle entre les deux éperons adverses de Lacoste et de Bonnieux, puis s'évase de part et d'autre. Quel puissant glacier y abandonna – sur des buttes ! – ses moraines latérales? Mais chaque village perché – éboulis de cubes et de prismes aux faces grises ou d'un rose ancien – ressortit encore à la carrière en exploitation. Cascades, échelonnement de blocs taillés, gradins bousculés, font figure de troupes veillant sur le défilé, qu'on eût changées en pierre.
   Proche, une autre cigale se déclare, puis d'autres modulent brièvement le pointillé métallique de la première. On les dirait seules lucides dans ce paysage sans voix qui n'est plus, à cette heure, qu'un désordre de sables, de limons, d'algues vertes épandues, que cerne le reflet mauve d'un incendie hors de vue.
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*
*
8 heures.
   Quelques chants de coqs – digitales surgies dans le silence gris – saluent encore une lumière oblique et néanmoins assez massive pour vous... masser visage et paupières, à peine s'avance-t-on sur la terrasse. Des cohortes de cigales s'agrègent, et semblent progresser, par leur seul ressassement. Partout s'animent des points de l'espace comme naîtraient, dans une étendue de brindilles, d'aiguilles de pin, de menus foyers d'incendie. Qui se rejoignent, se happent, se fortifient, et c'est bientôt un grésillement où le silence n'a plus de place ni de sens ; et ce, pour un temps qu'on pressent indéfini : autant donc s'établir, de bon gré, dans la saturation sonore !
   Sous la pointe d'épieu du soleil (à peine tirée de la forge), la terre disparaît à demi dans une brume bleue, dont les épaississements sont, on le devine, des reliefs. Un halo nimbe le réel, qui rappelle le poudroiement des giboulées, mais surtout, dans les dépressions, la fumée limpide des feux de broussailles sèches. La terre a la légèreté des mers vues de si loin qu'elles nous semblent incertaines. En vain le monde voudrait-il, par une gaze, échapper au regard du cyclope : l'œil est là, cilié de feu, d'où se déverse une lumière de torrent à sec, sur les midi. Les restes du matin ont transmigré vers l'occident pour y rejoindre – le fortifier ? – le crépuscule du soir qui s'y tient en réserve.
*
9 heures. – Que chaque feuille exsude, voire de force ! Les cigales vantent le bois sec, les fibres coriaces, et le grès à foison. Les cigales célèbrent l'inanimé, le minuscule – limaille et sciure, gravillons et fins copeaux de métal. L'ombre végétale n'a plus que des asiles précaires hormis peut-être sous les langues pendantes des feuilles de figuier.
   Un étrange crépuscule s'étend, qui pourrait bien être l'immense système radiculaire du soleil. Oui, il y a là une infinité de radicelles bleuâtres qui s'enfoncent dans l'espace, et peut-être jusque dans la terre, la terre qui entend battre sa tempe à coups précipité – cigales !... Et quelque chose en nous a déjà envie de crier grâce : qu'on arrache cette contrée à la fascination, au rythme haletant, à la danse d'immolation qu'une multitude lui fait subir. Et notre âme d'invoquer l'Océan : ah, comme il rendrait le mouvement à ce qui est frappé de stupeur, qui consent à celle-ci et peut-être s'y complaît ! Comme il imposerait, par subversion, son souffle et son rythme, et sa voix, à ce qui acquiesce à la cendre...
   Mais non, cette invocation est absurde : la Provence est d'abord de cette absence. Vouée au colloque, aux affrontements de la terre, du soleil et du vent, elle n'est jamais plus elle-même que se débattant sous le glaive suspendu. Vertical, comme ici le temps.
*
10 heures. – Le cliquetis des sauterelles commence, qui ne peut se mesurer au chœur antique, intraitable, des cigales. Le lent embrasement de l'espace nous vaut cette brume telle un ciel « en suspension », un peu lactescent, où s'estompe, où se dissout le réel. Le soleil est déjà le souverain qu'on ne saurait même approcher du regard et qui se défend en nous pinçant, en nous effrangeant les paupières – d'un coup acides ; et nous voilà comme aveugle, cherchant le secours d'une ombre. Que nous ne trouverons pas du côté des oliviers : les voici, avec toute la maigre et rude végétation des versants, transpercés jusqu'à leur pied, annexés à la lumière et quasi annihilée par elle. Mais où puiseraient-ils la force de résister ? Non certes dans cet humus mouvant que les feuillus des ciels océaniques ont à leur pied, plus sombre et gras de la verticalité de l'astre...
*
13 heures. – Une contrée pâlie, exsangue, est sous mes yeux, qui n'a plus même la force de crier grâce, et le silence serait total, n'étaient, légers et brefs, les raclements d'une pierre crayeuse par deux cigales proches. Et proche aussi le ciel d'un bleu d'eau savonneuse, qui emplit à demi le bassin, se mêle aux arbres, aux tronçons de routes, aux vignes – où il se fortifie ! La contrée, à midi-le-juste, est faite de vasques de ciel irrégulières, pour partie concentriques. Les plus éloignées sont bleu de nuit ; plus rapprochées, elles ont le bleu lactescent de certaines nacres ; celle que je domine, diversement colorée, évoque le marbre ancien, terni par la patine.
   En d'autres contrées, très loin vers l'ouest, le ciel, même à cette heure, se tient à distance de l'homme, il lui laisse l'espace de la respiration, de la parole et du chant. Ici, il se vautre si bien, qu'un tel pays ne saurait être traversé, nous semble-t-il, qu'en... rampant ! Le soleil, au milieu de sa flamboyante toile d'araignée, pesant sur vos reins comme la charge de sel des caravanes andines ou sahariennes sur les bêtes de somme.
   Des hirondelles croisent, le temps d'une reconnaissance – et se dissolvent d'un coup dans l'azur. Les cigales reprennent en foule leur chant si accordé à la sécheresse ! À la fois égal et exacerbé, il introduit dans le jour l'acharnement, l'irrépressible ; et l'on invoque les derviches tourneurs. Comment un tel chant, se dit-on, ne conduit-il pas l'insecte à la suffocation, au vertige, à la folie ? Mais non : il est pur mécanisme ; il est strictement inhumain.
   Ce pays ne s'arrachera à l'enchantement (ou au maléfice?) qui le frappe, que le soir venu. Le vent qui circule d'arbre en arbre est un vent en songe, et les branches qu'il distend, des membres de dormeurs, écartant d'eux un rêve importun.
*
14 heures. – La culmination se prolonge, qui tient d'une danse si mesurée qu'elle en paraît immobile. Le temps ? Il faudrait, pour le trouver, gagner la fontaine du village où, sous la protection des platanes, il se dévide, gainé d'ombre, indifférent à la stupeur des airs. Lesquels, parfois, se souviennent d'avoir été vent, et l'on croit le sortilège achevé ; mais tout retourne bientôt aux fourrés de cigales, aux strates de ciel entassées sur les versants dont elles épousent la pente, à la roche si érodée par les mistrals, que le calcaire y mime le schiste.
   Le jour est beau, que l'on contemple d'une terrasse ombragée, en spectateur épargné des violences diffuses ; le jour est beau, qu'on regarde mûrir comme, peut-être, le frais feuillage de l'oranger n'a... d'yeux que pour cet or qui s'amasse en sphères autour de lui. Ah ! je sens bien qu'il faudrait ici écrire un éloge de l'ombre et d'abord de celle que nous devons à l'arbuste, à l'arbre les plus communs : épandues ou plutôt dépliées, épanouies, la saveur de la surface des eaux, celle d'une tranche d'air en migration qui ferait halte ; et cela mouille et ne mouille pas ; stagne et palpite et passe ; cela introduit, dans le jour en expansion, la consistance de la nuit.
   Oui, l'ombre végétale est ici refuge, grotte à voûte éventrée qui eût gardé ses vertus initiales; elle est nasse encore – qui me tiendrait captif heureux tout le jour, dans un subtil effleurement de l'épiderme, une onction de l'âme dérivant... (L'âme et la peau tiennent également cette ombre pour toute favorable !)
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15 heures. – Les simples se récoltent au plus fort du jour, et de même les images de cette Provence « profonde » dont je suis en quête.

   Me voici, à l'entrée du village, sur un chemin qu'étouffent à demi les genévriers. Naturellement dallé par la roche à nu, il s'enfonce dans un désordre de feuillages maigres, d'un vert terni ; lesquels, de loin, tout à l'heure, évoquaient un troupeau de moutons noirs.
   Ce lieu fut habité : de larges murs de pierres sèches entourent une aire pavée des mêmes grandes dalles dont est fait le chemin ; et de pierres sèches encore, savamment assemblées, sont ces huttes en forme d'ogive, nommées « bories », qui abondent ici. Un escalier conduit à la chambre effondrée. Voici pêle-mêle, désormais, le four et l'étable, et la provision de bois, et le rude banc de pierre pour la fin du jour. La maison n'est plus que ce large trou béant où le jour enfonce un pilier d'arche. La pierre, redevenue soi, règne à nouveau sans partage. Il n'y aura  plus d'autre moisson que celle – d'ivraie – que les cigales criblent. La menthe sauvage, le thym et le romarin mêlent leurs essences au-dessus d'une immense dalle funéraire. Sur les rares placages de terre, une fleur livre avec parcimonie son odeur chaude et brève, et c'est l'immortelle.
   L'esprit, en vain, espère un signe dans ciel, puisqu'il n'y a rien à attendre de la pierre. Il rêve d'une averse qui, ne fût-ce qu'un instant, rendrait une voix – un soupir – à la terre bâillonnée. Ah ! la volupté que serait, ici, une lourde pluie d'été, la moindre motte s'ouvrant comme une corolle – de chrysanthèmes !... Mais le supplice, exacerbé par les cigales, se veut indéfini. Il est vraiment des pays où les hirondelles rasent le sol ? Celles d'ici ne savent que fendre les hauteurs de leur tranchant de hallebarde.
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16 heures. – Il semble que la lumière prenne quelque distance avec la terre – et c'est presque le regard de la contemplation. (On pourrait aussi bien dire que le soleil passe insensiblement d'un ordre militant à un ordre contemplatif.) Mais le monde ne se déprend pas pour autant du charme qui le tient captif et muet ; ainsi de l'être longuement martyrisé qui demeure sans mouvement alors même que le supplice, l'étreinte, le cèdent graduellement – soit que ses forces physiques restent annihilées, soit qu'il  ne puisse croire à la mansuétude du bourreau. À moins qu'il ne goûte, entre délice et  harassement (et il y a de savoureux accablements), les fruits de l'oppression. Le mot fruit devant ici s'entendre au propre : n'est-ce pas une pulpe chaude et sucrée qui se forme en ce bassin soumis, depuis l'aurore, à une maturation forcée ? Il n'est pas jusqu'aux sons moelleux et mats qui n'aient à voir avec la chair de l'abricot.
   Les ombres longues qui s'épanchent sur les versants introduisent des secteurs dans la lente roue de loterie que cigales et sauterelles font cliqueter – les dernières n'animant plus que les zones éclairées. Le soleil a resserré le faisceau de ses cils ; il ne dédaigne plus de se nicher dans l'aisselle des maîtresses branches. Le panorama s'en affirme, plus vaste de ses limites qui se fondent, à l'opposé du soleil, avec un ciel qui eût lui-même dissout des nuées orageuses.
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17 heures. – Une cigale solitaire, comme touchée d'un rai de soleil, redonne soudain vie à une zone d'ombre, à petits coups d'archet raclant une fibre ligneuse. Son chant entrecoupé de silences, l'amenuisement progressif de la multitude dans les régions où elle sévit encore (cela s'éteint par degré comme une lumière de scène, et l'on pense aussi à un enfoncement de horde gagnée par le suicide collectif, non ici dans l'onde, mais dans le soir), le soleil encore et surtout qui admet désormais de furtifs regards – tout concourt à restituer à l'espace sa profondeur, au bassin ses mouvements figés de creux de mer.
   Ne pourrait-on dire que voici l'heure des ocres ? Et je pense moins à la frappe oblique des rayons sur les façades des fermes, sur les carrières dont je sais ce pays pourvu, qu'à la poussière d'or qui longtemps flotte sur les lointains jusqu'à ce que l'emporte la poudre mauve annonciatrice de la nuit.
   Que s'achève la frénésie disciplinée des cigales (mais l'on pourrait parler aussi bien d'une exaspération ordonnée), et l'on découvre que la lumière est morte, même si elle pend encore dans le feuillage des platanes, en étroits filons argentés. Et c'est alors qu'avec le même étonnement que nous avons devant un répit de notre mal, nous nous avisons qu' « on n'oit que les fontaines », et que c'est bien là le bruit même après lequel notre âme altérée soupirait.
   Le silence qui s'élève rejoint les sources d'ombre massées sur les revers des hauteurs. C'est presque le silence des mousses, où s'épanouiraient l'aise, le sourire, que tire de nous la fin d'un interminable orage.
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18 heures. – Le vert sombre des versants s'allège de lueurs violettes peut-être montées des champs de lavande ; en revanche, celui des arbres proches, celui des vignes, celui des prés, reprennent peu à peu force et éclat comme sous la pluie. Il y a maintenant un vif-de-l'espace où les sons voyagent sans entraves, où les hirondelles tendent ou dénouent des rets savants. Des voix d'enfants, l'intrusion d'un chant de merle, attestent une fraîcheur qu'on doutait de retrouver. Mais si, et la grenouille ne s'y trompe pas, qui met au point le grattement discordant de sa note grave.
   Les aboiements, les appels, le grondement d'une voiture dans la montée, là-bas, les ricanements de pies, ne sont d'aucune heure particulière, mais ce n'est qu'à présent qu'on les entend, ciselés comme l'amande écorcée ; qu'on les voit, longuement portés par l'espace avec une complaisance qui leur vaut cette trace – dans les airs ? notre oreille ? – où ils se prolongent.
   La terre se vide de son sang. Tous les verts s'affirment et s'ancrent, exaltés par le grès-rose des champs. Le paysage a ses aires de lumière résiduelle, comme une plage ses flaques d'eau, dans le reflux ; simplement, en fait de couleurs, le pastelliste a remplacé les Fauves. Longtemps, de ce fruit qu'est le jour, nous aurons vu la face insolée. Et s'il nous était donné, à présent, de connaître la sourde clarté de la pulpe ?
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19 heures. – Tout ternit et jusqu'au ciel atteint d'un mal pernicieux, où les hirondelles semblent invoquer, appeler la nuit par grands signes pleins de rupture, de foucades, de brusques dérives, d'ascensions où l'on se ravise, de reprises, de feints renoncements.
   Les champs ne vivent plus que de leurs seules teintes, et celles-ci sont à chaque instant plus menacées. La poussière de nuit qui s'amoncelle, de l'extrême horizon aux crêtes des collines proches, n'est plus même combattue par le reflet – d'où venu ? – qui tout à l'heure encore dorait le dôme du ciel. (Et c'était beau comme, sur les dalles d'une nef, la quintessence des vitraux.)
   La sauterelle qui pique une interminable pièce de tissu n'attente pas à la paix de cette heure où les bruits du jour font trêve, où les cris des bêtes nocturnes n'ont pas commencé. Une heure, quasi rêveuse, de suspens dans la respiration de la terre, avant qu'elle ne retrouve un souffle avec la vie nocturne. La terre s'abandonne à sa masse, la terre coule, dans un enfoncement lent, sans mouvement. Comme un navire fait eau, l'espace fait nuit de toutes parts.    C'est en vain que le Luberon oppose à l'envahissement son rempart d'ombre bleue : une fine cendre de bois montée du sol ou venue par quelque fléchissement d'un horizon… latéral submerge déjà les collines proches.
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20 heures. – La terre paraît goûter l'ambivalence, l'incertitude de l'heure. (Ainsi des enfants entre veille et sommeil, entre jeux et vacance teintées d'aimable ennui ?) Peut-être écoute-t-elle descendre une imperceptible rosée, qui tiendrait du serein et de la manne. Ou se fondre et se prendre peu à peu en masse grise, la diversité du réel.
   Qu'elles sont donc saugrenues, ces deux cigales qui ont recommencé d'érafler une pierre – et qui feraient école si, vaincues par cet insolite même, elles ne retournaient au silence avec, on l'espère, le sentiment de leur incongruité !
   L'insensible immersion de la terre se poursuit, parmi des brumes qui anticipent les matins d'automne. C'est l'heure où les coassements des grenouilles font autorité : de lourdes gouttes d'eau crèvent la surface d'un étang que nous ne soupçonnions pas ; cependant que les sauterelles cisaillent chaque touffe d'herbe et que, là-haut, les hirondelles mènent leurs ultimes recherches, soudain dispersées, soudain rassemblées pour un ballet strident.
   Un reste de jour me permet encore de voir, dans leur individualité, les champs proches, mais pour éteint qu'il soit, le regard circulaire qui me fixe – depuis combien de temps ? – me signifie mon congé : « Que saurais-tu dire de la Nuit d'ici, toi qui, placé depuis ce matin devant le plus somptueux des papillons exotiques, ailes grand ouvertes, n'emporteras qu'un peu de poussière à tes doigts ? »

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